Rendez-vous avec Daniel Humair 2. Un batteur et ses orchestres à l’Opéra
On pourrait y voir la célébration en avant-première de ses quatre-vingt ans (le 23 mai prochain) : Daniel Humair présentait hier 21 octobre deux trios et un quartette sur la scène de l’Opéra de Lyon. Avec Samuel Blaser, Michel Portal, Stefano Di Batista, Vincent Lê Quang, Stéphane Kerecki et Bruno Chevillon.
L’Opéra de Lyon semble plein comme un œuf. Grandeur et proximité, les murs remplaçant l’ancienne architecture à l’italienne vous donnent l’impression d’être dans une cour d’immeubles. Et ce soir, à chacun de ses balcons, on voit alignés des visages tendus vers ce quatrième mur, qui n’en est par un, puisque lorsque le rideau s’ouvre, cette cour s’ouvre soudain sur le monde, un monde au-delà du réel. Et je pense à la fameuse tirade que Paul Claudel fait dire à Lechy Elbernon dans L’Échange : « Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c’est ? Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. Quoi ? Qu’est-ce qu’ils regardent, puisque tout est fermé ? Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai. C’est comme les rêves que l’on fait quand on dort. C’est ainsi qu’ils viennent au théâtre la nuit. Je les regarde, et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu’au plafond. Et je vois des centaines de visages blancs. L’homme s’ennuie, et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. Et il pleure et il rit, et il n’a point envie de s’en aller. Je sais qu’il y a le caissier qui sait que demain on vérifiera ses livres, et la mère adultère dont l’enfant vient de tomber malade, et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n’a rien fait de tout le jour. Et ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient. »
Le jazz, la musique, est-ce la même chose ? S’y regarde-t-on soit même ? Y regarde-t-on et y écoute-t-on comme si l’on dormait ? Une chose est sûre, c’est qu’on y regarde autant qu’on y écoute, parce que l’humain est ainsi que, contrairement à l’animal, son ouïe est en friche, sauf à avoir reçu cette éducation très spéciale, et trop rare, qu’est la musique. Et alors que la salle plonge dans l’obscurité et que les projecteurs s’allument, selon un rite qui remplace souvent aujourd’hui le lever de rideau, on regarde les mains posées sur les genoux (au moins autant que l’on écoute), les moulinets de Daniel Humair et les rires ou les grimaces de Michel Portal qui, son premier morceau lancé, déroule son répertoire de formules bien à lui, tirées de son folklore imaginaire, du swing à une sorte de tarentelle. Daniel Humair le marque à la culotte, soit qu’il se joigne en tutti à telles mises en place inscrites dans l’arrangement ou que sa prescience lui fait deviner, soit qu’il le houspille de ses tumultueux chabada accidentés de réparties de toute sorte. Bruno Chevillon dame le terrain comme il peut, se résolvant ici et là à une walking bass régulière qui n’est chez lui pas si fréquente. Surgit soudain un bel interlude de matières abstraites qu’Humair tire d’un effet de micro qu’il approche ou éloigne du métal hurlant de la cymbale, auquel vient se joindre l’archet de Chevillon aux accents de violoncelle venus d’un monde lointain. Puis Portal reprend la farandole de son répertoire, avant de quitter la clarinette basse pour le bandonéon dont il arrache les tripes sur des suites d’accord piazzolien, et conclue finalement par une sorte de “mort du clown” dans un dernier tiré de soufflet, le menton dans la main, le coude appuyée sur le boîtier, qui se dérobe soudain et le fait s’effondrer sur lui-même. Stefano Di Batista le rejoint pour une ballade à l’exposé incertain mais dans un climat qui inspirera de belles improvisations dont un chase et une coda clarinette basse-sax alto poignants.
Michel Portal se retire pour laisser le nouveau trio que Di Batista entraine sur l’air de La Panthère rose soudain métamorphosée en Blue Monk, comme on sort un lapin de son chapeau. Il y aura de belles articulations de phrases revisitant cette formidable plastique qu’inventa Charlie Parker (ce que Dizzy Gillespie appelait avec envie « sa façon de construire une phrase et d’aller d’une note à l’autre [how to go from one note to another] »). Il y aura de belles intros solo de soprano dont un hommage à Sidney Bechet par le détour de Petite Fleur et une certaine projection lyrique, dont un Bye Bye Blackbird qui se laisse deviner avant l’exposition en trio et un admirable duel saxophone-batterie conclusif.
Entracte, la salle se frotte les yeux, s’ébroue, les langues se délient, les spécialistes commentent, les autres écoutent ou surenchérissent du haut de ce qu’ils on vu et entendu, et ils n’ont pas tous, qu’ils soient spécialistes ou non, vu ou entendu la même chose. Mais revoici Daniel Humair qui présente le trio (Vincent Lê Quang aux saxes soprano et ténor, Stéphane Kerecki à la basse) dont je rapportais dans ces pages le concert donné au Balzac le 13 octobre dernier (voir le compte rendu précédent celui-ci) auquel s’est ajouté Samuel Blaser. Le répertoire combine le programme “Modern Art” décliné au Balzac et des pièces autrefois jouées par différents orchestres (From Time To Time Free du trio avec Joachim Kühn et Jean-François Jenny-Clark, Huchedu dont le titre est le diminutif d’Humair/Chevillon/Ducret et Ira que l’on connaît avec le même trio plus Ellery Eskelin). Qu’il s’agisse des tempos swing, de leurs accélérations et coups de frein ou de tambourinages abstraits évoquant les gestes de Daniel Humair peintre*, le tandem Kerecki-Humair fonctionne avec une complicité qui faisait un peu défaut à la première partie rythmiquement plus instable. Outre la solennité qu’il confère à un morceaux comme IRA, l’apport de Samuel Blaser est énorme, apportant contraste, profondeur et stimulation dans l’homophonie comme dans la polyphonie, propulsant le trio et rendant les singulières angularités harmoniques et timbrales de Vincent Lê Quang plus efficientes.
Grand final en septette sur Genèvamalgame de Daniel Humair et Mutinerie l’un des tubes de Michel Portal. Tout le monde est chaud et ça tourne à joyeusement. Rappel, rerappel, concertation des musiciens. Humair annonce une impro libre en hommage à François Postaire, programmateur de l’amphithéâtre de Lyon et de la série d’été Jazz au Péristyle. On pense un moment à quelque chorale albanaise, puis à un merveilleux chaos qui s’évanouit comme une fumée. Le public est finalement ravi d’avoir partagé avec Daniel Humair ce bonheur bien visible d’avoir réuni ses amis sur la scène face à la salle de ce bel opéra. A-t-on pleuré, a-t-on ri avec eux ? S’est-on regardé soi-même, les mains posées sur les genoux ? Le caissier a-t-il pensé à ses livres, et la mère adultère à son enfant qui vient de tomber malade ? A-t-on regardé et écouté comme si l’on dormait ? A-t-on dormi ? Tous se lèvent tout d’un bloc pour applaudir encore. • Franck Bergerot
*« Ah, ces batteurs modernes qui jouent comme on peint… qu’ils laissent tomber la batterie et qu’ils peignent », martelait autrefois le batteur Roger Paraboschi au bar du Furstemberg. Et bien Daniel Humair le fait, aussi, puisqu’il présente ses “toiles et papiers” à l’amphi de l’Opéra de Lyon jusqu’au 25 novembre.|On pourrait y voir la célébration en avant-première de ses quatre-vingt ans (le 23 mai prochain) : Daniel Humair présentait hier 21 octobre deux trios et un quartette sur la scène de l’Opéra de Lyon. Avec Samuel Blaser, Michel Portal, Stefano Di Batista, Vincent Lê Quang, Stéphane Kerecki et Bruno Chevillon.
L’Opéra de Lyon semble plein comme un œuf. Grandeur et proximité, les murs remplaçant l’ancienne architecture à l’italienne vous donnent l’impression d’être dans une cour d’immeubles. Et ce soir, à chacun de ses balcons, on voit alignés des visages tendus vers ce quatrième mur, qui n’en est par un, puisque lorsque le rideau s’ouvre, cette cour s’ouvre soudain sur le monde, un monde au-delà du réel. Et je pense à la fameuse tirade que Paul Claudel fait dire à Lechy Elbernon dans L’Échange : « Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c’est ? Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. Quoi ? Qu’est-ce qu’ils regardent, puisque tout est fermé ? Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai. C’est comme les rêves que l’on fait quand on dort. C’est ainsi qu’ils viennent au théâtre la nuit. Je les regarde, et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu’au plafond. Et je vois des centaines de visages blancs. L’homme s’ennuie, et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. Et il pleure et il rit, et il n’a point envie de s’en aller. Je sais qu’il y a le caissier qui sait que demain on vérifiera ses livres, et la mère adultère dont l’enfant vient de tomber malade, et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n’a rien fait de tout le jour. Et ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient. »
Le jazz, la musique, est-ce la même chose ? S’y regarde-t-on soit même ? Y regarde-t-on et y écoute-t-on comme si l’on dormait ? Une chose est sûre, c’est qu’on y regarde autant qu’on y écoute, parce que l’humain est ainsi que, contrairement à l’animal, son ouïe est en friche, sauf à avoir reçu cette éducation très spéciale, et trop rare, qu’est la musique. Et alors que la salle plonge dans l’obscurité et que les projecteurs s’allument, selon un rite qui remplace souvent aujourd’hui le lever de rideau, on regarde les mains posées sur les genoux (au moins autant que l’on écoute), les moulinets de Daniel Humair et les rires ou les grimaces de Michel Portal qui, son premier morceau lancé, déroule son répertoire de formules bien à lui, tirées de son folklore imaginaire, du swing à une sorte de tarentelle. Daniel Humair le marque à la culotte, soit qu’il se joigne en tutti à telles mises en place inscrites dans l’arrangement ou que sa prescience lui fait deviner, soit qu’il le houspille de ses tumultueux chabada accidentés de réparties de toute sorte. Bruno Chevillon dame le terrain comme il peut, se résolvant ici et là à une walking bass régulière qui n’est chez lui pas si fréquente. Surgit soudain un bel interlude de matières abstraites qu’Humair tire d’un effet de micro qu’il approche ou éloigne du métal hurlant de la cymbale, auquel vient se joindre l’archet de Chevillon aux accents de violoncelle venus d’un monde lointain. Puis Portal reprend la farandole de son répertoire, avant de quitter la clarinette basse pour le bandonéon dont il arrache les tripes sur des suites d’accord piazzolien, et conclue finalement par une sorte de “mort du clown” dans un dernier tiré de soufflet, le menton dans la main, le coude appuyée sur le boîtier, qui se dérobe soudain et le fait s’effondrer sur lui-même. Stefano Di Batista le rejoint pour une ballade à l’exposé incertain mais dans un climat qui inspirera de belles improvisations dont un chase et une coda clarinette basse-sax alto poignants.
Michel Portal se retire pour laisser le nouveau trio que Di Batista entraine sur l’air de La Panthère rose soudain métamorphosée en Blue Monk, comme on sort un lapin de son chapeau. Il y aura de belles articulations de phrases revisitant cette formidable plastique qu’inventa Charlie Parker (ce que Dizzy Gillespie appelait avec envie « sa façon de construire une phrase et d’aller d’une note à l’autre [how to go from one note to another] »). Il y aura de belles intros solo de soprano dont un hommage à Sidney Bechet par le détour de Petite Fleur et une certaine projection lyrique, dont un Bye Bye Blackbird qui se laisse deviner avant l’exposition en trio et un admirable duel saxophone-batterie conclusif.
Entracte, la salle se frotte les yeux, s’ébroue, les langues se délient, les spécialistes commentent, les autres écoutent ou surenchérissent du haut de ce qu’ils on vu et entendu, et ils n’ont pas tous, qu’ils soient spécialistes ou non, vu ou entendu la même chose. Mais revoici Daniel Humair qui présente le trio (Vincent Lê Quang aux saxes soprano et ténor, Stéphane Kerecki à la basse) dont je rapportais dans ces pages le concert donné au Balzac le 13 octobre dernier (voir le compte rendu précédent celui-ci) auquel s’est ajouté Samuel Blaser. Le répertoire combine le programme “Modern Art” décliné au Balzac et des pièces autrefois jouées par différents orchestres (From Time To Time Free du trio avec Joachim Kühn et Jean-François Jenny-Clark, Huchedu dont le titre est le diminutif d’Humair/Chevillon/Ducret et Ira que l’on connaît avec le même trio plus Ellery Eskelin). Qu’il s’agisse des tempos swing, de leurs accélérations et coups de frein ou de tambourinages abstraits évoquant les gestes de Daniel Humair peintre*, le tandem Kerecki-Humair fonctionne avec une complicité qui faisait un peu défaut à la première partie rythmiquement plus instable. Outre la solennité qu’il confère à un morceaux comme IRA, l’apport de Samuel Blaser est énorme, apportant contraste, profondeur et stimulation dans l’homophonie comme dans la polyphonie, propulsant le trio et rendant les singulières angularités harmoniques et timbrales de Vincent Lê Quang plus efficientes.
Grand final en septette sur Genèvamalgame de Daniel Humair et Mutinerie l’un des tubes de Michel Portal. Tout le monde est chaud et ça tourne à joyeusement. Rappel, rerappel, concertation des musiciens. Humair annonce une impro libre en hommage à François Postaire, programmateur de l’amphithéâtre de Lyon et de la série d’été Jazz au Péristyle. On pense un moment à quelque chorale albanaise, puis à un merveilleux chaos qui s’évanouit comme une fumée. Le public est finalement ravi d’avoir partagé avec Daniel Humair ce bonheur bien visible d’avoir réuni ses amis sur la scène face à la salle de ce bel opéra. A-t-on pleuré, a-t-on ri avec eux ? S’est-on regardé soi-même, les mains posées sur les genoux ? Le caissier a-t-il pensé à ses livres, et la mère adultère à son enfant qui vient de tomber malade ? A-t-on regardé et écouté comme si l’on dormait ? A-t-on dormi ? Tous se lèvent tout d’un bloc pour applaudir encore. • Franck Bergerot
*« Ah, ces batteurs modernes qui jouent comme on peint… qu’ils laissent tomber la batterie et qu’ils peignent », martelait autrefois le batteur Roger Paraboschi au bar du Furstemberg. Et bien Daniel Humair le fait, aussi, puisqu’il présente ses “toiles et papiers” à l’amphi de l’Opéra de Lyon jusqu’au 25 novembre.|On pourrait y voir la célébration en avant-première de ses quatre-vingt ans (le 23 mai prochain) : Daniel Humair présentait hier 21 octobre deux trios et un quartette sur la scène de l’Opéra de Lyon. Avec Samuel Blaser, Michel Portal, Stefano Di Batista, Vincent Lê Quang, Stéphane Kerecki et Bruno Chevillon.
L’Opéra de Lyon semble plein comme un œuf. Grandeur et proximité, les murs remplaçant l’ancienne architecture à l’italienne vous donnent l’impression d’être dans une cour d’immeubles. Et ce soir, à chacun de ses balcons, on voit alignés des visages tendus vers ce quatrième mur, qui n’en est par un, puisque lorsque le rideau s’ouvre, cette cour s’ouvre soudain sur le monde, un monde au-delà du réel. Et je pense à la fameuse tirade que Paul Claudel fait dire à Lechy Elbernon dans L’Échange : « Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c’est ? Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. Quoi ? Qu’est-ce qu’ils regardent, puisque tout est fermé ? Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai. C’est comme les rêves que l’on fait quand on dort. C’est ainsi qu’ils viennent au théâtre la nuit. Je les regarde, et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu’au plafond. Et je vois des centaines de visages blancs. L’homme s’ennuie, et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. Et il pleure et il rit, et il n’a point envie de s’en aller. Je sais qu’il y a le caissier qui sait que demain on vérifiera ses livres, et la mère adultère dont l’enfant vient de tomber malade, et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n’a rien fait de tout le jour. Et ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient. »
Le jazz, la musique, est-ce la même chose ? S’y regarde-t-on soit même ? Y regarde-t-on et y écoute-t-on comme si l’on dormait ? Une chose est sûre, c’est qu’on y regarde autant qu’on y écoute, parce que l’humain est ainsi que, contrairement à l’animal, son ouïe est en friche, sauf à avoir reçu cette éducation très spéciale, et trop rare, qu’est la musique. Et alors que la salle plonge dans l’obscurité et que les projecteurs s’allument, selon un rite qui remplace souvent aujourd’hui le lever de rideau, on regarde les mains posées sur les genoux (au moins autant que l’on écoute), les moulinets de Daniel Humair et les rires ou les grimaces de Michel Portal qui, son premier morceau lancé, déroule son répertoire de formules bien à lui, tirées de son folklore imaginaire, du swing à une sorte de tarentelle. Daniel Humair le marque à la culotte, soit qu’il se joigne en tutti à telles mises en place inscrites dans l’arrangement ou que sa prescience lui fait deviner, soit qu’il le houspille de ses tumultueux chabada accidentés de réparties de toute sorte. Bruno Chevillon dame le terrain comme il peut, se résolvant ici et là à une walking bass régulière qui n’est chez lui pas si fréquente. Surgit soudain un bel interlude de matières abstraites qu’Humair tire d’un effet de micro qu’il approche ou éloigne du métal hurlant de la cymbale, auquel vient se joindre l’archet de Chevillon aux accents de violoncelle venus d’un monde lointain. Puis Portal reprend la farandole de son répertoire, avant de quitter la clarinette basse pour le bandonéon dont il arrache les tripes sur des suites d’accord piazzolien, et conclue finalement par une sorte de “mort du clown” dans un dernier tiré de soufflet, le menton dans la main, le coude appuyée sur le boîtier, qui se dérobe soudain et le fait s’effondrer sur lui-même. Stefano Di Batista le rejoint pour une ballade à l’exposé incertain mais dans un climat qui inspirera de belles improvisations dont un chase et une coda clarinette basse-sax alto poignants.
Michel Portal se retire pour laisser le nouveau trio que Di Batista entraine sur l’air de La Panthère rose soudain métamorphosée en Blue Monk, comme on sort un lapin de son chapeau. Il y aura de belles articulations de phrases revisitant cette formidable plastique qu’inventa Charlie Parker (ce que Dizzy Gillespie appelait avec envie « sa façon de construire une phrase et d’aller d’une note à l’autre [how to go from one note to another] »). Il y aura de belles intros solo de soprano dont un hommage à Sidney Bechet par le détour de Petite Fleur et une certaine projection lyrique, dont un Bye Bye Blackbird qui se laisse deviner avant l’exposition en trio et un admirable duel saxophone-batterie conclusif.
Entracte, la salle se frotte les yeux, s’ébroue, les langues se délient, les spécialistes commentent, les autres écoutent ou surenchérissent du haut de ce qu’ils on vu et entendu, et ils n’ont pas tous, qu’ils soient spécialistes ou non, vu ou entendu la même chose. Mais revoici Daniel Humair qui présente le trio (Vincent Lê Quang aux saxes soprano et ténor, Stéphane Kerecki à la basse) dont je rapportais dans ces pages le concert donné au Balzac le 13 octobre dernier (voir le compte rendu précédent celui-ci) auquel s’est ajouté Samuel Blaser. Le répertoire combine le programme “Modern Art” décliné au Balzac et des pièces autrefois jouées par différents orchestres (From Time To Time Free du trio avec Joachim Kühn et Jean-François Jenny-Clark, Huchedu dont le titre est le diminutif d’Humair/Chevillon/Ducret et Ira que l’on connaît avec le même trio plus Ellery Eskelin). Qu’il s’agisse des tempos swing, de leurs accélérations et coups de frein ou de tambourinages abstraits évoquant les gestes de Daniel Humair peintre*, le tandem Kerecki-Humair fonctionne avec une complicité qui faisait un peu défaut à la première partie rythmiquement plus instable. Outre la solennité qu’il confère à un morceaux comme IRA, l’apport de Samuel Blaser est énorme, apportant contraste, profondeur et stimulation dans l’homophonie comme dans la polyphonie, propulsant le trio et rendant les singulières angularités harmoniques et timbrales de Vincent Lê Quang plus efficientes.
Grand final en septette sur Genèvamalgame de Daniel Humair et Mutinerie l’un des tubes de Michel Portal. Tout le monde est chaud et ça tourne à joyeusement. Rappel, rerappel, concertation des musiciens. Humair annonce une impro libre en hommage à François Postaire, programmateur de l’amphithéâtre de Lyon et de la série d’été Jazz au Péristyle. On pense un moment à quelque chorale albanaise, puis à un merveilleux chaos qui s’évanouit comme une fumée. Le public est finalement ravi d’avoir partagé avec Daniel Humair ce bonheur bien visible d’avoir réuni ses amis sur la scène face à la salle de ce bel opéra. A-t-on pleuré, a-t-on ri avec eux ? S’est-on regardé soi-même, les mains posées sur les genoux ? Le caissier a-t-il pensé à ses livres, et la mère adultère à son enfant qui vient de tomber malade ? A-t-on regardé et écouté comme si l’on dormait ? A-t-on dormi ? Tous se lèvent tout d’un bloc pour applaudir encore. • Franck Bergerot
*« Ah, ces batteurs modernes qui jouent comme on peint… qu’ils laissent tomber la batterie et qu’ils peignent », martelait autrefois le batteur Roger Paraboschi au bar du Furstemberg. Et bien Daniel Humair le fait, aussi, puisqu’il présente ses “toiles et papiers” à l’amphi de l’Opéra de Lyon jusqu’au 25 novembre.|On pourrait y voir la célébration en avant-première de ses quatre-vingt ans (le 23 mai prochain) : Daniel Humair présentait hier 21 octobre deux trios et un quartette sur la scène de l’Opéra de Lyon. Avec Samuel Blaser, Michel Portal, Stefano Di Batista, Vincent Lê Quang, Stéphane Kerecki et Bruno Chevillon.
L’Opéra de Lyon semble plein comme un œuf. Grandeur et proximité, les murs remplaçant l’ancienne architecture à l’italienne vous donnent l’impression d’être dans une cour d’immeubles. Et ce soir, à chacun de ses balcons, on voit alignés des visages tendus vers ce quatrième mur, qui n’en est par un, puisque lorsque le rideau s’ouvre, cette cour s’ouvre soudain sur le monde, un monde au-delà du réel. Et je pense à la fameuse tirade que Paul Claudel fait dire à Lechy Elbernon dans L’Échange : « Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c’est ? Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. Quoi ? Qu’est-ce qu’ils regardent, puisque tout est fermé ? Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai. C’est comme les rêves que l’on fait quand on dort. C’est ainsi qu’ils viennent au théâtre la nuit. Je les regarde, et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu’au plafond. Et je vois des centaines de visages blancs. L’homme s’ennuie, et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. Et il pleure et il rit, et il n’a point envie de s’en aller. Je sais qu’il y a le caissier qui sait que demain on vérifiera ses livres, et la mère adultère dont l’enfant vient de tomber malade, et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n’a rien fait de tout le jour. Et ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient. »
Le jazz, la musique, est-ce la même chose ? S’y regarde-t-on soit même ? Y regarde-t-on et y écoute-t-on comme si l’on dormait ? Une chose est sûre, c’est qu’on y regarde autant qu’on y écoute, parce que l’humain est ainsi que, contrairement à l’animal, son ouïe est en friche, sauf à avoir reçu cette éducation très spéciale, et trop rare, qu’est la musique. Et alors que la salle plonge dans l’obscurité et que les projecteurs s’allument, selon un rite qui remplace souvent aujourd’hui le lever de rideau, on regarde les mains posées sur les genoux (au moins autant que l’on écoute), les moulinets de Daniel Humair et les rires ou les grimaces de Michel Portal qui, son premier morceau lancé, déroule son répertoire de formules bien à lui, tirées de son folklore imaginaire, du swing à une sorte de tarentelle. Daniel Humair le marque à la culotte, soit qu’il se joigne en tutti à telles mises en place inscrites dans l’arrangement ou que sa prescience lui fait deviner, soit qu’il le houspille de ses tumultueux chabada accidentés de réparties de toute sorte. Bruno Chevillon dame le terrain comme il peut, se résolvant ici et là à une walking bass régulière qui n’est chez lui pas si fréquente. Surgit soudain un bel interlude de matières abstraites qu’Humair tire d’un effet de micro qu’il approche ou éloigne du métal hurlant de la cymbale, auquel vient se joindre l’archet de Chevillon aux accents de violoncelle venus d’un monde lointain. Puis Portal reprend la farandole de son répertoire, avant de quitter la clarinette basse pour le bandonéon dont il arrache les tripes sur des suites d’accord piazzolien, et conclue finalement par une sorte de “mort du clown” dans un dernier tiré de soufflet, le menton dans la main, le coude appuyée sur le boîtier, qui se dérobe soudain et le fait s’effondrer sur lui-même. Stefano Di Batista le rejoint pour une ballade à l’exposé incertain mais dans un climat qui inspirera de belles improvisations dont un chase et une coda clarinette basse-sax alto poignants.
Michel Portal se retire pour laisser le nouveau trio que Di Batista entraine sur l’air de La Panthère rose soudain métamorphosée en Blue Monk, comme on sort un lapin de son chapeau. Il y aura de belles articulations de phrases revisitant cette formidable plastique qu’inventa Charlie Parker (ce que Dizzy Gillespie appelait avec envie « sa façon de construire une phrase et d’aller d’une note à l’autre [how to go from one note to another] »). Il y aura de belles intros solo de soprano dont un hommage à Sidney Bechet par le détour de Petite Fleur et une certaine projection lyrique, dont un Bye Bye Blackbird qui se laisse deviner avant l’exposition en trio et un admirable duel saxophone-batterie conclusif.
Entracte, la salle se frotte les yeux, s’ébroue, les langues se délient, les spécialistes commentent, les autres écoutent ou surenchérissent du haut de ce qu’ils on vu et entendu, et ils n’ont pas tous, qu’ils soient spécialistes ou non, vu ou entendu la même chose. Mais revoici Daniel Humair qui présente le trio (Vincent Lê Quang aux saxes soprano et ténor, Stéphane Kerecki à la basse) dont je rapportais dans ces pages le concert donné au Balzac le 13 octobre dernier (voir le compte rendu précédent celui-ci) auquel s’est ajouté Samuel Blaser. Le répertoire combine le programme “Modern Art” décliné au Balzac et des pièces autrefois jouées par différents orchestres (From Time To Time Free du trio avec Joachim Kühn et Jean-François Jenny-Clark, Huchedu dont le titre est le diminutif d’Humair/Chevillon/Ducret et Ira que l’on connaît avec le même trio plus Ellery Eskelin). Qu’il s’agisse des tempos swing, de leurs accélérations et coups de frein ou de tambourinages abstraits évoquant les gestes de Daniel Humair peintre*, le tandem Kerecki-Humair fonctionne avec une complicité qui faisait un peu défaut à la première partie rythmiquement plus instable. Outre la solennité qu’il confère à un morceaux comme IRA, l’apport de Samuel Blaser est énorme, apportant contraste, profondeur et stimulation dans l’homophonie comme dans la polyphonie, propulsant le trio et rendant les singulières angularités harmoniques et timbrales de Vincent Lê Quang plus efficientes.
Grand final en septette sur Genèvamalgame de Daniel Humair et Mutinerie l’un des tubes de Michel Portal. Tout le monde est chaud et ça tourne à joyeusement. Rappel, rerappel, concertation des musiciens. Humair annonce une impro libre en hommage à François Postaire, programmateur de l’amphithéâtre de Lyon et de la série d’été Jazz au Péristyle. On pense un moment à quelque chorale albanaise, puis à un merveilleux chaos qui s’évanouit comme une fumée. Le public est finalement ravi d’avoir partagé avec Daniel Humair ce bonheur bien visible d’avoir réuni ses amis sur la scène face à la salle de ce bel opéra. A-t-on pleuré, a-t-on ri avec eux ? S’est-on regardé soi-même, les mains posées sur les genoux ? Le caissier a-t-il pensé à ses livres, et la mère adultère à son enfant qui vient de tomber malade ? A-t-on regardé et écouté comme si l’on dormait ? A-t-on dormi ? Tous se lèvent tout d’un bloc pour applaudir encore. • Franck Bergerot
*« Ah, ces batteurs modernes qui jouent comme on peint… qu’ils laissent tomber la batterie et qu’ils peignent », martelait autrefois le batteur Roger Paraboschi au bar du Furstemberg. Et bien Daniel Humair le fait, aussi, puisqu’il présente ses “toiles et papiers” à l’amphi de l’Opéra de Lyon jusqu’au 25 novembre.