Richard Bois, Andy Emler et le MegaOctet : Zicocratie et la Prova d’Orchestra
Le film de Richard Bois autour du MegaOctet d’Andy Emler est tout le contraire du film de Federico Fellini sorti en 1978. Prova d’orchestra était un faux documentaire, Zicocratie en est un vrai. Prova d’orchestra filmait une “répétition d’orchestre”, Zicocratie en filme deux plus un enregistrement et un concert. Prova était aussi “la démonstration par l’orchestre” d’une vision d’un cinéaste, génial comme l’était son film. Si le filmage de Richard Bois n’est pas plus neutre que celui de sa monteuse, Stéphanie Porte, Zicocratie est une observation, sous regards multiples, puisque des personnalités extérieures sont invitées, sous l’œil de la caméra, à assister aux travaux de l’orchestre et à commenter, non pas la musique, mais ces travaux-mêmes. Enfin, alors que Prova d’Orchestra est l’histoire d’un échec, celle de Zicocratie est celle d’un aboutissement.
Cinéma Grand Action, Paris (75), le 2 avril 2013.
Projection privée de Zicrocratie, film de Richard Bois autour du MegaOctet d’Andy Emler. Production : Ruwenzori – RB et Faustine Hennion. Co-production : Thierry Virolle et La Compagnie aime l’air.
En 1931, le chorégraphe Serge Lifar présenta à l’Opéra de Paris une “fantaisie chroégraphique”, L’Orchestre en liberté, sur une musique d’Henry Sauveplane et un livret de Franz-Gautier et Paul Gsell, avec des décors et costumes de Paul Colin. On y assistait à l’invasion de l’orchestre symphonique par les instruments de la “musique nègre” qui invitaient les autres instruments à la révolte contre le pouvoir de la baguette et à la débauche. « Immédiatement, la liberté devient anarchie. Les nègres dispersent les anciens instruments et forment un jazz. Ils jouent des airs barbares. Tous leurs instincts grossiers se déchaînent […]. Mais la revanche de la raison est proche. » Les violons se retournent contres les Noirs et « croisent leurs archets avec les baguettes des tambours nègres. Grande mêlée. Charivari. Les moricauds sont vaincus. Une marche funèbre en l’honneur des morts ponctue la fin des combats. »
Faut-il sourire de ce pitoyable argument ? Pourrait-on en faire aujourd’hui la métaphore du triomphe du “format” sur la musique libre qu’incarne tant l’enterrement de la commission jazz créée à grands roulements de tambours par le ministère à l’automne 2011 que la programmation musicale d’une radio “éclairée” comme France Culture (où le format “chanson” et le “lyrique” tendent à exclure le “format libre” et l’abstraction instrumentale) ?
En 1978, les propos de Federico Fellini étaient évidemment d’une autre tenue et sa Prova d’orchestra nous laisse le souvenir d’un authentique chef d’œuvre. On y voyait un orchestre répéter une œuvre de Nino Rota lorsque, annoncée par un militant syndical, une équipe de tournage débarquait et commençait à interviewer les musiciens, d’où il ressortait un guerre larvées des pupitres, chaque musicien valorisant son instrument et sa partie au détriment de ceux des collègues. Lorsque le chef arrive la ligne de fracture se déplace pour s’installer entre ce dernier et son orchestre. À l’occasion d’une coupure de courant, la répétition tourne au happening qui ne prendra fin qu’avec l’effondrement d’un mur sous les coups d’une équipe de destruction d’immeubles. Le chef en profitera pour reprendre son orchestre en main.
Si bien des scènes de Zicocratie de Richard Bois en 2013 rappellent celles parmi les plus drôles de Prova, le propos est tout autre. En premier lieu parce qu’il s’agit d’un vrai documentaire et non d’un faux. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas d’un orchestre symphonique de fonctionnaires musiciens placés sous l’autorité d’un chef omniscient, mais d’un orchestre de jazz : le MegaOctet d’Andy Emler, dont on apprendra qu’il fonctionne sur une stricte égalité dans la répartition des cachets et que l’investissement de ses membres sont très éloignés du raisonnement syndical. Richard Bois a filmé deux répétitions, les deux journées d’enregistrement du disque “E total” au studio de la Buissonne et le concert de création du Triton aux Lilas. Selon un travail de découpage, on voit plusieurs compositions prendre forme à partir des partitions du chef mais qui, malgré leur aspect fini sur le papier, sonnent presque plus d’abord comme des propositions que les musiciens ne doivent pas seulement interpréter mais dont ils doivent inventer mille détails, l’élan du geste jazzistique ne permettant pas de tout noter, ni prévoir : plage d’improvisation laissée “ad lib” sur des consignes plus ou moins précises, parties de la section rythmique interprétées sur une simple grille harmonique, éventuellement autour d’une formule ostinato, d’un voicing et de mises en place rendez-vous, découpage métrique que chacun interprète à sa manière pour se l’approprier avec le plus grand naturel, retour de faisabilité des uns et des autres, suggestions que le chef sait prendre en compte…
Quel bordel ! Fred Maurin, le jeune compositeur et chef d’orchestre de Ping Machine, me dira à la sortie : « Je croyais que ça n’arrivait qu’à moi et à mes musiciens par manque de maturité. Je n’aurais pas cru qu’avec l’autorité d’Andy et l’expérience acquise par son orchestre après plus de vingt ans, je puisse retrouver des scènes que je vis moi-même à chaque répétition. » Ça discute, ça se plante, ça réclame, ça patauge, ça dérape, les premières accords sont atroces… Et peu à peu, on voit plusieurs morceaux sortir de cette fange. Et c’est le miracle du film de nous faire assister à cette genèse, en s’attachant aux difficultés rencontrées dans certains passages et en montrant par quels efforts et détours ils ont pu être résolus, en nous conduisant du magma initial à l’aboutissement qui n’est plus qu’élan et précision, gai savoir et élégance du geste, discipline et liberté, la compréhension de cette lente maturation étant ici et là assistée du défilé de partitions qui, quel que soit notre connaissance ou méconnaissance du solfège, offre à un support visuel éclairant, notamment lorsque leur apparition s’attache à faire apparaître cette fameuse citations récurrente de J’ai du bon tabac qui traverse toute l’œuvre d’Andy Emler de manière subliminale (sauf à quelques “grandes oreilles” auxquelles rien n’échappe).
Le montage multiplie ainsi les allers et retours chronolo
giques, chacun d’eux nous conduisant un peu plus loin vers l’aboutissement du concert dont on ne verra à vrai dire que peu de choses : les derniers moments de nervosité avant de monter sur scène, les saluts et la décompression en coulisses immédiatement après le rappel. La caméra filme le travail, l’effort, le plaisir, la fatigue, l’abattement, la concentration, la jubilation lorsque ça décolle enfin, l’envol. Elle filme aussi les échanges entre le chef et ses musiciens, ses directives plus ou moins factuelles, constitutionnelles ou métaphoriques, ses doutes, la réactivité aux suggestions, l’émulation et l’encouragement réciproque. La présence de la caméra et du réalisateur qui se trouve derrière, malgré leur absence du champ, incite chacun à s’exprimer sur son métier, sur ses conditions de travail… d’où il ressort une adhésion à la musique de leur chef, une adhésion d’autant moins feinte et d’autant plus efficace qu’ils sont chefs eux-mêmes de leurs propres orchestres par ailleurs. Une adhésion réciproque tant le chef a choisi chacun d’eux pour les qualités qui lui sont propres et pour le son qu’il saura en tirer, une adhésion où la camaraderie a toute sa place.
C’est drôle, émouvant, captivant et constamment relancé par l’invitation passée à une série d’invités observateurs qui constituent une sorte de moteur non pas à l’action musicale mais au propos du film : un orchestre de jazz, comment ça marche ? Se succèdent ou se côtoient en studio, parmi les musiciens, une directrice du chantier médiéval “Guédelon” (Maryline Martin), une journaliste et militante féministe de gauche (Clémentine Autain), un chef d’état major des armées (Jacques Lanxade), un ingénieur et coordinateur de lancement de modèles chez Renault (Alain Felce), un ancien capitaine de l’équipe de France de tennis de Coupe Davis (Patrice Dominguez), un capitaine de remorqueur de sauvetage en mer (Charles Claden) et un PDG de l’agence de communication Meanings (Bruno Scaramuzzino).
Chacun prend la parole pour commenter des moments clés de cette marche vers l’aboutissement, non pas tant du point de vue musical – on voit bien qu’ils sont d’abord un peu déconcertés par la nature d’abord très incertaine de l’œuvre, voire par la nature même du langage qu’elle s’est choisie – mais du point de vue politique pour les uns et stratégique pour les autres. « Vous êtes dans une addition de compétences, observe Patrice Dominguez alors que chaque musicien est en train de travailler sa partie, sans rapport forcé à l’autorité. » « C’est un mode de management, déclare Bruno Scaramuzzino à la sortie d’une séance de “rigolomanie”. Vous, vous créez de l’apaisement plutôt que de la tension. Mais la tension peut être féconde. » « Le fait de ne vous être donné que deux jours et demi, déclare Alain Felce lors d’une pause repas pendant l’enregistrement, contribue à votre réussite. » « C’est comme une équipe sauvetage, explique Charles Claden alors qu’un passage difficile commence à prendre forme, il faut que ce soit une démocratie heureuse. » « Au fond, un orchestre comme le vôtre, conclut Jacques Lanxade, tout de même troublé par la difficulté d’identifier “l’ennemi”, ça ressemble plutôt à une équipe de forces spéciales. »
C’est avec une grande gaîté que fut accueillie la projection promotionnelle présentée au cinéma Grand Action ce mardi 2 avril et s’il fallait compter avec la complicité d’une partie du public, de séquence en séquence, je jubilais d’avance en moi-même à l’idée de pouvoir un jour attirer à une future projection ou télédiffusion ceux de mes proches qui ignorent tout du chemin conduisant à la salle de concert ou qui ne savent rien des musiques qui peuvent s’y jouer hors des formats médiatiques. Je me réjouissais à l’idée de savoir qu’ils auraient un jour accès à ce témoignage sur le chantier musical que représente un orchestre, qui plus un orchestre où l’écriture et l’improvisation – cette chose encore tellement étrangère au grand public – se nouent ainsi l’une à l’autre. Je me réjouissais encore à l’idée de leur faire découvrir un jour, à travers ce film, cet art du jeu, de l’échange, cette gaîté d’être ensemble, réuni dans un même élan autour d’un même objectif qui peut sembler au premier abord insoluble, ce bonheur de voir le son et le rythme se former, se peaufiner, s’assembler, grossir et se projeter. Et jubilant de la sorte, je me disais que ce film que je souhaite à un public le plus large, mériterait d’être resserré et dégraissé de quelques longueurs et redites, de peur de perdre, non pas le public du jazz conquis d’avance par un tel regard sur l’orchestre, mais de perdre justement ce grand public, auquel l’inconnu fait peur, avant qu’il n’ait franchi le cap de l’intriguant pour celui du captivant jusqu’à l’adhésion à la musicale qui semble avoir emporté nos observateurs d’abord perplexes.
Reste à trouver les moyens financiers manquant encore à ce film formidable qui n’existe que par le soutien de la Sacem, du FCM et de 35 particuliers ayant contribué par l’intermédiaire de Tousdoprod, plateforme pour le financement participatif. En effet, le montage est trop pertinent dans sa progression, qu’il serait dommage d’en réduire la durée sans le livrer à un vrai travail de remontage.
Franck Bergerot
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Le film de Richard Bois autour du MegaOctet d’Andy Emler est tout le contraire du film de Federico Fellini sorti en 1978. Prova d’orchestra était un faux documentaire, Zicocratie en est un vrai. Prova d’orchestra filmait une “répétition d’orchestre”, Zicocratie en filme deux plus un enregistrement et un concert. Prova était aussi “la démonstration par l’orchestre” d’une vision d’un cinéaste, génial comme l’était son film. Si le filmage de Richard Bois n’est pas plus neutre que celui de sa monteuse, Stéphanie Porte, Zicocratie est une observation, sous regards multiples, puisque des personnalités extérieures sont invitées, sous l’œil de la caméra, à assister aux travaux de l’orchestre et à commenter, non pas la musique, mais ces travaux-mêmes. Enfin, alors que Prova d’Orchestra est l’histoire d’un échec, celle de Zicocratie est celle d’un aboutissement.
Cinéma Grand Action, Paris (75), le 2 avril 2013.
Projection privée de Zicrocratie, film de Richard Bois autour du MegaOctet d’Andy Emler. Production : Ruwenzori – RB et Faustine Hennion. Co-production : Thierry Virolle et La Compagnie aime l’air.
En 1931, le chorégraphe Serge Lifar présenta à l’Opéra de Paris une “fantaisie chroégraphique”, L’Orchestre en liberté, sur une musique d’Henry Sauveplane et un livret de Franz-Gautier et Paul Gsell, avec des décors et costumes de Paul Colin. On y assistait à l’invasion de l’orchestre symphonique par les instruments de la “musique nègre” qui invitaient les autres instruments à la révolte contre le pouvoir de la baguette et à la débauche. « Immédiatement, la liberté devient anarchie. Les nègres dispersent les anciens instruments et forment un jazz. Ils jouent des airs barbares. Tous leurs instincts grossiers se déchaînent […]. Mais la revanche de la raison est proche. » Les violons se retournent contres les Noirs et « croisent leurs archets avec les baguettes des tambours nègres. Grande mêlée. Charivari. Les moricauds sont vaincus. Une marche funèbre en l’honneur des morts ponctue la fin des combats. »
Faut-il sourire de ce pitoyable argument ? Pourrait-on en faire aujourd’hui la métaphore du triomphe du “format” sur la musique libre qu’incarne tant l’enterrement de la commission jazz créée à grands roulements de tambours par le ministère à l’automne 2011 que la programmation musicale d’une radio “éclairée” comme France Culture (où le format “chanson” et le “lyrique” tendent à exclure le “format libre” et l’abstraction instrumentale) ?
En 1978, les propos de Federico Fellini étaient évidemment d’une autre tenue et sa Prova d’orchestra nous laisse le souvenir d’un authentique chef d’œuvre. On y voyait un orchestre répéter une œuvre de Nino Rota lorsque, annoncée par un militant syndical, une équipe de tournage débarquait et commençait à interviewer les musiciens, d’où il ressortait un guerre larvées des pupitres, chaque musicien valorisant son instrument et sa partie au détriment de ceux des collègues. Lorsque le chef arrive la ligne de fracture se déplace pour s’installer entre ce dernier et son orchestre. À l’occasion d’une coupure de courant, la répétition tourne au happening qui ne prendra fin qu’avec l’effondrement d’un mur sous les coups d’une équipe de destruction d’immeubles. Le chef en profitera pour reprendre son orchestre en main.
Si bien des scènes de Zicocratie de Richard Bois en 2013 rappellent celles parmi les plus drôles de Prova, le propos est tout autre. En premier lieu parce qu’il s’agit d’un vrai documentaire et non d’un faux. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas d’un orchestre symphonique de fonctionnaires musiciens placés sous l’autorité d’un chef omniscient, mais d’un orchestre de jazz : le MegaOctet d’Andy Emler, dont on apprendra qu’il fonctionne sur une stricte égalité dans la répartition des cachets et que l’investissement de ses membres sont très éloignés du raisonnement syndical. Richard Bois a filmé deux répétitions, les deux journées d’enregistrement du disque “E total” au studio de la Buissonne et le concert de création du Triton aux Lilas. Selon un travail de découpage, on voit plusieurs compositions prendre forme à partir des partitions du chef mais qui, malgré leur aspect fini sur le papier, sonnent presque plus d’abord comme des propositions que les musiciens ne doivent pas seulement interpréter mais dont ils doivent inventer mille détails, l’élan du geste jazzistique ne permettant pas de tout noter, ni prévoir : plage d’improvisation laissée “ad lib” sur des consignes plus ou moins précises, parties de la section rythmique interprétées sur une simple grille harmonique, éventuellement autour d’une formule ostinato, d’un voicing et de mises en place rendez-vous, découpage métrique que chacun interprète à sa manière pour se l’approprier avec le plus grand naturel, retour de faisabilité des uns et des autres, suggestions que le chef sait prendre en compte…
Quel bordel ! Fred Maurin, le jeune compositeur et chef d’orchestre de Ping Machine, me dira à la sortie : « Je croyais que ça n’arrivait qu’à moi et à mes musiciens par manque de maturité. Je n’aurais pas cru qu’avec l’autorité d’Andy et l’expérience acquise par son orchestre après plus de vingt ans, je puisse retrouver des scènes que je vis moi-même à chaque répétition. » Ça discute, ça se plante, ça réclame, ça patauge, ça dérape, les premières accords sont atroces… Et peu à peu, on voit plusieurs morceaux sortir de cette fange. Et c’est le miracle du film de nous faire assister à cette genèse, en s’attachant aux difficultés rencontrées dans certains passages et en montrant par quels efforts et détours ils ont pu être résolus, en nous conduisant du magma initial à l’aboutissement qui n’est plus qu’élan et précision, gai savoir et élégance du geste, discipline et liberté, la compréhension de cette lente maturation étant ici et là assistée du défilé de partitions qui, quel que soit notre connaissance ou méconnaissance du solfège, offre à un support visuel éclairant, notamment lorsque leur apparition s’attache à faire apparaître cette fameuse citations récurrente de J’ai du bon tabac qui traverse toute l’œuvre d’Andy Emler de manière subliminale (sauf à quelques “grandes oreilles” auxquelles rien n’échappe).
Le montage multiplie ainsi les allers et retours chronolo
giques, chacun d’eux nous conduisant un peu plus loin vers l’aboutissement du concert dont on ne verra à vrai dire que peu de choses : les derniers moments de nervosité avant de monter sur scène, les saluts et la décompression en coulisses immédiatement après le rappel. La caméra filme le travail, l’effort, le plaisir, la fatigue, l’abattement, la concentration, la jubilation lorsque ça décolle enfin, l’envol. Elle filme aussi les échanges entre le chef et ses musiciens, ses directives plus ou moins factuelles, constitutionnelles ou métaphoriques, ses doutes, la réactivité aux suggestions, l’émulation et l’encouragement réciproque. La présence de la caméra et du réalisateur qui se trouve derrière, malgré leur absence du champ, incite chacun à s’exprimer sur son métier, sur ses conditions de travail… d’où il ressort une adhésion à la musique de leur chef, une adhésion d’autant moins feinte et d’autant plus efficace qu’ils sont chefs eux-mêmes de leurs propres orchestres par ailleurs. Une adhésion réciproque tant le chef a choisi chacun d’eux pour les qualités qui lui sont propres et pour le son qu’il saura en tirer, une adhésion où la camaraderie a toute sa place.
C’est drôle, émouvant, captivant et constamment relancé par l’invitation passée à une série d’invités observateurs qui constituent une sorte de moteur non pas à l’action musicale mais au propos du film : un orchestre de jazz, comment ça marche ? Se succèdent ou se côtoient en studio, parmi les musiciens, une directrice du chantier médiéval “Guédelon” (Maryline Martin), une journaliste et militante féministe de gauche (Clémentine Autain), un chef d’état major des armées (Jacques Lanxade), un ingénieur et coordinateur de lancement de modèles chez Renault (Alain Felce), un ancien capitaine de l’équipe de France de tennis de Coupe Davis (Patrice Dominguez), un capitaine de remorqueur de sauvetage en mer (Charles Claden) et un PDG de l’agence de communication Meanings (Bruno Scaramuzzino).
Chacun prend la parole pour commenter des moments clés de cette marche vers l’aboutissement, non pas tant du point de vue musical – on voit bien qu’ils sont d’abord un peu déconcertés par la nature d’abord très incertaine de l’œuvre, voire par la nature même du langage qu’elle s’est choisie – mais du point de vue politique pour les uns et stratégique pour les autres. « Vous êtes dans une addition de compétences, observe Patrice Dominguez alors que chaque musicien est en train de travailler sa partie, sans rapport forcé à l’autorité. » « C’est un mode de management, déclare Bruno Scaramuzzino à la sortie d’une séance de “rigolomanie”. Vous, vous créez de l’apaisement plutôt que de la tension. Mais la tension peut être féconde. » « Le fait de ne vous être donné que deux jours et demi, déclare Alain Felce lors d’une pause repas pendant l’enregistrement, contribue à votre réussite. » « C’est comme une équipe sauvetage, explique Charles Claden alors qu’un passage difficile commence à prendre forme, il faut que ce soit une démocratie heureuse. » « Au fond, un orchestre comme le vôtre, conclut Jacques Lanxade, tout de même troublé par la difficulté d’identifier “l’ennemi”, ça ressemble plutôt à une équipe de forces spéciales. »
C’est avec une grande gaîté que fut accueillie la projection promotionnelle présentée au cinéma Grand Action ce mardi 2 avril et s’il fallait compter avec la complicité d’une partie du public, de séquence en séquence, je jubilais d’avance en moi-même à l’idée de pouvoir un jour attirer à une future projection ou télédiffusion ceux de mes proches qui ignorent tout du chemin conduisant à la salle de concert ou qui ne savent rien des musiques qui peuvent s’y jouer hors des formats médiatiques. Je me réjouissais à l’idée de savoir qu’ils auraient un jour accès à ce témoignage sur le chantier musical que représente un orchestre, qui plus un orchestre où l’écriture et l’improvisation – cette chose encore tellement étrangère au grand public – se nouent ainsi l’une à l’autre. Je me réjouissais encore à l’idée de leur faire découvrir un jour, à travers ce film, cet art du jeu, de l’échange, cette gaîté d’être ensemble, réuni dans un même élan autour d’un même objectif qui peut sembler au premier abord insoluble, ce bonheur de voir le son et le rythme se former, se peaufiner, s’assembler, grossir et se projeter. Et jubilant de la sorte, je me disais que ce film que je souhaite à un public le plus large, mériterait d’être resserré et dégraissé de quelques longueurs et redites, de peur de perdre, non pas le public du jazz conquis d’avance par un tel regard sur l’orchestre, mais de perdre justement ce grand public, auquel l’inconnu fait peur, avant qu’il n’ait franchi le cap de l’intriguant pour celui du captivant jusqu’à l’adhésion à la musicale qui semble avoir emporté nos observateurs d’abord perplexes.
Reste à trouver les moyens financiers manquant encore à ce film formidable qui n’existe que par le soutien de la Sacem, du FCM et de 35 particuliers ayant contribué par l’intermédiaire de Tousdoprod, plateforme pour le financement participatif. En effet, le montage est trop pertinent dans sa progression, qu’il serait dommage d’en réduire la durée sans le livrer à un vrai travail de remontage.
Franck Bergerot
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Le film de Richard Bois autour du MegaOctet d’Andy Emler est tout le contraire du film de Federico Fellini sorti en 1978. Prova d’orchestra était un faux documentaire, Zicocratie en est un vrai. Prova d’orchestra filmait une “répétition d’orchestre”, Zicocratie en filme deux plus un enregistrement et un concert. Prova était aussi “la démonstration par l’orchestre” d’une vision d’un cinéaste, génial comme l’était son film. Si le filmage de Richard Bois n’est pas plus neutre que celui de sa monteuse, Stéphanie Porte, Zicocratie est une observation, sous regards multiples, puisque des personnalités extérieures sont invitées, sous l’œil de la caméra, à assister aux travaux de l’orchestre et à commenter, non pas la musique, mais ces travaux-mêmes. Enfin, alors que Prova d’Orchestra est l’histoire d’un échec, celle de Zicocratie est celle d’un aboutissement.
Cinéma Grand Action, Paris (75), le 2 avril 2013.
Projection privée de Zicrocratie, film de Richard Bois autour du MegaOctet d’Andy Emler. Production : Ruwenzori – RB et Faustine Hennion. Co-production : Thierry Virolle et La Compagnie aime l’air.
En 1931, le chorégraphe Serge Lifar présenta à l’Opéra de Paris une “fantaisie chroégraphique”, L’Orchestre en liberté, sur une musique d’Henry Sauveplane et un livret de Franz-Gautier et Paul Gsell, avec des décors et costumes de Paul Colin. On y assistait à l’invasion de l’orchestre symphonique par les instruments de la “musique nègre” qui invitaient les autres instruments à la révolte contre le pouvoir de la baguette et à la débauche. « Immédiatement, la liberté devient anarchie. Les nègres dispersent les anciens instruments et forment un jazz. Ils jouent des airs barbares. Tous leurs instincts grossiers se déchaînent […]. Mais la revanche de la raison est proche. » Les violons se retournent contres les Noirs et « croisent leurs archets avec les baguettes des tambours nègres. Grande mêlée. Charivari. Les moricauds sont vaincus. Une marche funèbre en l’honneur des morts ponctue la fin des combats. »
Faut-il sourire de ce pitoyable argument ? Pourrait-on en faire aujourd’hui la métaphore du triomphe du “format” sur la musique libre qu’incarne tant l’enterrement de la commission jazz créée à grands roulements de tambours par le ministère à l’automne 2011 que la programmation musicale d’une radio “éclairée” comme France Culture (où le format “chanson” et le “lyrique” tendent à exclure le “format libre” et l’abstraction instrumentale) ?
En 1978, les propos de Federico Fellini étaient évidemment d’une autre tenue et sa Prova d’orchestra nous laisse le souvenir d’un authentique chef d’œuvre. On y voyait un orchestre répéter une œuvre de Nino Rota lorsque, annoncée par un militant syndical, une équipe de tournage débarquait et commençait à interviewer les musiciens, d’où il ressortait un guerre larvées des pupitres, chaque musicien valorisant son instrument et sa partie au détriment de ceux des collègues. Lorsque le chef arrive la ligne de fracture se déplace pour s’installer entre ce dernier et son orchestre. À l’occasion d’une coupure de courant, la répétition tourne au happening qui ne prendra fin qu’avec l’effondrement d’un mur sous les coups d’une équipe de destruction d’immeubles. Le chef en profitera pour reprendre son orchestre en main.
Si bien des scènes de Zicocratie de Richard Bois en 2013 rappellent celles parmi les plus drôles de Prova, le propos est tout autre. En premier lieu parce qu’il s’agit d’un vrai documentaire et non d’un faux. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas d’un orchestre symphonique de fonctionnaires musiciens placés sous l’autorité d’un chef omniscient, mais d’un orchestre de jazz : le MegaOctet d’Andy Emler, dont on apprendra qu’il fonctionne sur une stricte égalité dans la répartition des cachets et que l’investissement de ses membres sont très éloignés du raisonnement syndical. Richard Bois a filmé deux répétitions, les deux journées d’enregistrement du disque “E total” au studio de la Buissonne et le concert de création du Triton aux Lilas. Selon un travail de découpage, on voit plusieurs compositions prendre forme à partir des partitions du chef mais qui, malgré leur aspect fini sur le papier, sonnent presque plus d’abord comme des propositions que les musiciens ne doivent pas seulement interpréter mais dont ils doivent inventer mille détails, l’élan du geste jazzistique ne permettant pas de tout noter, ni prévoir : plage d’improvisation laissée “ad lib” sur des consignes plus ou moins précises, parties de la section rythmique interprétées sur une simple grille harmonique, éventuellement autour d’une formule ostinato, d’un voicing et de mises en place rendez-vous, découpage métrique que chacun interprète à sa manière pour se l’approprier avec le plus grand naturel, retour de faisabilité des uns et des autres, suggestions que le chef sait prendre en compte…
Quel bordel ! Fred Maurin, le jeune compositeur et chef d’orchestre de Ping Machine, me dira à la sortie : « Je croyais que ça n’arrivait qu’à moi et à mes musiciens par manque de maturité. Je n’aurais pas cru qu’avec l’autorité d’Andy et l’expérience acquise par son orchestre après plus de vingt ans, je puisse retrouver des scènes que je vis moi-même à chaque répétition. » Ça discute, ça se plante, ça réclame, ça patauge, ça dérape, les premières accords sont atroces… Et peu à peu, on voit plusieurs morceaux sortir de cette fange. Et c’est le miracle du film de nous faire assister à cette genèse, en s’attachant aux difficultés rencontrées dans certains passages et en montrant par quels efforts et détours ils ont pu être résolus, en nous conduisant du magma initial à l’aboutissement qui n’est plus qu’élan et précision, gai savoir et élégance du geste, discipline et liberté, la compréhension de cette lente maturation étant ici et là assistée du défilé de partitions qui, quel que soit notre connaissance ou méconnaissance du solfège, offre à un support visuel éclairant, notamment lorsque leur apparition s’attache à faire apparaître cette fameuse citations récurrente de J’ai du bon tabac qui traverse toute l’œuvre d’Andy Emler de manière subliminale (sauf à quelques “grandes oreilles” auxquelles rien n’échappe).
Le montage multiplie ainsi les allers et retours chronolo
giques, chacun d’eux nous conduisant un peu plus loin vers l’aboutissement du concert dont on ne verra à vrai dire que peu de choses : les derniers moments de nervosité avant de monter sur scène, les saluts et la décompression en coulisses immédiatement après le rappel. La caméra filme le travail, l’effort, le plaisir, la fatigue, l’abattement, la concentration, la jubilation lorsque ça décolle enfin, l’envol. Elle filme aussi les échanges entre le chef et ses musiciens, ses directives plus ou moins factuelles, constitutionnelles ou métaphoriques, ses doutes, la réactivité aux suggestions, l’émulation et l’encouragement réciproque. La présence de la caméra et du réalisateur qui se trouve derrière, malgré leur absence du champ, incite chacun à s’exprimer sur son métier, sur ses conditions de travail… d’où il ressort une adhésion à la musique de leur chef, une adhésion d’autant moins feinte et d’autant plus efficace qu’ils sont chefs eux-mêmes de leurs propres orchestres par ailleurs. Une adhésion réciproque tant le chef a choisi chacun d’eux pour les qualités qui lui sont propres et pour le son qu’il saura en tirer, une adhésion où la camaraderie a toute sa place.
C’est drôle, émouvant, captivant et constamment relancé par l’invitation passée à une série d’invités observateurs qui constituent une sorte de moteur non pas à l’action musicale mais au propos du film : un orchestre de jazz, comment ça marche ? Se succèdent ou se côtoient en studio, parmi les musiciens, une directrice du chantier médiéval “Guédelon” (Maryline Martin), une journaliste et militante féministe de gauche (Clémentine Autain), un chef d’état major des armées (Jacques Lanxade), un ingénieur et coordinateur de lancement de modèles chez Renault (Alain Felce), un ancien capitaine de l’équipe de France de tennis de Coupe Davis (Patrice Dominguez), un capitaine de remorqueur de sauvetage en mer (Charles Claden) et un PDG de l’agence de communication Meanings (Bruno Scaramuzzino).
Chacun prend la parole pour commenter des moments clés de cette marche vers l’aboutissement, non pas tant du point de vue musical – on voit bien qu’ils sont d’abord un peu déconcertés par la nature d’abord très incertaine de l’œuvre, voire par la nature même du langage qu’elle s’est choisie – mais du point de vue politique pour les uns et stratégique pour les autres. « Vous êtes dans une addition de compétences, observe Patrice Dominguez alors que chaque musicien est en train de travailler sa partie, sans rapport forcé à l’autorité. » « C’est un mode de management, déclare Bruno Scaramuzzino à la sortie d’une séance de “rigolomanie”. Vous, vous créez de l’apaisement plutôt que de la tension. Mais la tension peut être féconde. » « Le fait de ne vous être donné que deux jours et demi, déclare Alain Felce lors d’une pause repas pendant l’enregistrement, contribue à votre réussite. » « C’est comme une équipe sauvetage, explique Charles Claden alors qu’un passage difficile commence à prendre forme, il faut que ce soit une démocratie heureuse. » « Au fond, un orchestre comme le vôtre, conclut Jacques Lanxade, tout de même troublé par la difficulté d’identifier “l’ennemi”, ça ressemble plutôt à une équipe de forces spéciales. »
C’est avec une grande gaîté que fut accueillie la projection promotionnelle présentée au cinéma Grand Action ce mardi 2 avril et s’il fallait compter avec la complicité d’une partie du public, de séquence en séquence, je jubilais d’avance en moi-même à l’idée de pouvoir un jour attirer à une future projection ou télédiffusion ceux de mes proches qui ignorent tout du chemin conduisant à la salle de concert ou qui ne savent rien des musiques qui peuvent s’y jouer hors des formats médiatiques. Je me réjouissais à l’idée de savoir qu’ils auraient un jour accès à ce témoignage sur le chantier musical que représente un orchestre, qui plus un orchestre où l’écriture et l’improvisation – cette chose encore tellement étrangère au grand public – se nouent ainsi l’une à l’autre. Je me réjouissais encore à l’idée de leur faire découvrir un jour, à travers ce film, cet art du jeu, de l’échange, cette gaîté d’être ensemble, réuni dans un même élan autour d’un même objectif qui peut sembler au premier abord insoluble, ce bonheur de voir le son et le rythme se former, se peaufiner, s’assembler, grossir et se projeter. Et jubilant de la sorte, je me disais que ce film que je souhaite à un public le plus large, mériterait d’être resserré et dégraissé de quelques longueurs et redites, de peur de perdre, non pas le public du jazz conquis d’avance par un tel regard sur l’orchestre, mais de perdre justement ce grand public, auquel l’inconnu fait peur, avant qu’il n’ait franchi le cap de l’intriguant pour celui du captivant jusqu’à l’adhésion à la musicale qui semble avoir emporté nos observateurs d’abord perplexes.
Reste à trouver les moyens financiers manquant encore à ce film formidable qui n’existe que par le soutien de la Sacem, du FCM et de 35 particuliers ayant contribué par l’intermédiaire de Tousdoprod, plateforme pour le financement participatif. En effet, le montage est trop pertinent dans sa progression, qu’il serait dommage d’en réduire la durée sans le livrer à un vrai travail de remontage.
Franck Bergerot
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Le film de Richard Bois autour du MegaOctet d’Andy Emler est tout le contraire du film de Federico Fellini sorti en 1978. Prova d’orchestra était un faux documentaire, Zicocratie en est un vrai. Prova d’orchestra filmait une “répétition d’orchestre”, Zicocratie en filme deux plus un enregistrement et un concert. Prova était aussi “la démonstration par l’orchestre” d’une vision d’un cinéaste, génial comme l’était son film. Si le filmage de Richard Bois n’est pas plus neutre que celui de sa monteuse, Stéphanie Porte, Zicocratie est une observation, sous regards multiples, puisque des personnalités extérieures sont invitées, sous l’œil de la caméra, à assister aux travaux de l’orchestre et à commenter, non pas la musique, mais ces travaux-mêmes. Enfin, alors que Prova d’Orchestra est l’histoire d’un échec, celle de Zicocratie est celle d’un aboutissement.
Cinéma Grand Action, Paris (75), le 2 avril 2013.
Projection privée de Zicrocratie, film de Richard Bois autour du MegaOctet d’Andy Emler. Production : Ruwenzori – RB et Faustine Hennion. Co-production : Thierry Virolle et La Compagnie aime l’air.
En 1931, le chorégraphe Serge Lifar présenta à l’Opéra de Paris une “fantaisie chroégraphique”, L’Orchestre en liberté, sur une musique d’Henry Sauveplane et un livret de Franz-Gautier et Paul Gsell, avec des décors et costumes de Paul Colin. On y assistait à l’invasion de l’orchestre symphonique par les instruments de la “musique nègre” qui invitaient les autres instruments à la révolte contre le pouvoir de la baguette et à la débauche. « Immédiatement, la liberté devient anarchie. Les nègres dispersent les anciens instruments et forment un jazz. Ils jouent des airs barbares. Tous leurs instincts grossiers se déchaînent […]. Mais la revanche de la raison est proche. » Les violons se retournent contres les Noirs et « croisent leurs archets avec les baguettes des tambours nègres. Grande mêlée. Charivari. Les moricauds sont vaincus. Une marche funèbre en l’honneur des morts ponctue la fin des combats. »
Faut-il sourire de ce pitoyable argument ? Pourrait-on en faire aujourd’hui la métaphore du triomphe du “format” sur la musique libre qu’incarne tant l’enterrement de la commission jazz créée à grands roulements de tambours par le ministère à l’automne 2011 que la programmation musicale d’une radio “éclairée” comme France Culture (où le format “chanson” et le “lyrique” tendent à exclure le “format libre” et l’abstraction instrumentale) ?
En 1978, les propos de Federico Fellini étaient évidemment d’une autre tenue et sa Prova d’orchestra nous laisse le souvenir d’un authentique chef d’œuvre. On y voyait un orchestre répéter une œuvre de Nino Rota lorsque, annoncée par un militant syndical, une équipe de tournage débarquait et commençait à interviewer les musiciens, d’où il ressortait un guerre larvées des pupitres, chaque musicien valorisant son instrument et sa partie au détriment de ceux des collègues. Lorsque le chef arrive la ligne de fracture se déplace pour s’installer entre ce dernier et son orchestre. À l’occasion d’une coupure de courant, la répétition tourne au happening qui ne prendra fin qu’avec l’effondrement d’un mur sous les coups d’une équipe de destruction d’immeubles. Le chef en profitera pour reprendre son orchestre en main.
Si bien des scènes de Zicocratie de Richard Bois en 2013 rappellent celles parmi les plus drôles de Prova, le propos est tout autre. En premier lieu parce qu’il s’agit d’un vrai documentaire et non d’un faux. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas d’un orchestre symphonique de fonctionnaires musiciens placés sous l’autorité d’un chef omniscient, mais d’un orchestre de jazz : le MegaOctet d’Andy Emler, dont on apprendra qu’il fonctionne sur une stricte égalité dans la répartition des cachets et que l’investissement de ses membres sont très éloignés du raisonnement syndical. Richard Bois a filmé deux répétitions, les deux journées d’enregistrement du disque “E total” au studio de la Buissonne et le concert de création du Triton aux Lilas. Selon un travail de découpage, on voit plusieurs compositions prendre forme à partir des partitions du chef mais qui, malgré leur aspect fini sur le papier, sonnent presque plus d’abord comme des propositions que les musiciens ne doivent pas seulement interpréter mais dont ils doivent inventer mille détails, l’élan du geste jazzistique ne permettant pas de tout noter, ni prévoir : plage d’improvisation laissée “ad lib” sur des consignes plus ou moins précises, parties de la section rythmique interprétées sur une simple grille harmonique, éventuellement autour d’une formule ostinato, d’un voicing et de mises en place rendez-vous, découpage métrique que chacun interprète à sa manière pour se l’approprier avec le plus grand naturel, retour de faisabilité des uns et des autres, suggestions que le chef sait prendre en compte…
Quel bordel ! Fred Maurin, le jeune compositeur et chef d’orchestre de Ping Machine, me dira à la sortie : « Je croyais que ça n’arrivait qu’à moi et à mes musiciens par manque de maturité. Je n’aurais pas cru qu’avec l’autorité d’Andy et l’expérience acquise par son orchestre après plus de vingt ans, je puisse retrouver des scènes que je vis moi-même à chaque répétition. » Ça discute, ça se plante, ça réclame, ça patauge, ça dérape, les premières accords sont atroces… Et peu à peu, on voit plusieurs morceaux sortir de cette fange. Et c’est le miracle du film de nous faire assister à cette genèse, en s’attachant aux difficultés rencontrées dans certains passages et en montrant par quels efforts et détours ils ont pu être résolus, en nous conduisant du magma initial à l’aboutissement qui n’est plus qu’élan et précision, gai savoir et élégance du geste, discipline et liberté, la compréhension de cette lente maturation étant ici et là assistée du défilé de partitions qui, quel que soit notre connaissance ou méconnaissance du solfège, offre à un support visuel éclairant, notamment lorsque leur apparition s’attache à faire apparaître cette fameuse citations récurrente de J’ai du bon tabac qui traverse toute l’œuvre d’Andy Emler de manière subliminale (sauf à quelques “grandes oreilles” auxquelles rien n’échappe).
Le montage multiplie ainsi les allers et retours chronolo
giques, chacun d’eux nous conduisant un peu plus loin vers l’aboutissement du concert dont on ne verra à vrai dire que peu de choses : les derniers moments de nervosité avant de monter sur scène, les saluts et la décompression en coulisses immédiatement après le rappel. La caméra filme le travail, l’effort, le plaisir, la fatigue, l’abattement, la concentration, la jubilation lorsque ça décolle enfin, l’envol. Elle filme aussi les échanges entre le chef et ses musiciens, ses directives plus ou moins factuelles, constitutionnelles ou métaphoriques, ses doutes, la réactivité aux suggestions, l’émulation et l’encouragement réciproque. La présence de la caméra et du réalisateur qui se trouve derrière, malgré leur absence du champ, incite chacun à s’exprimer sur son métier, sur ses conditions de travail… d’où il ressort une adhésion à la musique de leur chef, une adhésion d’autant moins feinte et d’autant plus efficace qu’ils sont chefs eux-mêmes de leurs propres orchestres par ailleurs. Une adhésion réciproque tant le chef a choisi chacun d’eux pour les qualités qui lui sont propres et pour le son qu’il saura en tirer, une adhésion où la camaraderie a toute sa place.
C’est drôle, émouvant, captivant et constamment relancé par l’invitation passée à une série d’invités observateurs qui constituent une sorte de moteur non pas à l’action musicale mais au propos du film : un orchestre de jazz, comment ça marche ? Se succèdent ou se côtoient en studio, parmi les musiciens, une directrice du chantier médiéval “Guédelon” (Maryline Martin), une journaliste et militante féministe de gauche (Clémentine Autain), un chef d’état major des armées (Jacques Lanxade), un ingénieur et coordinateur de lancement de modèles chez Renault (Alain Felce), un ancien capitaine de l’équipe de France de tennis de Coupe Davis (Patrice Dominguez), un capitaine de remorqueur de sauvetage en mer (Charles Claden) et un PDG de l’agence de communication Meanings (Bruno Scaramuzzino).
Chacun prend la parole pour commenter des moments clés de cette marche vers l’aboutissement, non pas tant du point de vue musical – on voit bien qu’ils sont d’abord un peu déconcertés par la nature d’abord très incertaine de l’œuvre, voire par la nature même du langage qu’elle s’est choisie – mais du point de vue politique pour les uns et stratégique pour les autres. « Vous êtes dans une addition de compétences, observe Patrice Dominguez alors que chaque musicien est en train de travailler sa partie, sans rapport forcé à l’autorité. » « C’est un mode de management, déclare Bruno Scaramuzzino à la sortie d’une séance de “rigolomanie”. Vous, vous créez de l’apaisement plutôt que de la tension. Mais la tension peut être féconde. » « Le fait de ne vous être donné que deux jours et demi, déclare Alain Felce lors d’une pause repas pendant l’enregistrement, contribue à votre réussite. » « C’est comme une équipe sauvetage, explique Charles Claden alors qu’un passage difficile commence à prendre forme, il faut que ce soit une démocratie heureuse. » « Au fond, un orchestre comme le vôtre, conclut Jacques Lanxade, tout de même troublé par la difficulté d’identifier “l’ennemi”, ça ressemble plutôt à une équipe de forces spéciales. »
C’est avec une grande gaîté que fut accueillie la projection promotionnelle présentée au cinéma Grand Action ce mardi 2 avril et s’il fallait compter avec la complicité d’une partie du public, de séquence en séquence, je jubilais d’avance en moi-même à l’idée de pouvoir un jour attirer à une future projection ou télédiffusion ceux de mes proches qui ignorent tout du chemin conduisant à la salle de concert ou qui ne savent rien des musiques qui peuvent s’y jouer hors des formats médiatiques. Je me réjouissais à l’idée de savoir qu’ils auraient un jour accès à ce témoignage sur le chantier musical que représente un orchestre, qui plus un orchestre où l’écriture et l’improvisation – cette chose encore tellement étrangère au grand public – se nouent ainsi l’une à l’autre. Je me réjouissais encore à l’idée de leur faire découvrir un jour, à travers ce film, cet art du jeu, de l’échange, cette gaîté d’être ensemble, réuni dans un même élan autour d’un même objectif qui peut sembler au premier abord insoluble, ce bonheur de voir le son et le rythme se former, se peaufiner, s’assembler, grossir et se projeter. Et jubilant de la sorte, je me disais que ce film que je souhaite à un public le plus large, mériterait d’être resserré et dégraissé de quelques longueurs et redites, de peur de perdre, non pas le public du jazz conquis d’avance par un tel regard sur l’orchestre, mais de perdre justement ce grand public, auquel l’inconnu fait peur, avant qu’il n’ait franchi le cap de l’intriguant pour celui du captivant jusqu’à l’adhésion à la musicale qui semble avoir emporté nos observateurs d’abord perplexes.
Reste à trouver les moyens financiers manquant encore à ce film formidable qui n’existe que par le soutien de la Sacem, du FCM et de 35 particuliers ayant contribué par l’intermédiaire de Tousdoprod, plateforme pour le financement participatif. En effet, le montage est trop pertinent dans sa progression, qu’il serait dommage d’en réduire la durée sans le livrer à un vrai travail de remontage.
Franck Bergerot