Rendez-vous avec Daniel Humair 1. “Modern Art” au Balzac
Le 13 octobre dernier, au cinéma Le Balzac, le batteur Daniel Humair présentait son album “Incises” autour de 13 de ses peintres préférés, avec le saxophoniste Vincent Lê Quang et le contrebassiste Stéphane Kerecki. Programme qu’ils jouèrent après la projection du film En Résonnance de Thierry Le Nouvel autour des trois passions d’Humair, la musique, la peinture et la boxe.
13 peintres un vendredi 13 : valait mieux ne pas être superstitieux. Ce n’est heureusement pas mon cas ni, j’imagine, celui de Daniel Humair, et la perspective de se rendre à ce merveilleux cinéma parisien qu’est Le Balzac pour l’une de ces sessions mensuelles “Jazz et images” programmées par Vincent Lê Quang aurait de quoi annihiler les croyances les plus noires et les plus tenaces.
En ouverture, un film, celui auquel songea longtemps le réalisateur Thierry Le Nouvel avant de le réaliser. Humair y est filmé en train de peindre dans son atelier parisien, ou dans sa résidence de la Creuse, lors de la balance et d’un concert à La Dynamo de Pantin avec Emile Parisien, Vincent Peirani et Ivan Gélugne, dans le cadre d’un cours de boxe donné par le champion d’Europe Freddy Saïd Skouma (que nous reconnaîtrons parmi le public à la sortie du Balzac), invité avec son ami Skouma à visiter les archives du Louvre, jouant seul face aux images projetées par Le Nouvel… En résonance, donc. Pourtant, on voit Daniel Humair méfiant comme un renard devant le collet, chaque fois que lui est posée la question du parallèle entre jazz et peinture. Le Nouvel ne la pose pas, il laisse le visiteur d’une exposition la poser directement, sous l’œil furtif de la caméra, à Humair qui esquive… Parallèle de la boxe ? En fait, non, il n’esquive pas, il répond par le “faire”. Humair est dans le faire. Ses deux activités sont complémentaires. Il ne cherche pas à les relier, à les comparer. Il observe juste que face à l’instant devant la toile ou à la batterie devant un orchestre, il a une même capacité de réaction. Il fait et il observe, notamment au cours de Freddy Saïd Skouma, les gestes que son ami enseigne à son élève, osant une analogie avec certaine succession de coups tirés de son vocabulaire de batteur qu’il exécute immédiatement face à l’apprenti boxeur.
Observer et faire. C’est tout l’art de Le Nouvel qui, par un tournage, un éclairage, un traitement de l’image filmée (et des motifs empruntés à la peinture d’Humair qu’il anime en virtuose), et un montage d’une justesse extraordinaire, traite son sujet avec une rythmicité extraordinaire, où les coïncidences entre le son, le geste et l’image relèvent tant de cette télépathie, aux limites de l’inconscience et de la pré-science, qui fait jouer ensemble les membres d’un quartette, que de cette maîtrise simultanée de l’écriture et de l’élan interprétatif qui fait d’un big band cette espèce de boule d’énergie qu’est une balle de basket sur un terrain. Plus l’esprit de calembours dont, par ses glissements constants du sonore au visuel et au dramatique, De Nouvel fait du Grand Art.
Entre parenthèses, cette séquence, où un sonorisateur demandant à Humair où il doit placer le micro de caisse claire s’entend répondre « pas de micro de caisse claire ». Une séquence qui devrait tourner un boucle dans les écoles de son, où l’on apprend trop souvent à prendre le problème à l’envers, c’est-à-dire à faire sonner une sonorisation, sans apprendre auparavant comment sonne une batterie ni comment sonne un orchestre.
Et voici maintenant le trio qui s’installe et Humair qui commente le principe de cet album consacrés à 13 œuvres d’autant de peintres à qui il a voulu rendre hommage par des œuvres anciennes et d’autres récentes, mais dont le but n’est pas d’établir un parallèle. Et comment voir-entendre le lien– sauf celui qu’imaginera l’auditeur – entre le Bram Van Velde de François Jeanneau, le Jackson Pollock de Jane Ira Bloom ou l’Alechinsky de Tony Malaby et les œuvres qui en ont été les prétextes. Faut-il entendre un blues dans le Bleu Klein (pour Yves Klein) de Stéphane Kerecki ? Encore une fois, on n’est pas ici dans le discours, mais dans le faire. Faire tenir ensemble des gestes qui soient dignes de ceux qui ont abouti à ces œuvres peintes. Nous reviennent alors les propos d’Humair dans le film de Le Nouvel, d’une part sur la précision de la réponse à l’instant, par une conscience du temps qui est le métier du jazzman, d’autre part sur la nécessité de savoir mal faire. Je suis frappé par la précision de ce jeu collectif, sur certaines pièces (celle d’ouverture en particulier) d’une “calligraphie” très exacte qui me rappelle combien Humair, non ou peu lecteur, souffrit des mises en place constantes écrites par Martial Solal et qui le firent fuir son trio (je me réfère ici de mémoire à une interview ancienne) et d’autres, visiblement improvisées (d’ailleurs pas toujours si visiblement, sinon rétrospectivement, après voir questionné Lê Quang et Kerecki à la sortie du cinéma), qui pourtant semble répondre à une chorégraphie longuement répétée.
Donc, cette précision d’horloger, que contredit pourtant notre batteur suisse en sanctifiant l’erreur et la maladresse, l’aboutissement du geste à l’opposé de l’intention qui l’avait motivée. Et je crois soudain mieux discerner cet équilibre qui me fascine tant depuis que je vais l’écouter, dans les années 1970, du temps des psychodrames avec Michel Portal, des meetings aériens avec Solal et Jean-François Jenny-Clark, des safaris avec François Jeanneau et Henri Texier ou des chasses à cour avec Joachim Kühn et Jenny-Clark où chacun était tout à la fois le chasseur, la meute et le gibier.
Je revois cette masse d’humanité derrière les tambours et les cymbales, cette masse de jubilation juvénile, ludique, groumande, sensuelle, qui maniait l’exactitude avec des gestes d’une spontanéité folle et l’immédiateté du désir avec des sagesses de buddah.
J’ai connu un temps, au début de la rue des Lombards, où l’on préférait André Ceccarelli à Humair et vice Versailles. J’en ai connu d’autres qui lui préférait l’école américaine. A me souvenir de mes “premiers Humair” comme de mon concert du Balzac, je peux le comprendre. Il y a un contrat à remplir dans la grande tradition américaine de la batterie qu’Humair semble avoir déchiré depuis longtemps. Et pourtant, s’il s’est permis de le déchirer, c’est parce qu’il en connaît tous les articles.
Encore un souvenir : on est à une remise des prix de l’Académie du jazz. La cérémonie s’éternise. On attend à l’extérieur en disant des conneries, passant une tête de temps à autre pour voir on l’on en est, si ça va durer encore longtemps avant que l’on ouvre les premières bouteilles… Soudain, on se fige, regards tendus vers la porte vitrée que l’on entrouvre car à travers elle apparaît Dexter Gordon dans une vidéo projetée pour lui avoir décerné un prix. Tout contre moi, dans l’embrasure de la porte où l’on se presse, un musicien pour lequel j’ai beaucoup d’estime, qui a bouffé du Humair plus qu’à son tour aux bars des différents clubs des Lombards où, tard dans la nuit, on aime jouer les douaniers du jazz. Et dans son extase devant le resurgissement du “vrai jazz,” au drive de la batterie, il grogne d’un air entendu : « Ah ! Art Taylor. » La champ s’élargit et l’on voit apparaître Daniel Humair. Je lui enfonce une grande bourrade dans les côtes. Il aurait pu me coller au mur comme un moustique. Il encaisse sans rien dire, en hochant gentiment la tête.
Voilà, c’est pourquoi demain, 20 octobre, je prendrai le train pour Lyon, où Daniel Humair présentera à l’Opéra une exposition, deux trios (Michel Portal – Bruno Chevillon et Stefano Di Batista – Chevillon) et un quartette (Lê Quang, Kerecki et le grand Samuel Blaser). Et le lendemain, 21 octobre, nouveau trio à Nyon, avec Guillaume Péret et Heiri Känzig. • Franck Bergerot|Le 13 octobre dernier, au cinéma Le Balzac, le batteur Daniel Humair présentait son album “Incises” autour de 13 de ses peintres préférés, avec le saxophoniste Vincent Lê Quang et le contrebassiste Stéphane Kerecki. Programme qu’ils jouèrent après la projection du film En Résonnance de Thierry Le Nouvel autour des trois passions d’Humair, la musique, la peinture et la boxe.
13 peintres un vendredi 13 : valait mieux ne pas être superstitieux. Ce n’est heureusement pas mon cas ni, j’imagine, celui de Daniel Humair, et la perspective de se rendre à ce merveilleux cinéma parisien qu’est Le Balzac pour l’une de ces sessions mensuelles “Jazz et images” programmées par Vincent Lê Quang aurait de quoi annihiler les croyances les plus noires et les plus tenaces.
En ouverture, un film, celui auquel songea longtemps le réalisateur Thierry Le Nouvel avant de le réaliser. Humair y est filmé en train de peindre dans son atelier parisien, ou dans sa résidence de la Creuse, lors de la balance et d’un concert à La Dynamo de Pantin avec Emile Parisien, Vincent Peirani et Ivan Gélugne, dans le cadre d’un cours de boxe donné par le champion d’Europe Freddy Saïd Skouma (que nous reconnaîtrons parmi le public à la sortie du Balzac), invité avec son ami Skouma à visiter les archives du Louvre, jouant seul face aux images projetées par Le Nouvel… En résonance, donc. Pourtant, on voit Daniel Humair méfiant comme un renard devant le collet, chaque fois que lui est posée la question du parallèle entre jazz et peinture. Le Nouvel ne la pose pas, il laisse le visiteur d’une exposition la poser directement, sous l’œil furtif de la caméra, à Humair qui esquive… Parallèle de la boxe ? En fait, non, il n’esquive pas, il répond par le “faire”. Humair est dans le faire. Ses deux activités sont complémentaires. Il ne cherche pas à les relier, à les comparer. Il observe juste que face à l’instant devant la toile ou à la batterie devant un orchestre, il a une même capacité de réaction. Il fait et il observe, notamment au cours de Freddy Saïd Skouma, les gestes que son ami enseigne à son élève, osant une analogie avec certaine succession de coups tirés de son vocabulaire de batteur qu’il exécute immédiatement face à l’apprenti boxeur.
Observer et faire. C’est tout l’art de Le Nouvel qui, par un tournage, un éclairage, un traitement de l’image filmée (et des motifs empruntés à la peinture d’Humair qu’il anime en virtuose), et un montage d’une justesse extraordinaire, traite son sujet avec une rythmicité extraordinaire, où les coïncidences entre le son, le geste et l’image relèvent tant de cette télépathie, aux limites de l’inconscience et de la pré-science, qui fait jouer ensemble les membres d’un quartette, que de cette maîtrise simultanée de l’écriture et de l’élan interprétatif qui fait d’un big band cette espèce de boule d’énergie qu’est une balle de basket sur un terrain. Plus l’esprit de calembours dont, par ses glissements constants du sonore au visuel et au dramatique, De Nouvel fait du Grand Art.
Entre parenthèses, cette séquence, où un sonorisateur demandant à Humair où il doit placer le micro de caisse claire s’entend répondre « pas de micro de caisse claire ». Une séquence qui devrait tourner un boucle dans les écoles de son, où l’on apprend trop souvent à prendre le problème à l’envers, c’est-à-dire à faire sonner une sonorisation, sans apprendre auparavant comment sonne une batterie ni comment sonne un orchestre.
Et voici maintenant le trio qui s’installe et Humair qui commente le principe de cet album consacrés à 13 œuvres d’autant de peintres à qui il a voulu rendre hommage par des œuvres anciennes et d’autres récentes, mais dont le but n’est pas d’établir un parallèle. Et comment voir-entendre le lien– sauf celui qu’imaginera l’auditeur – entre le Bram Van Velde de François Jeanneau, le Jackson Pollock de Jane Ira Bloom ou l’Alechinsky de Tony Malaby et les œuvres qui en ont été les prétextes. Faut-il entendre un blues dans le Bleu Klein (pour Yves Klein) de Stéphane Kerecki ? Encore une fois, on n’est pas ici dans le discours, mais dans le faire. Faire tenir ensemble des gestes qui soient dignes de ceux qui ont abouti à ces œuvres peintes. Nous reviennent alors les propos d’Humair dans le film de Le Nouvel, d’une part sur la précision de la réponse à l’instant, par une conscience du temps qui est le métier du jazzman, d’autre part sur la nécessité de savoir mal faire. Je suis frappé par la précision de ce jeu collectif, sur certaines pièces (celle d’ouverture en particulier) d’une “calligraphie” très exacte qui me rappelle combien Humair, non ou peu lecteur, souffrit des mises en place constantes écrites par Martial Solal et qui le firent fuir son trio (je me réfère ici de mémoire à une interview ancienne) et d’autres, visiblement improvisées (d’ailleurs pas toujours si visiblement, sinon rétrospectivement, après voir questionné Lê Quang et Kerecki à la sortie du cinéma), qui pourtant semble répondre à une chorégraphie longuement répétée.
Donc, cette précision d’horloger, que contredit pourtant notre batteur suisse en sanctifiant l’erreur et la maladresse, l’aboutissement du geste à l’opposé de l’intention qui l’avait motivée. Et je crois soudain mieux discerner cet équilibre qui me fascine tant depuis que je vais l’écouter, dans les années 1970, du temps des psychodrames avec Michel Portal, des meetings aériens avec Solal et Jean-François Jenny-Clark, des safaris avec François Jeanneau et Henri Texier ou des chasses à cour avec Joachim Kühn et Jenny-Clark où chacun était tout à la fois le chasseur, la meute et le gibier.
Je revois cette masse d’humanité derrière les tambours et les cymbales, cette masse de jubilation juvénile, ludique, groumande, sensuelle, qui maniait l’exactitude avec des gestes d’une spontanéité folle et l’immédiateté du désir avec des sagesses de buddah.
J’ai connu un temps, au début de la rue des Lombards, où l’on préférait André Ceccarelli à Humair et vice Versailles. J’en ai connu d’autres qui lui préférait l’école américaine. A me souvenir de mes “premiers Humair” comme de mon concert du Balzac, je peux le comprendre. Il y a un contrat à remplir dans la grande tradition américaine de la batterie qu’Humair semble avoir déchiré depuis longtemps. Et pourtant, s’il s’est permis de le déchirer, c’est parce qu’il en connaît tous les articles.
Encore un souvenir : on est à une remise des prix de l’Académie du jazz. La cérémonie s’éternise. On attend à l’extérieur en disant des conneries, passant une tête de temps à autre pour voir on l’on en est, si ça va durer encore longtemps avant que l’on ouvre les premières bouteilles… Soudain, on se fige, regards tendus vers la porte vitrée que l’on entrouvre car à travers elle apparaît Dexter Gordon dans une vidéo projetée pour lui avoir décerné un prix. Tout contre moi, dans l’embrasure de la porte où l’on se presse, un musicien pour lequel j’ai beaucoup d’estime, qui a bouffé du Humair plus qu’à son tour aux bars des différents clubs des Lombards où, tard dans la nuit, on aime jouer les douaniers du jazz. Et dans son extase devant le resurgissement du “vrai jazz,” au drive de la batterie, il grogne d’un air entendu : « Ah ! Art Taylor. » La champ s’élargit et l’on voit apparaître Daniel Humair. Je lui enfonce une grande bourrade dans les côtes. Il aurait pu me coller au mur comme un moustique. Il encaisse sans rien dire, en hochant gentiment la tête.
Voilà, c’est pourquoi demain, 20 octobre, je prendrai le train pour Lyon, où Daniel Humair présentera à l’Opéra une exposition, deux trios (Michel Portal – Bruno Chevillon et Stefano Di Batista – Chevillon) et un quartette (Lê Quang, Kerecki et le grand Samuel Blaser). Et le lendemain, 21 octobre, nouveau trio à Nyon, avec Guillaume Péret et Heiri Känzig. • Franck Bergerot|Le 13 octobre dernier, au cinéma Le Balzac, le batteur Daniel Humair présentait son album “Incises” autour de 13 de ses peintres préférés, avec le saxophoniste Vincent Lê Quang et le contrebassiste Stéphane Kerecki. Programme qu’ils jouèrent après la projection du film En Résonnance de Thierry Le Nouvel autour des trois passions d’Humair, la musique, la peinture et la boxe.
13 peintres un vendredi 13 : valait mieux ne pas être superstitieux. Ce n’est heureusement pas mon cas ni, j’imagine, celui de Daniel Humair, et la perspective de se rendre à ce merveilleux cinéma parisien qu’est Le Balzac pour l’une de ces sessions mensuelles “Jazz et images” programmées par Vincent Lê Quang aurait de quoi annihiler les croyances les plus noires et les plus tenaces.
En ouverture, un film, celui auquel songea longtemps le réalisateur Thierry Le Nouvel avant de le réaliser. Humair y est filmé en train de peindre dans son atelier parisien, ou dans sa résidence de la Creuse, lors de la balance et d’un concert à La Dynamo de Pantin avec Emile Parisien, Vincent Peirani et Ivan Gélugne, dans le cadre d’un cours de boxe donné par le champion d’Europe Freddy Saïd Skouma (que nous reconnaîtrons parmi le public à la sortie du Balzac), invité avec son ami Skouma à visiter les archives du Louvre, jouant seul face aux images projetées par Le Nouvel… En résonance, donc. Pourtant, on voit Daniel Humair méfiant comme un renard devant le collet, chaque fois que lui est posée la question du parallèle entre jazz et peinture. Le Nouvel ne la pose pas, il laisse le visiteur d’une exposition la poser directement, sous l’œil furtif de la caméra, à Humair qui esquive… Parallèle de la boxe ? En fait, non, il n’esquive pas, il répond par le “faire”. Humair est dans le faire. Ses deux activités sont complémentaires. Il ne cherche pas à les relier, à les comparer. Il observe juste que face à l’instant devant la toile ou à la batterie devant un orchestre, il a une même capacité de réaction. Il fait et il observe, notamment au cours de Freddy Saïd Skouma, les gestes que son ami enseigne à son élève, osant une analogie avec certaine succession de coups tirés de son vocabulaire de batteur qu’il exécute immédiatement face à l’apprenti boxeur.
Observer et faire. C’est tout l’art de Le Nouvel qui, par un tournage, un éclairage, un traitement de l’image filmée (et des motifs empruntés à la peinture d’Humair qu’il anime en virtuose), et un montage d’une justesse extraordinaire, traite son sujet avec une rythmicité extraordinaire, où les coïncidences entre le son, le geste et l’image relèvent tant de cette télépathie, aux limites de l’inconscience et de la pré-science, qui fait jouer ensemble les membres d’un quartette, que de cette maîtrise simultanée de l’écriture et de l’élan interprétatif qui fait d’un big band cette espèce de boule d’énergie qu’est une balle de basket sur un terrain. Plus l’esprit de calembours dont, par ses glissements constants du sonore au visuel et au dramatique, De Nouvel fait du Grand Art.
Entre parenthèses, cette séquence, où un sonorisateur demandant à Humair où il doit placer le micro de caisse claire s’entend répondre « pas de micro de caisse claire ». Une séquence qui devrait tourner un boucle dans les écoles de son, où l’on apprend trop souvent à prendre le problème à l’envers, c’est-à-dire à faire sonner une sonorisation, sans apprendre auparavant comment sonne une batterie ni comment sonne un orchestre.
Et voici maintenant le trio qui s’installe et Humair qui commente le principe de cet album consacrés à 13 œuvres d’autant de peintres à qui il a voulu rendre hommage par des œuvres anciennes et d’autres récentes, mais dont le but n’est pas d’établir un parallèle. Et comment voir-entendre le lien– sauf celui qu’imaginera l’auditeur – entre le Bram Van Velde de François Jeanneau, le Jackson Pollock de Jane Ira Bloom ou l’Alechinsky de Tony Malaby et les œuvres qui en ont été les prétextes. Faut-il entendre un blues dans le Bleu Klein (pour Yves Klein) de Stéphane Kerecki ? Encore une fois, on n’est pas ici dans le discours, mais dans le faire. Faire tenir ensemble des gestes qui soient dignes de ceux qui ont abouti à ces œuvres peintes. Nous reviennent alors les propos d’Humair dans le film de Le Nouvel, d’une part sur la précision de la réponse à l’instant, par une conscience du temps qui est le métier du jazzman, d’autre part sur la nécessité de savoir mal faire. Je suis frappé par la précision de ce jeu collectif, sur certaines pièces (celle d’ouverture en particulier) d’une “calligraphie” très exacte qui me rappelle combien Humair, non ou peu lecteur, souffrit des mises en place constantes écrites par Martial Solal et qui le firent fuir son trio (je me réfère ici de mémoire à une interview ancienne) et d’autres, visiblement improvisées (d’ailleurs pas toujours si visiblement, sinon rétrospectivement, après voir questionné Lê Quang et Kerecki à la sortie du cinéma), qui pourtant semble répondre à une chorégraphie longuement répétée.
Donc, cette précision d’horloger, que contredit pourtant notre batteur suisse en sanctifiant l’erreur et la maladresse, l’aboutissement du geste à l’opposé de l’intention qui l’avait motivée. Et je crois soudain mieux discerner cet équilibre qui me fascine tant depuis que je vais l’écouter, dans les années 1970, du temps des psychodrames avec Michel Portal, des meetings aériens avec Solal et Jean-François Jenny-Clark, des safaris avec François Jeanneau et Henri Texier ou des chasses à cour avec Joachim Kühn et Jenny-Clark où chacun était tout à la fois le chasseur, la meute et le gibier.
Je revois cette masse d’humanité derrière les tambours et les cymbales, cette masse de jubilation juvénile, ludique, groumande, sensuelle, qui maniait l’exactitude avec des gestes d’une spontanéité folle et l’immédiateté du désir avec des sagesses de buddah.
J’ai connu un temps, au début de la rue des Lombards, où l’on préférait André Ceccarelli à Humair et vice Versailles. J’en ai connu d’autres qui lui préférait l’école américaine. A me souvenir de mes “premiers Humair” comme de mon concert du Balzac, je peux le comprendre. Il y a un contrat à remplir dans la grande tradition américaine de la batterie qu’Humair semble avoir déchiré depuis longtemps. Et pourtant, s’il s’est permis de le déchirer, c’est parce qu’il en connaît tous les articles.
Encore un souvenir : on est à une remise des prix de l’Académie du jazz. La cérémonie s’éternise. On attend à l’extérieur en disant des conneries, passant une tête de temps à autre pour voir on l’on en est, si ça va durer encore longtemps avant que l’on ouvre les premières bouteilles… Soudain, on se fige, regards tendus vers la porte vitrée que l’on entrouvre car à travers elle apparaît Dexter Gordon dans une vidéo projetée pour lui avoir décerné un prix. Tout contre moi, dans l’embrasure de la porte où l’on se presse, un musicien pour lequel j’ai beaucoup d’estime, qui a bouffé du Humair plus qu’à son tour aux bars des différents clubs des Lombards où, tard dans la nuit, on aime jouer les douaniers du jazz. Et dans son extase devant le resurgissement du “vrai jazz,” au drive de la batterie, il grogne d’un air entendu : « Ah ! Art Taylor. » La champ s’élargit et l’on voit apparaître Daniel Humair. Je lui enfonce une grande bourrade dans les côtes. Il aurait pu me coller au mur comme un moustique. Il encaisse sans rien dire, en hochant gentiment la tête.
Voilà, c’est pourquoi demain, 20 octobre, je prendrai le train pour Lyon, où Daniel Humair présentera à l’Opéra une exposition, deux trios (Michel Portal – Bruno Chevillon et Stefano Di Batista – Chevillon) et un quartette (Lê Quang, Kerecki et le grand Samuel Blaser). Et le lendemain, 21 octobre, nouveau trio à Nyon, avec Guillaume Péret et Heiri Känzig. • Franck Bergerot|Le 13 octobre dernier, au cinéma Le Balzac, le batteur Daniel Humair présentait son album “Incises” autour de 13 de ses peintres préférés, avec le saxophoniste Vincent Lê Quang et le contrebassiste Stéphane Kerecki. Programme qu’ils jouèrent après la projection du film En Résonnance de Thierry Le Nouvel autour des trois passions d’Humair, la musique, la peinture et la boxe.
13 peintres un vendredi 13 : valait mieux ne pas être superstitieux. Ce n’est heureusement pas mon cas ni, j’imagine, celui de Daniel Humair, et la perspective de se rendre à ce merveilleux cinéma parisien qu’est Le Balzac pour l’une de ces sessions mensuelles “Jazz et images” programmées par Vincent Lê Quang aurait de quoi annihiler les croyances les plus noires et les plus tenaces.
En ouverture, un film, celui auquel songea longtemps le réalisateur Thierry Le Nouvel avant de le réaliser. Humair y est filmé en train de peindre dans son atelier parisien, ou dans sa résidence de la Creuse, lors de la balance et d’un concert à La Dynamo de Pantin avec Emile Parisien, Vincent Peirani et Ivan Gélugne, dans le cadre d’un cours de boxe donné par le champion d’Europe Freddy Saïd Skouma (que nous reconnaîtrons parmi le public à la sortie du Balzac), invité avec son ami Skouma à visiter les archives du Louvre, jouant seul face aux images projetées par Le Nouvel… En résonance, donc. Pourtant, on voit Daniel Humair méfiant comme un renard devant le collet, chaque fois que lui est posée la question du parallèle entre jazz et peinture. Le Nouvel ne la pose pas, il laisse le visiteur d’une exposition la poser directement, sous l’œil furtif de la caméra, à Humair qui esquive… Parallèle de la boxe ? En fait, non, il n’esquive pas, il répond par le “faire”. Humair est dans le faire. Ses deux activités sont complémentaires. Il ne cherche pas à les relier, à les comparer. Il observe juste que face à l’instant devant la toile ou à la batterie devant un orchestre, il a une même capacité de réaction. Il fait et il observe, notamment au cours de Freddy Saïd Skouma, les gestes que son ami enseigne à son élève, osant une analogie avec certaine succession de coups tirés de son vocabulaire de batteur qu’il exécute immédiatement face à l’apprenti boxeur.
Observer et faire. C’est tout l’art de Le Nouvel qui, par un tournage, un éclairage, un traitement de l’image filmée (et des motifs empruntés à la peinture d’Humair qu’il anime en virtuose), et un montage d’une justesse extraordinaire, traite son sujet avec une rythmicité extraordinaire, où les coïncidences entre le son, le geste et l’image relèvent tant de cette télépathie, aux limites de l’inconscience et de la pré-science, qui fait jouer ensemble les membres d’un quartette, que de cette maîtrise simultanée de l’écriture et de l’élan interprétatif qui fait d’un big band cette espèce de boule d’énergie qu’est une balle de basket sur un terrain. Plus l’esprit de calembours dont, par ses glissements constants du sonore au visuel et au dramatique, De Nouvel fait du Grand Art.
Entre parenthèses, cette séquence, où un sonorisateur demandant à Humair où il doit placer le micro de caisse claire s’entend répondre « pas de micro de caisse claire ». Une séquence qui devrait tourner un boucle dans les écoles de son, où l’on apprend trop souvent à prendre le problème à l’envers, c’est-à-dire à faire sonner une sonorisation, sans apprendre auparavant comment sonne une batterie ni comment sonne un orchestre.
Et voici maintenant le trio qui s’installe et Humair qui commente le principe de cet album consacrés à 13 œuvres d’autant de peintres à qui il a voulu rendre hommage par des œuvres anciennes et d’autres récentes, mais dont le but n’est pas d’établir un parallèle. Et comment voir-entendre le lien– sauf celui qu’imaginera l’auditeur – entre le Bram Van Velde de François Jeanneau, le Jackson Pollock de Jane Ira Bloom ou l’Alechinsky de Tony Malaby et les œuvres qui en ont été les prétextes. Faut-il entendre un blues dans le Bleu Klein (pour Yves Klein) de Stéphane Kerecki ? Encore une fois, on n’est pas ici dans le discours, mais dans le faire. Faire tenir ensemble des gestes qui soient dignes de ceux qui ont abouti à ces œuvres peintes. Nous reviennent alors les propos d’Humair dans le film de Le Nouvel, d’une part sur la précision de la réponse à l’instant, par une conscience du temps qui est le métier du jazzman, d’autre part sur la nécessité de savoir mal faire. Je suis frappé par la précision de ce jeu collectif, sur certaines pièces (celle d’ouverture en particulier) d’une “calligraphie” très exacte qui me rappelle combien Humair, non ou peu lecteur, souffrit des mises en place constantes écrites par Martial Solal et qui le firent fuir son trio (je me réfère ici de mémoire à une interview ancienne) et d’autres, visiblement improvisées (d’ailleurs pas toujours si visiblement, sinon rétrospectivement, après voir questionné Lê Quang et Kerecki à la sortie du cinéma), qui pourtant semble répondre à une chorégraphie longuement répétée.
Donc, cette précision d’horloger, que contredit pourtant notre batteur suisse en sanctifiant l’erreur et la maladresse, l’aboutissement du geste à l’opposé de l’intention qui l’avait motivée. Et je crois soudain mieux discerner cet équilibre qui me fascine tant depuis que je vais l’écouter, dans les années 1970, du temps des psychodrames avec Michel Portal, des meetings aériens avec Solal et Jean-François Jenny-Clark, des safaris avec François Jeanneau et Henri Texier ou des chasses à cour avec Joachim Kühn et Jenny-Clark où chacun était tout à la fois le chasseur, la meute et le gibier.
Je revois cette masse d’humanité derrière les tambours et les cymbales, cette masse de jubilation juvénile, ludique, groumande, sensuelle, qui maniait l’exactitude avec des gestes d’une spontanéité folle et l’immédiateté du désir avec des sagesses de buddah.
J’ai connu un temps, au début de la rue des Lombards, où l’on préférait André Ceccarelli à Humair et vice Versailles. J’en ai connu d’autres qui lui préférait l’école américaine. A me souvenir de mes “premiers Humair” comme de mon concert du Balzac, je peux le comprendre. Il y a un contrat à remplir dans la grande tradition américaine de la batterie qu’Humair semble avoir déchiré depuis longtemps. Et pourtant, s’il s’est permis de le déchirer, c’est parce qu’il en connaît tous les articles.
Encore un souvenir : on est à une remise des prix de l’Académie du jazz. La cérémonie s’éternise. On attend à l’extérieur en disant des conneries, passant une tête de temps à autre pour voir on l’on en est, si ça va durer encore longtemps avant que l’on ouvre les premières bouteilles… Soudain, on se fige, regards tendus vers la porte vitrée que l’on entrouvre car à travers elle apparaît Dexter Gordon dans une vidéo projetée pour lui avoir décerné un prix. Tout contre moi, dans l’embrasure de la porte où l’on se presse, un musicien pour lequel j’ai beaucoup d’estime, qui a bouffé du Humair plus qu’à son tour aux bars des différents clubs des Lombards où, tard dans la nuit, on aime jouer les douaniers du jazz. Et dans son extase devant le resurgissement du “vrai jazz,” au drive de la batterie, il grogne d’un air entendu : « Ah ! Art Taylor. » La champ s’élargit et l’on voit apparaître Daniel Humair. Je lui enfonce une grande bourrade dans les côtes. Il aurait pu me coller au mur comme un moustique. Il encaisse sans rien dire, en hochant gentiment la tête.
Voilà, c’est pourquoi demain, 20 octobre, je prendrai le train pour Lyon, où Daniel Humair présentera à l’Opéra une exposition, deux trios (Michel Portal – Bruno Chevillon et Stefano Di Batista – Chevillon) et un quartette (Lê Quang, Kerecki et le grand Samuel Blaser). Et le lendemain, 21 octobre, nouveau trio à Nyon, avec Guillaume Péret et Heiri Känzig. • Franck Bergerot