Jazz en Comminges. Jacob Collier / Roy Hargrove Quintet
Soirée de contrastes, en ce 25 mai, dans la salle du Parc des Expositions de Saint-Gaudens. Au point qu’on pourrait croire que s’est mise en route la fameuse machine à explorer le temps imaginée par H. G. Wells. Entre la première partie dévolue à Jacob Collier et la seconde où Roy Hargrove proposait, en quintette, un hard bop revisité, guère de point commun, sinon l’étiquette « jazz ». Et le constat que la sémantique peut se révéler, parfois, fallacieuse…
Le jeune Londonien Jacob Collier, bientôt vingt-trois printemps, est un pur produit de son temps. Singulièrement des réseaux sociaux à partir desquels ce chanteur poly-instrumentiste a pris son essor. Il compose, arrange, aime Stevie Wonder dont il nourrit son répertoire, et a surtout retenu la leçon de son compatriote Jamie Cullum : le succès s’obtient avant tout par le sensationnel. L’inouï. Le jamais vu. Le showman, car c’est bien de spectacle qu’il s’agit, et même de spectacle total, se doit désormais d’être un athlète complet. L’inspiration ? La sensibilité ? Vieilles lunes. A ranger au magasin des accessoires. Mais, m’objectera-t-on, le but n’est-il pas de créer un contact avec le public ? Sans doute – sauf qu’ici, plutôt que de contact, mieux vaudrait parler de sidération.
Quoi qu’il en soit, cessons d’endosser la panoplie du vieux ronchon et plantons le décor. Une scène peuplée d’instruments divers, piano, basse électrique, batterie, claviers, samplers de toute nature. Au fond, un écran géant sur lequel seront projetées durant tout le concert les images démultipliées, déformées, du maître des lieux. Et aussi les lyrics de ses chansons. Au milieu, celui-ci virevolte. Plaque un accord de piano. Pince une corde de basse. Se rue sur la batterie. Transforme sa voix grâce aux possibilités offertes par une technologie sophistiquée. Il fait irrésistiblement penser à un gosse trop gâté qui, le matin de Noël, court d’un jouet à un autre sans s’arrêter à aucun, grisé par la découverte. Quand l’espace scénique lui semble trop exigu, le chanteur agrandit sa cour de récréation en sautant parmi le public. Effet éculé, mais succès garanti.
Quant à la musique, puisqu’il en est aussi question, qu’en dire sinon qu’elle emprunte ça et là à la pop, au hip hop, en quoi elle ne se démarque guère des tendances actuelles. Mais restons positif : à l’actif de ce surdoué, l’énergie, l’enthousiasme. Une forme nouvelle de créativité. Elle a retenu l’attention de Quincy Jones, Herbie Hancock et Chick Corea, ce qui n’est pas rien. L’art de composer des thèmes amenés à devenir des tubes. Les élèves des CHAM (classes à horaires aménagés musicales) d’un collège de la ville, conviés à monter sur scène pour chanter avec lui In My Room, ne me démentiront pas.
Tout de même, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour des musiciens tout aussi doués (j’en connais), passionnés, nourris d’une réelle connaissance de la tradition et de l’histoire du jazz, réduits pour subsister à jouer dans la rue. Ce qui amène à se poser quelques questions : n’auraient-ils pas leur place dans une telle manifestation ? Faut-il, sous prétexte de suivre le goût du jour, les maintenir dans l’ombre ? Un festival n’a-t-il pas à remplir, aussi, un rôle pédagogique, sans se cantoner à la mode, éphémère par définition ? Je me garderai, bien sûr, de hasarder la moindre réponse.
Ce qui est sûr, c’est qu’avec Roy Hargrove (tp, bu, voc) et son groupe – Justin Robinson (as), Sullivan Fortner (p), Ameen Saleem (b), Quincy Phillips (dm) – s’instaure d’emblée un tout autre climat. Comme si le jazz, avec ses codes et ses repères, le langage qui le constitue, avait réinvesti un territoire aux frontières certes floues, mais aux contours assez familiers pour qu’on l’identifie aisément. Un saut dans le passé après un passage dans cette terra incognita qui, somme toute, n’a que peu à voir avec The Shape of Jazz To Come tel que l’esquissait Ornette Coleman en 1959.
Pas de doute, Hargrove se situe toujours dans la mouvance des grands trompettistes qui l’ont précédé. Son idiome reste celui du bop auquel il ajoute sa touche personnelle, cette sonorité et cette aisance dans le discours qui lui appartiennent en propre. Elles culminent dans Never Let Me Go, la superbe ballade composée par Jay Livingston, qu’il transcende tant dans ses chorus chantés que par son développement au bugle. Il alterne, tout au long de sa prestation, cet instrument avec la trompette où il fait montre d’une semblable aisance. Même si la vigueur déployée a perdu, ces dernières années, de cette intensité qui en faisait, au début des années 90, l’un des Jazz Futures les plus prometteurs.
Son quintette actuel compte en Justin Robinson un soliste honorable. Dans son style, lyrique et véhément, l’influence de Jackie McLean, mais aussi des traces fugaces de Kenny Garrett. Le pianiste Sullivan Fortner, partenaire du saxophoniste sur l’album « Alana’s Fantasy » (Criss Cross Jazz, 2013) se révèle, lui aussi, mélodiste imaginatif. Son soutien harmonique est sans faille au sein d’une rythmique classique, solide, remplissant parfaitement son rôle. Seule fantaisie à relever, une cymbale spiralée sur la batterie de Quincy Phillips. Le regretté Jean-Christophe Averty n’eût pas manqué d’y voir la figuration stylisée de la gidouille du Père Ubu.
Jacques Aboucaya|Soirée de contrastes, en ce 25 mai, dans la salle du Parc des Expositions de Saint-Gaudens. Au point qu’on pourrait croire que s’est mise en route la fameuse machine à explorer le temps imaginée par H. G. Wells. Entre la première partie dévolue à Jacob Collier et la seconde où Roy Hargrove proposait, en quintette, un hard bop revisité, guère de point commun, sinon l’étiquette « jazz ». Et le constat que la sémantique peut se révéler, parfois, fallacieuse…
Le jeune Londonien Jacob Collier, bientôt vingt-trois printemps, est un pur produit de son temps. Singulièrement des réseaux sociaux à partir desquels ce chanteur poly-instrumentiste a pris son essor. Il compose, arrange, aime Stevie Wonder dont il nourrit son répertoire, et a surtout retenu la leçon de son compatriote Jamie Cullum : le succès s’obtient avant tout par le sensationnel. L’inouï. Le jamais vu. Le showman, car c’est bien de spectacle qu’il s’agit, et même de spectacle total, se doit désormais d’être un athlète complet. L’inspiration ? La sensibilité ? Vieilles lunes. A ranger au magasin des accessoires. Mais, m’objectera-t-on, le but n’est-il pas de créer un contact avec le public ? Sans doute – sauf qu’ici, plutôt que de contact, mieux vaudrait parler de sidération.
Quoi qu’il en soit, cessons d’endosser la panoplie du vieux ronchon et plantons le décor. Une scène peuplée d’instruments divers, piano, basse électrique, batterie, claviers, samplers de toute nature. Au fond, un écran géant sur lequel seront projetées durant tout le concert les images démultipliées, déformées, du maître des lieux. Et aussi les lyrics de ses chansons. Au milieu, celui-ci virevolte. Plaque un accord de piano. Pince une corde de basse. Se rue sur la batterie. Transforme sa voix grâce aux possibilités offertes par une technologie sophistiquée. Il fait irrésistiblement penser à un gosse trop gâté qui, le matin de Noël, court d’un jouet à un autre sans s’arrêter à aucun, grisé par la découverte. Quand l’espace scénique lui semble trop exigu, le chanteur agrandit sa cour de récréation en sautant parmi le public. Effet éculé, mais succès garanti.
Quant à la musique, puisqu’il en est aussi question, qu’en dire sinon qu’elle emprunte ça et là à la pop, au hip hop, en quoi elle ne se démarque guère des tendances actuelles. Mais restons positif : à l’actif de ce surdoué, l’énergie, l’enthousiasme. Une forme nouvelle de créativité. Elle a retenu l’attention de Quincy Jones, Herbie Hancock et Chick Corea, ce qui n’est pas rien. L’art de composer des thèmes amenés à devenir des tubes. Les élèves des CHAM (classes à horaires aménagés musicales) d’un collège de la ville, conviés à monter sur scène pour chanter avec lui In My Room, ne me démentiront pas.
Tout de même, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour des musiciens tout aussi doués (j’en connais), passionnés, nourris d’une réelle connaissance de la tradition et de l’histoire du jazz, réduits pour subsister à jouer dans la rue. Ce qui amène à se poser quelques questions : n’auraient-ils pas leur place dans une telle manifestation ? Faut-il, sous prétexte de suivre le goût du jour, les maintenir dans l’ombre ? Un festival n’a-t-il pas à remplir, aussi, un rôle pédagogique, sans se cantoner à la mode, éphémère par définition ? Je me garderai, bien sûr, de hasarder la moindre réponse.
Ce qui est sûr, c’est qu’avec Roy Hargrove (tp, bu, voc) et son groupe – Justin Robinson (as), Sullivan Fortner (p), Ameen Saleem (b), Quincy Phillips (dm) – s’instaure d’emblée un tout autre climat. Comme si le jazz, avec ses codes et ses repères, le langage qui le constitue, avait réinvesti un territoire aux frontières certes floues, mais aux contours assez familiers pour qu’on l’identifie aisément. Un saut dans le passé après un passage dans cette terra incognita qui, somme toute, n’a que peu à voir avec The Shape of Jazz To Come tel que l’esquissait Ornette Coleman en 1959.
Pas de doute, Hargrove se situe toujours dans la mouvance des grands trompettistes qui l’ont précédé. Son idiome reste celui du bop auquel il ajoute sa touche personnelle, cette sonorité et cette aisance dans le discours qui lui appartiennent en propre. Elles culminent dans Never Let Me Go, la superbe ballade composée par Jay Livingston, qu’il transcende tant dans ses chorus chantés que par son développement au bugle. Il alterne, tout au long de sa prestation, cet instrument avec la trompette où il fait montre d’une semblable aisance. Même si la vigueur déployée a perdu, ces dernières années, de cette intensité qui en faisait, au début des années 90, l’un des Jazz Futures les plus prometteurs.
Son quintette actuel compte en Justin Robinson un soliste honorable. Dans son style, lyrique et véhément, l’influence de Jackie McLean, mais aussi des traces fugaces de Kenny Garrett. Le pianiste Sullivan Fortner, partenaire du saxophoniste sur l’album « Alana’s Fantasy » (Criss Cross Jazz, 2013) se révèle, lui aussi, mélodiste imaginatif. Son soutien harmonique est sans faille au sein d’une rythmique classique, solide, remplissant parfaitement son rôle. Seule fantaisie à relever, une cymbale spiralée sur la batterie de Quincy Phillips. Le regretté Jean-Christophe Averty n’eût pas manqué d’y voir la figuration stylisée de la gidouille du Père Ubu.
Jacques Aboucaya|Soirée de contrastes, en ce 25 mai, dans la salle du Parc des Expositions de Saint-Gaudens. Au point qu’on pourrait croire que s’est mise en route la fameuse machine à explorer le temps imaginée par H. G. Wells. Entre la première partie dévolue à Jacob Collier et la seconde où Roy Hargrove proposait, en quintette, un hard bop revisité, guère de point commun, sinon l’étiquette « jazz ». Et le constat que la sémantique peut se révéler, parfois, fallacieuse…
Le jeune Londonien Jacob Collier, bientôt vingt-trois printemps, est un pur produit de son temps. Singulièrement des réseaux sociaux à partir desquels ce chanteur poly-instrumentiste a pris son essor. Il compose, arrange, aime Stevie Wonder dont il nourrit son répertoire, et a surtout retenu la leçon de son compatriote Jamie Cullum : le succès s’obtient avant tout par le sensationnel. L’inouï. Le jamais vu. Le showman, car c’est bien de spectacle qu’il s’agit, et même de spectacle total, se doit désormais d’être un athlète complet. L’inspiration ? La sensibilité ? Vieilles lunes. A ranger au magasin des accessoires. Mais, m’objectera-t-on, le but n’est-il pas de créer un contact avec le public ? Sans doute – sauf qu’ici, plutôt que de contact, mieux vaudrait parler de sidération.
Quoi qu’il en soit, cessons d’endosser la panoplie du vieux ronchon et plantons le décor. Une scène peuplée d’instruments divers, piano, basse électrique, batterie, claviers, samplers de toute nature. Au fond, un écran géant sur lequel seront projetées durant tout le concert les images démultipliées, déformées, du maître des lieux. Et aussi les lyrics de ses chansons. Au milieu, celui-ci virevolte. Plaque un accord de piano. Pince une corde de basse. Se rue sur la batterie. Transforme sa voix grâce aux possibilités offertes par une technologie sophistiquée. Il fait irrésistiblement penser à un gosse trop gâté qui, le matin de Noël, court d’un jouet à un autre sans s’arrêter à aucun, grisé par la découverte. Quand l’espace scénique lui semble trop exigu, le chanteur agrandit sa cour de récréation en sautant parmi le public. Effet éculé, mais succès garanti.
Quant à la musique, puisqu’il en est aussi question, qu’en dire sinon qu’elle emprunte ça et là à la pop, au hip hop, en quoi elle ne se démarque guère des tendances actuelles. Mais restons positif : à l’actif de ce surdoué, l’énergie, l’enthousiasme. Une forme nouvelle de créativité. Elle a retenu l’attention de Quincy Jones, Herbie Hancock et Chick Corea, ce qui n’est pas rien. L’art de composer des thèmes amenés à devenir des tubes. Les élèves des CHAM (classes à horaires aménagés musicales) d’un collège de la ville, conviés à monter sur scène pour chanter avec lui In My Room, ne me démentiront pas.
Tout de même, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour des musiciens tout aussi doués (j’en connais), passionnés, nourris d’une réelle connaissance de la tradition et de l’histoire du jazz, réduits pour subsister à jouer dans la rue. Ce qui amène à se poser quelques questions : n’auraient-ils pas leur place dans une telle manifestation ? Faut-il, sous prétexte de suivre le goût du jour, les maintenir dans l’ombre ? Un festival n’a-t-il pas à remplir, aussi, un rôle pédagogique, sans se cantoner à la mode, éphémère par définition ? Je me garderai, bien sûr, de hasarder la moindre réponse.
Ce qui est sûr, c’est qu’avec Roy Hargrove (tp, bu, voc) et son groupe – Justin Robinson (as), Sullivan Fortner (p), Ameen Saleem (b), Quincy Phillips (dm) – s’instaure d’emblée un tout autre climat. Comme si le jazz, avec ses codes et ses repères, le langage qui le constitue, avait réinvesti un territoire aux frontières certes floues, mais aux contours assez familiers pour qu’on l’identifie aisément. Un saut dans le passé après un passage dans cette terra incognita qui, somme toute, n’a que peu à voir avec The Shape of Jazz To Come tel que l’esquissait Ornette Coleman en 1959.
Pas de doute, Hargrove se situe toujours dans la mouvance des grands trompettistes qui l’ont précédé. Son idiome reste celui du bop auquel il ajoute sa touche personnelle, cette sonorité et cette aisance dans le discours qui lui appartiennent en propre. Elles culminent dans Never Let Me Go, la superbe ballade composée par Jay Livingston, qu’il transcende tant dans ses chorus chantés que par son développement au bugle. Il alterne, tout au long de sa prestation, cet instrument avec la trompette où il fait montre d’une semblable aisance. Même si la vigueur déployée a perdu, ces dernières années, de cette intensité qui en faisait, au début des années 90, l’un des Jazz Futures les plus prometteurs.
Son quintette actuel compte en Justin Robinson un soliste honorable. Dans son style, lyrique et véhément, l’influence de Jackie McLean, mais aussi des traces fugaces de Kenny Garrett. Le pianiste Sullivan Fortner, partenaire du saxophoniste sur l’album « Alana’s Fantasy » (Criss Cross Jazz, 2013) se révèle, lui aussi, mélodiste imaginatif. Son soutien harmonique est sans faille au sein d’une rythmique classique, solide, remplissant parfaitement son rôle. Seule fantaisie à relever, une cymbale spiralée sur la batterie de Quincy Phillips. Le regretté Jean-Christophe Averty n’eût pas manqué d’y voir la figuration stylisée de la gidouille du Père Ubu.
Jacques Aboucaya|Soirée de contrastes, en ce 25 mai, dans la salle du Parc des Expositions de Saint-Gaudens. Au point qu’on pourrait croire que s’est mise en route la fameuse machine à explorer le temps imaginée par H. G. Wells. Entre la première partie dévolue à Jacob Collier et la seconde où Roy Hargrove proposait, en quintette, un hard bop revisité, guère de point commun, sinon l’étiquette « jazz ». Et le constat que la sémantique peut se révéler, parfois, fallacieuse…
Le jeune Londonien Jacob Collier, bientôt vingt-trois printemps, est un pur produit de son temps. Singulièrement des réseaux sociaux à partir desquels ce chanteur poly-instrumentiste a pris son essor. Il compose, arrange, aime Stevie Wonder dont il nourrit son répertoire, et a surtout retenu la leçon de son compatriote Jamie Cullum : le succès s’obtient avant tout par le sensationnel. L’inouï. Le jamais vu. Le showman, car c’est bien de spectacle qu’il s’agit, et même de spectacle total, se doit désormais d’être un athlète complet. L’inspiration ? La sensibilité ? Vieilles lunes. A ranger au magasin des accessoires. Mais, m’objectera-t-on, le but n’est-il pas de créer un contact avec le public ? Sans doute – sauf qu’ici, plutôt que de contact, mieux vaudrait parler de sidération.
Quoi qu’il en soit, cessons d’endosser la panoplie du vieux ronchon et plantons le décor. Une scène peuplée d’instruments divers, piano, basse électrique, batterie, claviers, samplers de toute nature. Au fond, un écran géant sur lequel seront projetées durant tout le concert les images démultipliées, déformées, du maître des lieux. Et aussi les lyrics de ses chansons. Au milieu, celui-ci virevolte. Plaque un accord de piano. Pince une corde de basse. Se rue sur la batterie. Transforme sa voix grâce aux possibilités offertes par une technologie sophistiquée. Il fait irrésistiblement penser à un gosse trop gâté qui, le matin de Noël, court d’un jouet à un autre sans s’arrêter à aucun, grisé par la découverte. Quand l’espace scénique lui semble trop exigu, le chanteur agrandit sa cour de récréation en sautant parmi le public. Effet éculé, mais succès garanti.
Quant à la musique, puisqu’il en est aussi question, qu’en dire sinon qu’elle emprunte ça et là à la pop, au hip hop, en quoi elle ne se démarque guère des tendances actuelles. Mais restons positif : à l’actif de ce surdoué, l’énergie, l’enthousiasme. Une forme nouvelle de créativité. Elle a retenu l’attention de Quincy Jones, Herbie Hancock et Chick Corea, ce qui n’est pas rien. L’art de composer des thèmes amenés à devenir des tubes. Les élèves des CHAM (classes à horaires aménagés musicales) d’un collège de la ville, conviés à monter sur scène pour chanter avec lui In My Room, ne me démentiront pas.
Tout de même, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour des musiciens tout aussi doués (j’en connais), passionnés, nourris d’une réelle connaissance de la tradition et de l’histoire du jazz, réduits pour subsister à jouer dans la rue. Ce qui amène à se poser quelques questions : n’auraient-ils pas leur place dans une telle manifestation ? Faut-il, sous prétexte de suivre le goût du jour, les maintenir dans l’ombre ? Un festival n’a-t-il pas à remplir, aussi, un rôle pédagogique, sans se cantoner à la mode, éphémère par définition ? Je me garderai, bien sûr, de hasarder la moindre réponse.
Ce qui est sûr, c’est qu’avec Roy Hargrove (tp, bu, voc) et son groupe – Justin Robinson (as), Sullivan Fortner (p), Ameen Saleem (b), Quincy Phillips (dm) – s’instaure d’emblée un tout autre climat. Comme si le jazz, avec ses codes et ses repères, le langage qui le constitue, avait réinvesti un territoire aux frontières certes floues, mais aux contours assez familiers pour qu’on l’identifie aisément. Un saut dans le passé après un passage dans cette terra incognita qui, somme toute, n’a que peu à voir avec The Shape of Jazz To Come tel que l’esquissait Ornette Coleman en 1959.
Pas de doute, Hargrove se situe toujours dans la mouvance des grands trompettistes qui l’ont précédé. Son idiome reste celui du bop auquel il ajoute sa touche personnelle, cette sonorité et cette aisance dans le discours qui lui appartiennent en propre. Elles culminent dans Never Let Me Go, la superbe ballade composée par Jay Livingston, qu’il transcende tant dans ses chorus chantés que par son développement au bugle. Il alterne, tout au long de sa prestation, cet instrument avec la trompette où il fait montre d’une semblable aisance. Même si la vigueur déployée a perdu, ces dernières années, de cette intensité qui en faisait, au début des années 90, l’un des Jazz Futures les plus prometteurs.
Son quintette actuel compte en Justin Robinson un soliste honorable. Dans son style, lyrique et véhément, l’influence de Jackie McLean, mais aussi des traces fugaces de Kenny Garrett. Le pianiste Sullivan Fortner, partenaire du saxophoniste sur l’album « Alana’s Fantasy » (Criss Cross Jazz, 2013) se révèle, lui aussi, mélodiste imaginatif. Son soutien harmonique est sans faille au sein d’une rythmique classique, solide, remplissant parfaitement son rôle. Seule fantaisie à relever, une cymbale spiralée sur la batterie de Quincy Phillips. Le regretté Jean-Christophe Averty n’eût pas manqué d’y voir la figuration stylisée de la gidouille du Père Ubu.
Jacques Aboucaya