Chick Corea trio à Pleyel
Quelles étaient les couleurs des baskets de Chick Corea ? Après le concert – et un pot entre potes –, en attendant le métro à la station Ternes, je me disais que les lecteurs du blog de Jazz Magazine/Jazzman seraient sans doute intéressés de l’apprendre. Car après tout, comment rendre compte de la musique par des mots, d’exprimer l’ineffable, de saisir l’immanence ? Certainement pas avec ce vocabulaire de technique musicale dont la grande majorité des Français ne soupçonne pas l’existence. Fi donc de la description nécessairement insatisfaisante – et de surcroit frustrante pour les quelques visiteurs du site aptes à saisir le sens de formules a priori porteuses d’ennui.
Absorbé par cette réflexion, ne voyant plus vraiment les rues de Paris défiler à travers les vitres du métro, j’eus soudain la conviction que la réponse à cette lancinante question était en réalité la clé propre à rendre compte du concert donné par le trio de Corea dans la prestigieuse salle Pleyel.
Chick Corea Trio
Chick Corea (p), Christian McBride (cb), Brian Blade (dm).
Dimanche 18 novembre 2012, Salle Pleyel, Paris (75), 20h05.
La dernière fois que j’ai entendu Chick Corea en trio, c’était déjà avec des partenaires de rêves. Il s’agissait d’un concert à la Villette à l’occasion duquel le « Now He Sings, Now He Sobs Trio » (avec Miroslav Vitous et Roy Haynes) s’était reformé. Un peu contre son gré semble-t-il, au vu des rares exercices que les protagonistes octroyèrent alors à leurs muscles zygomatiques. Tout le contraire du sourire rayonnant de Brian Blade ou de la mine bienveillante, sûre et sereine de Chris McBride.
Avant d’en venir aux baskets, un autre détail me frappa immédiatement au cours de la soirée à Pleyel. Je suis sûr que la disposition des protagonistes sur scène ne répond pas seulement à des exigences acoustiques, mais aussi à une formule mathématique dont le sens m’est resté caché. Côté jardin, Chick Corea ; côté cour, Brian Blade ; Chris McBride entre les deux. Ce qui donne la formule mathématique suivante : CC + C(m)B + BB. Ce n’est sûrement pas un hasard !
CC + C(m)B + BB
Sans autre forme de procès, mon voisin me fait remarquer : « Vous avez vu ? Ses chaussures sont jaunes ». Le premier morceau venait de commencer (une introduction libre, en piano solo d’abord, à trois bientôt), et en effet je n’y avais pas apporté la moindre attention. Un peu naïvement, je m’étais jusqu’alors concentré sur le son étrange produit par le piano, sans doute à cause d’une amplification dont l’acoustique de la salle Pleyel se révoltait. Saperlipopette ! Tandis que je me concentrais sur le jaune Chick des chaussures de Corea, son solo venait de me passer sous les oreilles (sur How Deep Is the Ocean). Par chance, je pus apprécier ses qualités exceptionnelles d’accompagnateur durant l’improvisation de McBride.
Un phénomène visuel inattendu se déroula au cours du morceau suivant (une valse) qui détourna de nouveau mon attention auditive (c’est connu : les hommes ne savent faire qu’une chose à la fois) : pendant le déroulement de la pièce, l’éclairage mutait très progressivement, modifiant ainsi les couleurs des baskets de Corea. Le préposé aux projecteurs connaissait-il la pièce ? Tout portait à le croire, car les variations chromatiques qu’il réalisa correspondaient aux accords de la pièce (une première partie gravissant en alternance les touches noires et blanches du piano, la seconde partie se stabilisant sur un enchaînement très « Metheny-ECM-70’s »). La couleur des baskets de Corea évolua ainsi du jaune au vermeil, en passant par tout un dégradé d’oranges et de rouges. Mais – et j’avais observé cela depuis le début du concert – ces lumières un peu écrasantes conféraient en même temps un je-ne-sais-quoi de glacé et de figé à l’ensemble.
Tandis que je me concentrais sur ce phénomène singulier, mon voisin parut soudain frappé de folie. Il bondissait sur son siège, hurlait aux loups et devenait rouge (lui aussi) : il venait de reconnaître Armando’s Rhumba. Si cet érudit réussit par cette entrefaite à m’extraire de ma fascination exclusive pour les pédestres reflets, il sembla aussi motiver Corea à s’extraire de sa blasitude. Après vingt minutes de concert, le pianiste s’octroyait enfin un peu de joie en s’ébaudissant de multiples syncopes. A ce moment, je m’en souviens parfaitement, ses baskets étaient vertes.
Dès lors, Corea se sentit de mieux en mieux dans ses souliers. Sa très belle introduction à la pièce suivante rappela quel magnifique artiste il peut être quand il ne pense pas à ses chaussures. Les mains superposées l’une par-dessus l’autre, en des doigtés dont seul il possède le secret, Corea installa une dynamique toute particulière, à la fois alerte dans le flux rythmique (sans tempo fixe pour autant) et statique dans son harmonie (la pièce entière s’appuiera sur la note la). En un fondu-enchaîné parfait, McBride prend le relai en solo absolu. Aux quintes parallèles jouées aux doigts succèdent bientôt des lignes mélodiques exécutées à l’archet en des nuances toujours plus douces, jusqu’à ce que le son s’éteigne, de nouveau avec les quintes (belle construction en arche, et applaudissements mal venus du public – une tradition hélas bien ancrée de nos jours). Les clochettes de Brian Blade procèdent alors à une relève sonore, tandis que Corea rejoint ses partenaires par des nuages de notes lancés sur le bout des doigts. Toujours modale (on est proche du Lonnie’s Lament de Coltrane dans la construction), la mus
ique parvient à un niveau d’inspiration rare, tout à la fois mystérieusement habitée et miraculeusement élaborée. A la fin de la pièce, je me rends compte que je n’ai pas pensé à la couleur des baskets de Corea !
Rythmes au scalpel de ce dernier, solo de Brian Blade entre Ed Blackwell, Tony Williams et affirmation de son propre style (ces fameuses bombes qui le caractérisent dorénavant, cette finesse de toucher infinitésimale, ces cymbales crash non frappées en fin de phrase qui sonnent si énormes), maestria du groove et du swing de McBride : voilà qui a ensuite caractérisé la reprise de Monk. Et, déjà, le concert vient d’arriver à son terme, comme la page de garde du programme avait pris le soin de nous en avertir : « Fin du concert vers 21h30 » ; il n’était pourtant que 21h15…
C’était sans compter avec les bis, car deux rappels plus tard – Fingerprints et All Blues –, il était effectivement 21h35 (le concert avait débuté avec cinq minutes de retard). Je me souviens que dans Fingerprints (une réécriture vertigineuse du shorterien Footprints) Corea réalisa un solo merveilleux, avec des accents qui ne tombèrent jamais au moment où l’auditeur moyen pouvait les prévoir, propres à déstabiliser les plus ancrés dans la pulsation, en des phrases à la logique mélodique constamment étonnante. Autorisé à « lâcher les chiens », McBride démontra ensuite qu’il était décidément un contrebassiste unique, un maître exceptionnel de son instrument.
En réfléchissant sur le quai du métro, je ne me souvenais plus de la couleur que les baskets de Corea avaient à la fin du concert. En revanche, la musique se prolongeait dans ma mémoire (ce qui m’a conduit à négliger l’obligato que je m’étais imposé en rédigeant ce compte-rendu…).
Ludovic Florin
PS : Un certain R.H., manifestement exégète coréien, me signale que les baskets du grand pianiste étaient blanches… et non jaunes ! Encore un qui n’a pas l’oreille musicale !
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Quelles étaient les couleurs des baskets de Chick Corea ? Après le concert – et un pot entre potes –, en attendant le métro à la station Ternes, je me disais que les lecteurs du blog de Jazz Magazine/Jazzman seraient sans doute intéressés de l’apprendre. Car après tout, comment rendre compte de la musique par des mots, d’exprimer l’ineffable, de saisir l’immanence ? Certainement pas avec ce vocabulaire de technique musicale dont la grande majorité des Français ne soupçonne pas l’existence. Fi donc de la description nécessairement insatisfaisante – et de surcroit frustrante pour les quelques visiteurs du site aptes à saisir le sens de formules a priori porteuses d’ennui.
Absorbé par cette réflexion, ne voyant plus vraiment les rues de Paris défiler à travers les vitres du métro, j’eus soudain la conviction que la réponse à cette lancinante question était en réalité la clé propre à rendre compte du concert donné par le trio de Corea dans la prestigieuse salle Pleyel.
Chick Corea Trio
Chick Corea (p), Christian McBride (cb), Brian Blade (dm).
Dimanche 18 novembre 2012, Salle Pleyel, Paris (75), 20h05.
La dernière fois que j’ai entendu Chick Corea en trio, c’était déjà avec des partenaires de rêves. Il s’agissait d’un concert à la Villette à l’occasion duquel le « Now He Sings, Now He Sobs Trio » (avec Miroslav Vitous et Roy Haynes) s’était reformé. Un peu contre son gré semble-t-il, au vu des rares exercices que les protagonistes octroyèrent alors à leurs muscles zygomatiques. Tout le contraire du sourire rayonnant de Brian Blade ou de la mine bienveillante, sûre et sereine de Chris McBride.
Avant d’en venir aux baskets, un autre détail me frappa immédiatement au cours de la soirée à Pleyel. Je suis sûr que la disposition des protagonistes sur scène ne répond pas seulement à des exigences acoustiques, mais aussi à une formule mathématique dont le sens m’est resté caché. Côté jardin, Chick Corea ; côté cour, Brian Blade ; Chris McBride entre les deux. Ce qui donne la formule mathématique suivante : CC + C(m)B + BB. Ce n’est sûrement pas un hasard !
CC + C(m)B + BB
Sans autre forme de procès, mon voisin me fait remarquer : « Vous avez vu ? Ses chaussures sont jaunes ». Le premier morceau venait de commencer (une introduction libre, en piano solo d’abord, à trois bientôt), et en effet je n’y avais pas apporté la moindre attention. Un peu naïvement, je m’étais jusqu’alors concentré sur le son étrange produit par le piano, sans doute à cause d’une amplification dont l’acoustique de la salle Pleyel se révoltait. Saperlipopette ! Tandis que je me concentrais sur le jaune Chick des chaussures de Corea, son solo venait de me passer sous les oreilles (sur How Deep Is the Ocean). Par chance, je pus apprécier ses qualités exceptionnelles d’accompagnateur durant l’improvisation de McBride.
Un phénomène visuel inattendu se déroula au cours du morceau suivant (une valse) qui détourna de nouveau mon attention auditive (c’est connu : les hommes ne savent faire qu’une chose à la fois) : pendant le déroulement de la pièce, l’éclairage mutait très progressivement, modifiant ainsi les couleurs des baskets de Corea. Le préposé aux projecteurs connaissait-il la pièce ? Tout portait à le croire, car les variations chromatiques qu’il réalisa correspondaient aux accords de la pièce (une première partie gravissant en alternance les touches noires et blanches du piano, la seconde partie se stabilisant sur un enchaînement très « Metheny-ECM-70’s »). La couleur des baskets de Corea évolua ainsi du jaune au vermeil, en passant par tout un dégradé d’oranges et de rouges. Mais – et j’avais observé cela depuis le début du concert – ces lumières un peu écrasantes conféraient en même temps un je-ne-sais-quoi de glacé et de figé à l’ensemble.
Tandis que je me concentrais sur ce phénomène singulier, mon voisin parut soudain frappé de folie. Il bondissait sur son siège, hurlait aux loups et devenait rouge (lui aussi) : il venait de reconnaître Armando’s Rhumba. Si cet érudit réussit par cette entrefaite à m’extraire de ma fascination exclusive pour les pédestres reflets, il sembla aussi motiver Corea à s’extraire de sa blasitude. Après vingt minutes de concert, le pianiste s’octroyait enfin un peu de joie en s’ébaudissant de multiples syncopes. A ce moment, je m’en souviens parfaitement, ses baskets étaient vertes.
Dès lors, Corea se sentit de mieux en mieux dans ses souliers. Sa très belle introduction à la pièce suivante rappela quel magnifique artiste il peut être quand il ne pense pas à ses chaussures. Les mains superposées l’une par-dessus l’autre, en des doigtés dont seul il possède le secret, Corea installa une dynamique toute particulière, à la fois alerte dans le flux rythmique (sans tempo fixe pour autant) et statique dans son harmonie (la pièce entière s’appuiera sur la note la). En un fondu-enchaîné parfait, McBride prend le relai en solo absolu. Aux quintes parallèles jouées aux doigts succèdent bientôt des lignes mélodiques exécutées à l’archet en des nuances toujours plus douces, jusqu’à ce que le son s’éteigne, de nouveau avec les quintes (belle construction en arche, et applaudissements mal venus du public – une tradition hélas bien ancrée de nos jours). Les clochettes de Brian Blade procèdent alors à une relève sonore, tandis que Corea rejoint ses partenaires par des nuages de notes lancés sur le bout des doigts. Toujours modale (on est proche du Lonnie’s Lament de Coltrane dans la construction), la mus
ique parvient à un niveau d’inspiration rare, tout à la fois mystérieusement habitée et miraculeusement élaborée. A la fin de la pièce, je me rends compte que je n’ai pas pensé à la couleur des baskets de Corea !
Rythmes au scalpel de ce dernier, solo de Brian Blade entre Ed Blackwell, Tony Williams et affirmation de son propre style (ces fameuses bombes qui le caractérisent dorénavant, cette finesse de toucher infinitésimale, ces cymbales crash non frappées en fin de phrase qui sonnent si énormes), maestria du groove et du swing de McBride : voilà qui a ensuite caractérisé la reprise de Monk. Et, déjà, le concert vient d’arriver à son terme, comme la page de garde du programme avait pris le soin de nous en avertir : « Fin du concert vers 21h30 » ; il n’était pourtant que 21h15…
C’était sans compter avec les bis, car deux rappels plus tard – Fingerprints et All Blues –, il était effectivement 21h35 (le concert avait débuté avec cinq minutes de retard). Je me souviens que dans Fingerprints (une réécriture vertigineuse du shorterien Footprints) Corea réalisa un solo merveilleux, avec des accents qui ne tombèrent jamais au moment où l’auditeur moyen pouvait les prévoir, propres à déstabiliser les plus ancrés dans la pulsation, en des phrases à la logique mélodique constamment étonnante. Autorisé à « lâcher les chiens », McBride démontra ensuite qu’il était décidément un contrebassiste unique, un maître exceptionnel de son instrument.
En réfléchissant sur le quai du métro, je ne me souvenais plus de la couleur que les baskets de Corea avaient à la fin du concert. En revanche, la musique se prolongeait dans ma mémoire (ce qui m’a conduit à négliger l’obligato que je m’étais imposé en rédigeant ce compte-rendu…).
Ludovic Florin
PS : Un certain R.H., manifestement exégète coréien, me signale que les baskets du grand pianiste étaient blanches… et non jaunes ! Encore un qui n’a pas l’oreille musicale !
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Quelles étaient les couleurs des baskets de Chick Corea ? Après le concert – et un pot entre potes –, en attendant le métro à la station Ternes, je me disais que les lecteurs du blog de Jazz Magazine/Jazzman seraient sans doute intéressés de l’apprendre. Car après tout, comment rendre compte de la musique par des mots, d’exprimer l’ineffable, de saisir l’immanence ? Certainement pas avec ce vocabulaire de technique musicale dont la grande majorité des Français ne soupçonne pas l’existence. Fi donc de la description nécessairement insatisfaisante – et de surcroit frustrante pour les quelques visiteurs du site aptes à saisir le sens de formules a priori porteuses d’ennui.
Absorbé par cette réflexion, ne voyant plus vraiment les rues de Paris défiler à travers les vitres du métro, j’eus soudain la conviction que la réponse à cette lancinante question était en réalité la clé propre à rendre compte du concert donné par le trio de Corea dans la prestigieuse salle Pleyel.
Chick Corea Trio
Chick Corea (p), Christian McBride (cb), Brian Blade (dm).
Dimanche 18 novembre 2012, Salle Pleyel, Paris (75), 20h05.
La dernière fois que j’ai entendu Chick Corea en trio, c’était déjà avec des partenaires de rêves. Il s’agissait d’un concert à la Villette à l’occasion duquel le « Now He Sings, Now He Sobs Trio » (avec Miroslav Vitous et Roy Haynes) s’était reformé. Un peu contre son gré semble-t-il, au vu des rares exercices que les protagonistes octroyèrent alors à leurs muscles zygomatiques. Tout le contraire du sourire rayonnant de Brian Blade ou de la mine bienveillante, sûre et sereine de Chris McBride.
Avant d’en venir aux baskets, un autre détail me frappa immédiatement au cours de la soirée à Pleyel. Je suis sûr que la disposition des protagonistes sur scène ne répond pas seulement à des exigences acoustiques, mais aussi à une formule mathématique dont le sens m’est resté caché. Côté jardin, Chick Corea ; côté cour, Brian Blade ; Chris McBride entre les deux. Ce qui donne la formule mathématique suivante : CC + C(m)B + BB. Ce n’est sûrement pas un hasard !
CC + C(m)B + BB
Sans autre forme de procès, mon voisin me fait remarquer : « Vous avez vu ? Ses chaussures sont jaunes ». Le premier morceau venait de commencer (une introduction libre, en piano solo d’abord, à trois bientôt), et en effet je n’y avais pas apporté la moindre attention. Un peu naïvement, je m’étais jusqu’alors concentré sur le son étrange produit par le piano, sans doute à cause d’une amplification dont l’acoustique de la salle Pleyel se révoltait. Saperlipopette ! Tandis que je me concentrais sur le jaune Chick des chaussures de Corea, son solo venait de me passer sous les oreilles (sur How Deep Is the Ocean). Par chance, je pus apprécier ses qualités exceptionnelles d’accompagnateur durant l’improvisation de McBride.
Un phénomène visuel inattendu se déroula au cours du morceau suivant (une valse) qui détourna de nouveau mon attention auditive (c’est connu : les hommes ne savent faire qu’une chose à la fois) : pendant le déroulement de la pièce, l’éclairage mutait très progressivement, modifiant ainsi les couleurs des baskets de Corea. Le préposé aux projecteurs connaissait-il la pièce ? Tout portait à le croire, car les variations chromatiques qu’il réalisa correspondaient aux accords de la pièce (une première partie gravissant en alternance les touches noires et blanches du piano, la seconde partie se stabilisant sur un enchaînement très « Metheny-ECM-70’s »). La couleur des baskets de Corea évolua ainsi du jaune au vermeil, en passant par tout un dégradé d’oranges et de rouges. Mais – et j’avais observé cela depuis le début du concert – ces lumières un peu écrasantes conféraient en même temps un je-ne-sais-quoi de glacé et de figé à l’ensemble.
Tandis que je me concentrais sur ce phénomène singulier, mon voisin parut soudain frappé de folie. Il bondissait sur son siège, hurlait aux loups et devenait rouge (lui aussi) : il venait de reconnaître Armando’s Rhumba. Si cet érudit réussit par cette entrefaite à m’extraire de ma fascination exclusive pour les pédestres reflets, il sembla aussi motiver Corea à s’extraire de sa blasitude. Après vingt minutes de concert, le pianiste s’octroyait enfin un peu de joie en s’ébaudissant de multiples syncopes. A ce moment, je m’en souviens parfaitement, ses baskets étaient vertes.
Dès lors, Corea se sentit de mieux en mieux dans ses souliers. Sa très belle introduction à la pièce suivante rappela quel magnifique artiste il peut être quand il ne pense pas à ses chaussures. Les mains superposées l’une par-dessus l’autre, en des doigtés dont seul il possède le secret, Corea installa une dynamique toute particulière, à la fois alerte dans le flux rythmique (sans tempo fixe pour autant) et statique dans son harmonie (la pièce entière s’appuiera sur la note la). En un fondu-enchaîné parfait, McBride prend le relai en solo absolu. Aux quintes parallèles jouées aux doigts succèdent bientôt des lignes mélodiques exécutées à l’archet en des nuances toujours plus douces, jusqu’à ce que le son s’éteigne, de nouveau avec les quintes (belle construction en arche, et applaudissements mal venus du public – une tradition hélas bien ancrée de nos jours). Les clochettes de Brian Blade procèdent alors à une relève sonore, tandis que Corea rejoint ses partenaires par des nuages de notes lancés sur le bout des doigts. Toujours modale (on est proche du Lonnie’s Lament de Coltrane dans la construction), la mus
ique parvient à un niveau d’inspiration rare, tout à la fois mystérieusement habitée et miraculeusement élaborée. A la fin de la pièce, je me rends compte que je n’ai pas pensé à la couleur des baskets de Corea !
Rythmes au scalpel de ce dernier, solo de Brian Blade entre Ed Blackwell, Tony Williams et affirmation de son propre style (ces fameuses bombes qui le caractérisent dorénavant, cette finesse de toucher infinitésimale, ces cymbales crash non frappées en fin de phrase qui sonnent si énormes), maestria du groove et du swing de McBride : voilà qui a ensuite caractérisé la reprise de Monk. Et, déjà, le concert vient d’arriver à son terme, comme la page de garde du programme avait pris le soin de nous en avertir : « Fin du concert vers 21h30 » ; il n’était pourtant que 21h15…
C’était sans compter avec les bis, car deux rappels plus tard – Fingerprints et All Blues –, il était effectivement 21h35 (le concert avait débuté avec cinq minutes de retard). Je me souviens que dans Fingerprints (une réécriture vertigineuse du shorterien Footprints) Corea réalisa un solo merveilleux, avec des accents qui ne tombèrent jamais au moment où l’auditeur moyen pouvait les prévoir, propres à déstabiliser les plus ancrés dans la pulsation, en des phrases à la logique mélodique constamment étonnante. Autorisé à « lâcher les chiens », McBride démontra ensuite qu’il était décidément un contrebassiste unique, un maître exceptionnel de son instrument.
En réfléchissant sur le quai du métro, je ne me souvenais plus de la couleur que les baskets de Corea avaient à la fin du concert. En revanche, la musique se prolongeait dans ma mémoire (ce qui m’a conduit à négliger l’obligato que je m’étais imposé en rédigeant ce compte-rendu…).
Ludovic Florin
PS : Un certain R.H., manifestement exégète coréien, me signale que les baskets du grand pianiste étaient blanches… et non jaunes ! Encore un qui n’a pas l’oreille musicale !
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Quelles étaient les couleurs des baskets de Chick Corea ? Après le concert – et un pot entre potes –, en attendant le métro à la station Ternes, je me disais que les lecteurs du blog de Jazz Magazine/Jazzman seraient sans doute intéressés de l’apprendre. Car après tout, comment rendre compte de la musique par des mots, d’exprimer l’ineffable, de saisir l’immanence ? Certainement pas avec ce vocabulaire de technique musicale dont la grande majorité des Français ne soupçonne pas l’existence. Fi donc de la description nécessairement insatisfaisante – et de surcroit frustrante pour les quelques visiteurs du site aptes à saisir le sens de formules a priori porteuses d’ennui.
Absorbé par cette réflexion, ne voyant plus vraiment les rues de Paris défiler à travers les vitres du métro, j’eus soudain la conviction que la réponse à cette lancinante question était en réalité la clé propre à rendre compte du concert donné par le trio de Corea dans la prestigieuse salle Pleyel.
Chick Corea Trio
Chick Corea (p), Christian McBride (cb), Brian Blade (dm).
Dimanche 18 novembre 2012, Salle Pleyel, Paris (75), 20h05.
La dernière fois que j’ai entendu Chick Corea en trio, c’était déjà avec des partenaires de rêves. Il s’agissait d’un concert à la Villette à l’occasion duquel le « Now He Sings, Now He Sobs Trio » (avec Miroslav Vitous et Roy Haynes) s’était reformé. Un peu contre son gré semble-t-il, au vu des rares exercices que les protagonistes octroyèrent alors à leurs muscles zygomatiques. Tout le contraire du sourire rayonnant de Brian Blade ou de la mine bienveillante, sûre et sereine de Chris McBride.
Avant d’en venir aux baskets, un autre détail me frappa immédiatement au cours de la soirée à Pleyel. Je suis sûr que la disposition des protagonistes sur scène ne répond pas seulement à des exigences acoustiques, mais aussi à une formule mathématique dont le sens m’est resté caché. Côté jardin, Chick Corea ; côté cour, Brian Blade ; Chris McBride entre les deux. Ce qui donne la formule mathématique suivante : CC + C(m)B + BB. Ce n’est sûrement pas un hasard !
CC + C(m)B + BB
Sans autre forme de procès, mon voisin me fait remarquer : « Vous avez vu ? Ses chaussures sont jaunes ». Le premier morceau venait de commencer (une introduction libre, en piano solo d’abord, à trois bientôt), et en effet je n’y avais pas apporté la moindre attention. Un peu naïvement, je m’étais jusqu’alors concentré sur le son étrange produit par le piano, sans doute à cause d’une amplification dont l’acoustique de la salle Pleyel se révoltait. Saperlipopette ! Tandis que je me concentrais sur le jaune Chick des chaussures de Corea, son solo venait de me passer sous les oreilles (sur How Deep Is the Ocean). Par chance, je pus apprécier ses qualités exceptionnelles d’accompagnateur durant l’improvisation de McBride.
Un phénomène visuel inattendu se déroula au cours du morceau suivant (une valse) qui détourna de nouveau mon attention auditive (c’est connu : les hommes ne savent faire qu’une chose à la fois) : pendant le déroulement de la pièce, l’éclairage mutait très progressivement, modifiant ainsi les couleurs des baskets de Corea. Le préposé aux projecteurs connaissait-il la pièce ? Tout portait à le croire, car les variations chromatiques qu’il réalisa correspondaient aux accords de la pièce (une première partie gravissant en alternance les touches noires et blanches du piano, la seconde partie se stabilisant sur un enchaînement très « Metheny-ECM-70’s »). La couleur des baskets de Corea évolua ainsi du jaune au vermeil, en passant par tout un dégradé d’oranges et de rouges. Mais – et j’avais observé cela depuis le début du concert – ces lumières un peu écrasantes conféraient en même temps un je-ne-sais-quoi de glacé et de figé à l’ensemble.
Tandis que je me concentrais sur ce phénomène singulier, mon voisin parut soudain frappé de folie. Il bondissait sur son siège, hurlait aux loups et devenait rouge (lui aussi) : il venait de reconnaître Armando’s Rhumba. Si cet érudit réussit par cette entrefaite à m’extraire de ma fascination exclusive pour les pédestres reflets, il sembla aussi motiver Corea à s’extraire de sa blasitude. Après vingt minutes de concert, le pianiste s’octroyait enfin un peu de joie en s’ébaudissant de multiples syncopes. A ce moment, je m’en souviens parfaitement, ses baskets étaient vertes.
Dès lors, Corea se sentit de mieux en mieux dans ses souliers. Sa très belle introduction à la pièce suivante rappela quel magnifique artiste il peut être quand il ne pense pas à ses chaussures. Les mains superposées l’une par-dessus l’autre, en des doigtés dont seul il possède le secret, Corea installa une dynamique toute particulière, à la fois alerte dans le flux rythmique (sans tempo fixe pour autant) et statique dans son harmonie (la pièce entière s’appuiera sur la note la). En un fondu-enchaîné parfait, McBride prend le relai en solo absolu. Aux quintes parallèles jouées aux doigts succèdent bientôt des lignes mélodiques exécutées à l’archet en des nuances toujours plus douces, jusqu’à ce que le son s’éteigne, de nouveau avec les quintes (belle construction en arche, et applaudissements mal venus du public – une tradition hélas bien ancrée de nos jours). Les clochettes de Brian Blade procèdent alors à une relève sonore, tandis que Corea rejoint ses partenaires par des nuages de notes lancés sur le bout des doigts. Toujours modale (on est proche du Lonnie’s Lament de Coltrane dans la construction), la mus
ique parvient à un niveau d’inspiration rare, tout à la fois mystérieusement habitée et miraculeusement élaborée. A la fin de la pièce, je me rends compte que je n’ai pas pensé à la couleur des baskets de Corea !
Rythmes au scalpel de ce dernier, solo de Brian Blade entre Ed Blackwell, Tony Williams et affirmation de son propre style (ces fameuses bombes qui le caractérisent dorénavant, cette finesse de toucher infinitésimale, ces cymbales crash non frappées en fin de phrase qui sonnent si énormes), maestria du groove et du swing de McBride : voilà qui a ensuite caractérisé la reprise de Monk. Et, déjà, le concert vient d’arriver à son terme, comme la page de garde du programme avait pris le soin de nous en avertir : « Fin du concert vers 21h30 » ; il n’était pourtant que 21h15…
C’était sans compter avec les bis, car deux rappels plus tard – Fingerprints et All Blues –, il était effectivement 21h35 (le concert avait débuté avec cinq minutes de retard). Je me souviens que dans Fingerprints (une réécriture vertigineuse du shorterien Footprints) Corea réalisa un solo merveilleux, avec des accents qui ne tombèrent jamais au moment où l’auditeur moyen pouvait les prévoir, propres à déstabiliser les plus ancrés dans la pulsation, en des phrases à la logique mélodique constamment étonnante. Autorisé à « lâcher les chiens », McBride démontra ensuite qu’il était décidément un contrebassiste unique, un maître exceptionnel de son instrument.
En réfléchissant sur le quai du métro, je ne me souvenais plus de la couleur que les baskets de Corea avaient à la fin du concert. En revanche, la musique se prolongeait dans ma mémoire (ce qui m’a conduit à négliger l’obligato que je m’étais imposé en rédigeant ce compte-rendu…).
Ludovic Florin
PS : Un certain R.H., manifestement exégète coréien, me signale que les baskets du grand pianiste étaient blanches… et non jaunes ! Encore un qui n’a pas l’oreille musicale !