Marc Ducret revient sur Lady MacBeth
Hier soir, Marc Ducret et ses amis donnaient Lady M créé en janvier au Sax d’Achères. Hier, en rentrant de ce concert, je lisais les pages consacrées à Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir par Pierre Fargeton.
La Dynamo de Banlieues bleues, Pantin (93), le 23 juin 2017.
Léa Trommenschlager (chant soprano), Rodrigo Ferreira (chant contre- ténor), Sylvain Bardiau (trompette), Catherine Delaunay (clarinettes), Régis Huby (violon), Joachim Florent (contrebasse), Sylvain Darrifourcq (batterie), Marc Ducret (guitares électriques, composition).
Dans quelle nouvelle aventure nous entraine Marc Ducret ? J’arrive à la Dynamo exténué par une intense, longue et trop courte journée de travail que je quitte un peu coupable, les mains dans les poches et la tête vide d’une œuvre dont nous est promis une “lecture”, un “point de vue”, sans même l’once d’un prologue, d’un préambule, d’une intention… Une œuvre, Lady MacBeth de Shakespeare, que je n’ai ni vue sur scène, ni vue à l’écran, ni même lue… encore qu’un doute sur ce dernier point persiste, comme si un lourd rideau me séparait de mes lecture adolescentes, rideau au travers duquel une voix – celle de Lady MacBeth – insiste en version bilingue : « Yet, here’s a spot – Mais il y a toujours une tache. » La présence de la version anglaise dans ma mémoire est encore bien plus mystérieuse, moi qui ait dédaigné cette langue durant toute ma scolarité, tache indélébile sur toute ma carrière de jazz critic. Donc, peut-être lue quand même, de la vision de la forêt de Birnam se mettant en marche à cette tache.
Quoiqu’il en soit, bien démuni. Peu importe. Marc Ducret dresse ses tréteaux, redistribue les rôles séculaires et nous emporte dans son histoire. Il y aura un bourdon d’introduction émis par le compositeur à la guitare sur table, griffé de micro-grafoullis, signal d’une sourde menace, il y aura des solos (Régis Huby m’aura laissé un souvenir durable, ou tout du moins le regret de ne pas le ramener avec moi), des duos (Catherine Delaunay et Sylvain Bardiau se disputant ardemment la même pelote mélodique), deux voix splendides, d’abord contre-ténor de Rodrigo Ferreira, puis, après un ébouriffant solo de Ducret à la 12 cordes comme en entracte, soprano de Léa Trommenschlager, les deux vocalistes chantant plus tard un bouleversant duo qui les réunit pour le reste du programme. Et si j’avais jusque-là conçu quelque réticence à l’introduction de la tradition vocale dite “lyrique”, comme une sorte de corps étranger suranné dans la musique de Marc Ducret, le hiatus disparaît soit qu’il ait trouvé la clé pour le fondre dans son écriture, soit qui ait trouvé les voix qu’il lui fallait, elle merveilleusement classique, magnifiant cette tradition sans la moindre gêne dans cette environnement qui devrait être étranger à son art, lui en apesanteur comme le sont les rêves dans notre mémoire éveillée. Il y aura d’autres solos, d’autres duos, d’autres ensembles, la violence de la malédiction alternant avec des échanges d’une infinie tendresse, et le retour de Marc Ducret à sa table où, avec des gestes de bruiteur de théâtre qu’il aura partagé ici avec Joachim Florent, là et plus souvent encore avec Sylvain Darrifourcq, pour donner corps à quelques didascalies, il réveille le bourdon initial, mais sous un jour qui laisse entendre que la menace est accomplie.
Et rentrant par le RER, je me replonge dans l’André Hodeir, le jazz et son double de Pierre Fargeton, 1kg 950 grammes sur ma balance de ménage, et qui pèse dans mon sac depuis un mois dans l’espoir d’en épuiser – terme illusoire concernant une telle somme – sans trop tarder les 772 pages parues chez Symétrie dans le plus grand secret, d’où ma hâte d’en finir la lecture. Trois parties : la vie et l’œuvre, le langage, la forme. Parvenu à la page 238, donc plus très loin de la fin de la première partie, et passé l’épisode d’Anna Livia Plurabelle, œuvre au souvenir de laquelle je suis toujours resté fidèle depuis sa parution – j’avais 18 ans –, tout en me reprochant, alors que mon oreille s’aiguisait un peu, de ne pas l’avoir fréquentée plus, privilégiant tantôt la nouveauté dont le flot n’a cessé de grossir sur ma table de jazz critic, tantôt l’histoire que je découvrais à rebours à partir ces premières années 1968-1971 où je devins jazzfan.
Et ce remord m’était revenu vivement en 2012 à la lecture des pages consacrées par Pierre Fargeton dans Les Cahiers du jazz en 2012 aux techniques musicales qui permirent André Hodeir d’investir les techniques formelles et de langagières de James Joyce dans Anna Livia Plurabelle, œuvre pour orchestre de jazz et deux voix féminines dont il faut rappeler que leur est confié le dialogue des lavandières dans le Finnegans Wake de Joyce. Pages lumineuses de Pierre Fargeton, comme les sont les pages déjà lues de son récent “pavé”, à la lecture desquelles je n’ai pu m’empêcher de penser au travail déjà réalisé par Ducret sur Ada de Vladimir Nabokov. Et même si les différents intéressés y trouveraient à redire, ce rapprochement me revient ce soir dans la rame qui me ramène vers ma banlieue. Très largement, il y a cette exigence commune et cette culture englobante, ce goût des textures, de la forme et de l’élan. Plus précisément, il est certainement un peu cavalier de parler d’improvisation simulée à propos de Marc Ducret, mais il y a dans cette écriture longue et tumultueuse des ensembles, héritée de sa rencontre avec Tim Berne, une façon de donner à la partition cette élocution haletante, sportive et incertaine qui me rappelle, moins dans la réalisation que dans l’intention, les élans orchestraux faussement improvisés d’Anna Livia Plurabelle.
Et alors que ma gare est annoncée, je tombe sur la citation de cette critique d’Alain Gerber parue dans Jazz Magazine en août 1971 et qui, probablement, me guida vers André Hodeir : « Anna Livia est avant tout un chef-d’œuvre de sensualité, beaucoup plus bouleversant par ce seul fait que les compositions hodeiriennes antérieures. Cela ne signifie nullement que celles-ci étaient sèches […], cela veut dire que jamais André Hodeir n’avait réalisé un si parfait et si subtil équilibre du pulpeux et de l’intellectuel, de la sensibilité et de la rigueur. Injustement, on a fait de lui un géomètre sévère et hautain de la musique […] sans voir qu’il était aussi – le mot est facile, mais je ne veux pas l’éviter – un poète. » Me voici arrivé… • Franck Bergerot|Hier soir, Marc Ducret et ses amis donnaient Lady M créé en janvier au Sax d’Achères. Hier, en rentrant de ce concert, je lisais les pages consacrées à Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir par Pierre Fargeton.
La Dynamo de Banlieues bleues, Pantin (93), le 23 juin 2017.
Léa Trommenschlager (chant soprano), Rodrigo Ferreira (chant contre- ténor), Sylvain Bardiau (trompette), Catherine Delaunay (clarinettes), Régis Huby (violon), Joachim Florent (contrebasse), Sylvain Darrifourcq (batterie), Marc Ducret (guitares électriques, composition).
Dans quelle nouvelle aventure nous entraine Marc Ducret ? J’arrive à la Dynamo exténué par une intense, longue et trop courte journée de travail que je quitte un peu coupable, les mains dans les poches et la tête vide d’une œuvre dont nous est promis une “lecture”, un “point de vue”, sans même l’once d’un prologue, d’un préambule, d’une intention… Une œuvre, Lady MacBeth de Shakespeare, que je n’ai ni vue sur scène, ni vue à l’écran, ni même lue… encore qu’un doute sur ce dernier point persiste, comme si un lourd rideau me séparait de mes lecture adolescentes, rideau au travers duquel une voix – celle de Lady MacBeth – insiste en version bilingue : « Yet, here’s a spot – Mais il y a toujours une tache. » La présence de la version anglaise dans ma mémoire est encore bien plus mystérieuse, moi qui ait dédaigné cette langue durant toute ma scolarité, tache indélébile sur toute ma carrière de jazz critic. Donc, peut-être lue quand même, de la vision de la forêt de Birnam se mettant en marche à cette tache.
Quoiqu’il en soit, bien démuni. Peu importe. Marc Ducret dresse ses tréteaux, redistribue les rôles séculaires et nous emporte dans son histoire. Il y aura un bourdon d’introduction émis par le compositeur à la guitare sur table, griffé de micro-grafoullis, signal d’une sourde menace, il y aura des solos (Régis Huby m’aura laissé un souvenir durable, ou tout du moins le regret de ne pas le ramener avec moi), des duos (Catherine Delaunay et Sylvain Bardiau se disputant ardemment la même pelote mélodique), deux voix splendides, d’abord contre-ténor de Rodrigo Ferreira, puis, après un ébouriffant solo de Ducret à la 12 cordes comme en entracte, soprano de Léa Trommenschlager, les deux vocalistes chantant plus tard un bouleversant duo qui les réunit pour le reste du programme. Et si j’avais jusque-là conçu quelque réticence à l’introduction de la tradition vocale dite “lyrique”, comme une sorte de corps étranger suranné dans la musique de Marc Ducret, le hiatus disparaît soit qu’il ait trouvé la clé pour le fondre dans son écriture, soit qui ait trouvé les voix qu’il lui fallait, elle merveilleusement classique, magnifiant cette tradition sans la moindre gêne dans cette environnement qui devrait être étranger à son art, lui en apesanteur comme le sont les rêves dans notre mémoire éveillée. Il y aura d’autres solos, d’autres duos, d’autres ensembles, la violence de la malédiction alternant avec des échanges d’une infinie tendresse, et le retour de Marc Ducret à sa table où, avec des gestes de bruiteur de théâtre qu’il aura partagé ici avec Joachim Florent, là et plus souvent encore avec Sylvain Darrifourcq, pour donner corps à quelques didascalies, il réveille le bourdon initial, mais sous un jour qui laisse entendre que la menace est accomplie.
Et rentrant par le RER, je me replonge dans l’André Hodeir, le jazz et son double de Pierre Fargeton, 1kg 950 grammes sur ma balance de ménage, et qui pèse dans mon sac depuis un mois dans l’espoir d’en épuiser – terme illusoire concernant une telle somme – sans trop tarder les 772 pages parues chez Symétrie dans le plus grand secret, d’où ma hâte d’en finir la lecture. Trois parties : la vie et l’œuvre, le langage, la forme. Parvenu à la page 238, donc plus très loin de la fin de la première partie, et passé l’épisode d’Anna Livia Plurabelle, œuvre au souvenir de laquelle je suis toujours resté fidèle depuis sa parution – j’avais 18 ans –, tout en me reprochant, alors que mon oreille s’aiguisait un peu, de ne pas l’avoir fréquentée plus, privilégiant tantôt la nouveauté dont le flot n’a cessé de grossir sur ma table de jazz critic, tantôt l’histoire que je découvrais à rebours à partir ces premières années 1968-1971 où je devins jazzfan.
Et ce remord m’était revenu vivement en 2012 à la lecture des pages consacrées par Pierre Fargeton dans Les Cahiers du jazz en 2012 aux techniques musicales qui permirent André Hodeir d’investir les techniques formelles et de langagières de James Joyce dans Anna Livia Plurabelle, œuvre pour orchestre de jazz et deux voix féminines dont il faut rappeler que leur est confié le dialogue des lavandières dans le Finnegans Wake de Joyce. Pages lumineuses de Pierre Fargeton, comme les sont les pages déjà lues de son récent “pavé”, à la lecture desquelles je n’ai pu m’empêcher de penser au travail déjà réalisé par Ducret sur Ada de Vladimir Nabokov. Et même si les différents intéressés y trouveraient à redire, ce rapprochement me revient ce soir dans la rame qui me ramène vers ma banlieue. Très largement, il y a cette exigence commune et cette culture englobante, ce goût des textures, de la forme et de l’élan. Plus précisément, il est certainement un peu cavalier de parler d’improvisation simulée à propos de Marc Ducret, mais il y a dans cette écriture longue et tumultueuse des ensembles, héritée de sa rencontre avec Tim Berne, une façon de donner à la partition cette élocution haletante, sportive et incertaine qui me rappelle, moins dans la réalisation que dans l’intention, les élans orchestraux faussement improvisés d’Anna Livia Plurabelle.
Et alors que ma gare est annoncée, je tombe sur la citation de cette critique d’Alain Gerber parue dans Jazz Magazine en août 1971 et qui, probablement, me guida vers André Hodeir : « Anna Livia est avant tout un chef-d’œuvre de sensualité, beaucoup plus bouleversant par ce seul fait que les compositions hodeiriennes antérieures. Cela ne signifie nullement que celles-ci étaient sèches […], cela veut dire que jamais André Hodeir n’avait réalisé un si parfait et si subtil équilibre du pulpeux et de l’intellectuel, de la sensibilité et de la rigueur. Injustement, on a fait de lui un géomètre sévère et hautain de la musique […] sans voir qu’il était aussi – le mot est facile, mais je ne veux pas l’éviter – un poète. » Me voici arrivé… • Franck Bergerot|Hier soir, Marc Ducret et ses amis donnaient Lady M créé en janvier au Sax d’Achères. Hier, en rentrant de ce concert, je lisais les pages consacrées à Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir par Pierre Fargeton.
La Dynamo de Banlieues bleues, Pantin (93), le 23 juin 2017.
Léa Trommenschlager (chant soprano), Rodrigo Ferreira (chant contre- ténor), Sylvain Bardiau (trompette), Catherine Delaunay (clarinettes), Régis Huby (violon), Joachim Florent (contrebasse), Sylvain Darrifourcq (batterie), Marc Ducret (guitares électriques, composition).
Dans quelle nouvelle aventure nous entraine Marc Ducret ? J’arrive à la Dynamo exténué par une intense, longue et trop courte journée de travail que je quitte un peu coupable, les mains dans les poches et la tête vide d’une œuvre dont nous est promis une “lecture”, un “point de vue”, sans même l’once d’un prologue, d’un préambule, d’une intention… Une œuvre, Lady MacBeth de Shakespeare, que je n’ai ni vue sur scène, ni vue à l’écran, ni même lue… encore qu’un doute sur ce dernier point persiste, comme si un lourd rideau me séparait de mes lecture adolescentes, rideau au travers duquel une voix – celle de Lady MacBeth – insiste en version bilingue : « Yet, here’s a spot – Mais il y a toujours une tache. » La présence de la version anglaise dans ma mémoire est encore bien plus mystérieuse, moi qui ait dédaigné cette langue durant toute ma scolarité, tache indélébile sur toute ma carrière de jazz critic. Donc, peut-être lue quand même, de la vision de la forêt de Birnam se mettant en marche à cette tache.
Quoiqu’il en soit, bien démuni. Peu importe. Marc Ducret dresse ses tréteaux, redistribue les rôles séculaires et nous emporte dans son histoire. Il y aura un bourdon d’introduction émis par le compositeur à la guitare sur table, griffé de micro-grafoullis, signal d’une sourde menace, il y aura des solos (Régis Huby m’aura laissé un souvenir durable, ou tout du moins le regret de ne pas le ramener avec moi), des duos (Catherine Delaunay et Sylvain Bardiau se disputant ardemment la même pelote mélodique), deux voix splendides, d’abord contre-ténor de Rodrigo Ferreira, puis, après un ébouriffant solo de Ducret à la 12 cordes comme en entracte, soprano de Léa Trommenschlager, les deux vocalistes chantant plus tard un bouleversant duo qui les réunit pour le reste du programme. Et si j’avais jusque-là conçu quelque réticence à l’introduction de la tradition vocale dite “lyrique”, comme une sorte de corps étranger suranné dans la musique de Marc Ducret, le hiatus disparaît soit qu’il ait trouvé la clé pour le fondre dans son écriture, soit qui ait trouvé les voix qu’il lui fallait, elle merveilleusement classique, magnifiant cette tradition sans la moindre gêne dans cette environnement qui devrait être étranger à son art, lui en apesanteur comme le sont les rêves dans notre mémoire éveillée. Il y aura d’autres solos, d’autres duos, d’autres ensembles, la violence de la malédiction alternant avec des échanges d’une infinie tendresse, et le retour de Marc Ducret à sa table où, avec des gestes de bruiteur de théâtre qu’il aura partagé ici avec Joachim Florent, là et plus souvent encore avec Sylvain Darrifourcq, pour donner corps à quelques didascalies, il réveille le bourdon initial, mais sous un jour qui laisse entendre que la menace est accomplie.
Et rentrant par le RER, je me replonge dans l’André Hodeir, le jazz et son double de Pierre Fargeton, 1kg 950 grammes sur ma balance de ménage, et qui pèse dans mon sac depuis un mois dans l’espoir d’en épuiser – terme illusoire concernant une telle somme – sans trop tarder les 772 pages parues chez Symétrie dans le plus grand secret, d’où ma hâte d’en finir la lecture. Trois parties : la vie et l’œuvre, le langage, la forme. Parvenu à la page 238, donc plus très loin de la fin de la première partie, et passé l’épisode d’Anna Livia Plurabelle, œuvre au souvenir de laquelle je suis toujours resté fidèle depuis sa parution – j’avais 18 ans –, tout en me reprochant, alors que mon oreille s’aiguisait un peu, de ne pas l’avoir fréquentée plus, privilégiant tantôt la nouveauté dont le flot n’a cessé de grossir sur ma table de jazz critic, tantôt l’histoire que je découvrais à rebours à partir ces premières années 1968-1971 où je devins jazzfan.
Et ce remord m’était revenu vivement en 2012 à la lecture des pages consacrées par Pierre Fargeton dans Les Cahiers du jazz en 2012 aux techniques musicales qui permirent André Hodeir d’investir les techniques formelles et de langagières de James Joyce dans Anna Livia Plurabelle, œuvre pour orchestre de jazz et deux voix féminines dont il faut rappeler que leur est confié le dialogue des lavandières dans le Finnegans Wake de Joyce. Pages lumineuses de Pierre Fargeton, comme les sont les pages déjà lues de son récent “pavé”, à la lecture desquelles je n’ai pu m’empêcher de penser au travail déjà réalisé par Ducret sur Ada de Vladimir Nabokov. Et même si les différents intéressés y trouveraient à redire, ce rapprochement me revient ce soir dans la rame qui me ramène vers ma banlieue. Très largement, il y a cette exigence commune et cette culture englobante, ce goût des textures, de la forme et de l’élan. Plus précisément, il est certainement un peu cavalier de parler d’improvisation simulée à propos de Marc Ducret, mais il y a dans cette écriture longue et tumultueuse des ensembles, héritée de sa rencontre avec Tim Berne, une façon de donner à la partition cette élocution haletante, sportive et incertaine qui me rappelle, moins dans la réalisation que dans l’intention, les élans orchestraux faussement improvisés d’Anna Livia Plurabelle.
Et alors que ma gare est annoncée, je tombe sur la citation de cette critique d’Alain Gerber parue dans Jazz Magazine en août 1971 et qui, probablement, me guida vers André Hodeir : « Anna Livia est avant tout un chef-d’œuvre de sensualité, beaucoup plus bouleversant par ce seul fait que les compositions hodeiriennes antérieures. Cela ne signifie nullement que celles-ci étaient sèches […], cela veut dire que jamais André Hodeir n’avait réalisé un si parfait et si subtil équilibre du pulpeux et de l’intellectuel, de la sensibilité et de la rigueur. Injustement, on a fait de lui un géomètre sévère et hautain de la musique […] sans voir qu’il était aussi – le mot est facile, mais je ne veux pas l’éviter – un poète. » Me voici arrivé… • Franck Bergerot|Hier soir, Marc Ducret et ses amis donnaient Lady M créé en janvier au Sax d’Achères. Hier, en rentrant de ce concert, je lisais les pages consacrées à Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir par Pierre Fargeton.
La Dynamo de Banlieues bleues, Pantin (93), le 23 juin 2017.
Léa Trommenschlager (chant soprano), Rodrigo Ferreira (chant contre- ténor), Sylvain Bardiau (trompette), Catherine Delaunay (clarinettes), Régis Huby (violon), Joachim Florent (contrebasse), Sylvain Darrifourcq (batterie), Marc Ducret (guitares électriques, composition).
Dans quelle nouvelle aventure nous entraine Marc Ducret ? J’arrive à la Dynamo exténué par une intense, longue et trop courte journée de travail que je quitte un peu coupable, les mains dans les poches et la tête vide d’une œuvre dont nous est promis une “lecture”, un “point de vue”, sans même l’once d’un prologue, d’un préambule, d’une intention… Une œuvre, Lady MacBeth de Shakespeare, que je n’ai ni vue sur scène, ni vue à l’écran, ni même lue… encore qu’un doute sur ce dernier point persiste, comme si un lourd rideau me séparait de mes lecture adolescentes, rideau au travers duquel une voix – celle de Lady MacBeth – insiste en version bilingue : « Yet, here’s a spot – Mais il y a toujours une tache. » La présence de la version anglaise dans ma mémoire est encore bien plus mystérieuse, moi qui ait dédaigné cette langue durant toute ma scolarité, tache indélébile sur toute ma carrière de jazz critic. Donc, peut-être lue quand même, de la vision de la forêt de Birnam se mettant en marche à cette tache.
Quoiqu’il en soit, bien démuni. Peu importe. Marc Ducret dresse ses tréteaux, redistribue les rôles séculaires et nous emporte dans son histoire. Il y aura un bourdon d’introduction émis par le compositeur à la guitare sur table, griffé de micro-grafoullis, signal d’une sourde menace, il y aura des solos (Régis Huby m’aura laissé un souvenir durable, ou tout du moins le regret de ne pas le ramener avec moi), des duos (Catherine Delaunay et Sylvain Bardiau se disputant ardemment la même pelote mélodique), deux voix splendides, d’abord contre-ténor de Rodrigo Ferreira, puis, après un ébouriffant solo de Ducret à la 12 cordes comme en entracte, soprano de Léa Trommenschlager, les deux vocalistes chantant plus tard un bouleversant duo qui les réunit pour le reste du programme. Et si j’avais jusque-là conçu quelque réticence à l’introduction de la tradition vocale dite “lyrique”, comme une sorte de corps étranger suranné dans la musique de Marc Ducret, le hiatus disparaît soit qu’il ait trouvé la clé pour le fondre dans son écriture, soit qui ait trouvé les voix qu’il lui fallait, elle merveilleusement classique, magnifiant cette tradition sans la moindre gêne dans cette environnement qui devrait être étranger à son art, lui en apesanteur comme le sont les rêves dans notre mémoire éveillée. Il y aura d’autres solos, d’autres duos, d’autres ensembles, la violence de la malédiction alternant avec des échanges d’une infinie tendresse, et le retour de Marc Ducret à sa table où, avec des gestes de bruiteur de théâtre qu’il aura partagé ici avec Joachim Florent, là et plus souvent encore avec Sylvain Darrifourcq, pour donner corps à quelques didascalies, il réveille le bourdon initial, mais sous un jour qui laisse entendre que la menace est accomplie.
Et rentrant par le RER, je me replonge dans l’André Hodeir, le jazz et son double de Pierre Fargeton, 1kg 950 grammes sur ma balance de ménage, et qui pèse dans mon sac depuis un mois dans l’espoir d’en épuiser – terme illusoire concernant une telle somme – sans trop tarder les 772 pages parues chez Symétrie dans le plus grand secret, d’où ma hâte d’en finir la lecture. Trois parties : la vie et l’œuvre, le langage, la forme. Parvenu à la page 238, donc plus très loin de la fin de la première partie, et passé l’épisode d’Anna Livia Plurabelle, œuvre au souvenir de laquelle je suis toujours resté fidèle depuis sa parution – j’avais 18 ans –, tout en me reprochant, alors que mon oreille s’aiguisait un peu, de ne pas l’avoir fréquentée plus, privilégiant tantôt la nouveauté dont le flot n’a cessé de grossir sur ma table de jazz critic, tantôt l’histoire que je découvrais à rebours à partir ces premières années 1968-1971 où je devins jazzfan.
Et ce remord m’était revenu vivement en 2012 à la lecture des pages consacrées par Pierre Fargeton dans Les Cahiers du jazz en 2012 aux techniques musicales qui permirent André Hodeir d’investir les techniques formelles et de langagières de James Joyce dans Anna Livia Plurabelle, œuvre pour orchestre de jazz et deux voix féminines dont il faut rappeler que leur est confié le dialogue des lavandières dans le Finnegans Wake de Joyce. Pages lumineuses de Pierre Fargeton, comme les sont les pages déjà lues de son récent “pavé”, à la lecture desquelles je n’ai pu m’empêcher de penser au travail déjà réalisé par Ducret sur Ada de Vladimir Nabokov. Et même si les différents intéressés y trouveraient à redire, ce rapprochement me revient ce soir dans la rame qui me ramène vers ma banlieue. Très largement, il y a cette exigence commune et cette culture englobante, ce goût des textures, de la forme et de l’élan. Plus précisément, il est certainement un peu cavalier de parler d’improvisation simulée à propos de Marc Ducret, mais il y a dans cette écriture longue et tumultueuse des ensembles, héritée de sa rencontre avec Tim Berne, une façon de donner à la partition cette élocution haletante, sportive et incertaine qui me rappelle, moins dans la réalisation que dans l’intention, les élans orchestraux faussement improvisés d’Anna Livia Plurabelle.
Et alors que ma gare est annoncée, je tombe sur la citation de cette critique d’Alain Gerber parue dans Jazz Magazine en août 1971 et qui, probablement, me guida vers André Hodeir : « Anna Livia est avant tout un chef-d’œuvre de sensualité, beaucoup plus bouleversant par ce seul fait que les compositions hodeiriennes antérieures. Cela ne signifie nullement que celles-ci étaient sèches […], cela veut dire que jamais André Hodeir n’avait réalisé un si parfait et si subtil équilibre du pulpeux et de l’intellectuel, de la sensibilité et de la rigueur. Injustement, on a fait de lui un géomètre sévère et hautain de la musique […] sans voir qu’il était aussi – le mot est facile, mais je ne veux pas l’éviter – un poète. » Me voici arrivé… • Franck Bergerot