D’Jazz Nevers 3 : Solal-Moussay, Joce Mienniel, Airelle Besson, Chris Potter
Lundi 13 novembre : le tour de chauffe terminé, le D’Jazz Nevers Festival prend de la vitesse. Quatre concerts, tous très différents les uns des autres. Nevers, terre de contraste.
Dans ma chambre surplombant le fleuve et le port disparu de la Médine qui connut les bateaux lavoir, j’ai rêvé cette nuit aux “Sirènes de la Loire” m’étant endormi sur ces lignes que Pierre Michon leur consacre dans Onze : « Elles battent les sables de la Loire, elles racontent des histoires aussi naturellement que les lavandières battent leur lessive, elles tracent des signes dans l’air, les font tomber dans l’eau et les relancent, et ce grand geste plein de signifiances qu’elles font soudain avec le vol d’un héron gris au ras des roseaux, le lisez-vous ? » Aussi me réveillai-je ce matin en me demandant ce qu’était devenu mon héron aperçu avant hier ramant de ses grandes ailes à contre-courant de la tempête. Ne l’avais-je pas rêvé lui aussi ? J’ouvre mes rideaux sur un ciel d’automne à l’aplomb duquel l’or des arbres a été dépouillé par le vent qui a soufflé tout ce week end, désormais retombé. Ne persiste plus qu’une houle juste suffisamment perceptible pour donner à la Loire l’air de remonter son cours. Et soudain, j’aperçois mon héron qui arrive du Nord, battant sa voilure nonchalante et puissante et qui, d’une fantasque froissement d’ailes, oblique et plonge pour se poser sur la petite bande de terre séparant, au pied de mon hôtel, ce qui me semble être les eaux mortes de la Nièvre à bout de souffle, et le grand fleuve où elle s’est noyée en amont. Je ne devine plus que le piétinement de ses échasses au travers d’un treillis de mille branchages à l’abri duquel il se livre à quelque activité criminelle qu’il gardera secrète sinon pour ses victimes. Oiseau de bon augure, au vu du programme de la journée de ce D’jazz Never Festival où déjà m’appellent :
Claudia Solal (chant), Benjamin Moussay (claviers).
« Mystère Solal » titrait Alain Gerber dans nos pages en juin 1968 (Jazz Magazine n°155). Le mystère d’alors se prénommait Martial. Aujourd’hui, il se prénomme Claudia. La mathématique pianistique Solal a enfanté son contraire, dont elle nous dira pourtant dans le prochain Jazz Magazine, pressée de parler de ce que lui a légué son père, qu’il est resté pour elle : « un son, un toucher qui sont profondément ancrés en moi. », comme si elle entendait très intimement chez Solal père ce que ses détracteurs refusent d’entendre et ce que ses admirateurs ne peuvent percevoir que très confusément. Mais ne l’affublons pas d’une paternité encombrante qui ne dit rien d’un héritage maternel pictural et littéraire, elle qui par ses textes, ses improvisations et sa technique, n’aspire qu’à l’affranchissement de tous les instants. Elle paraît coiffée d’une courte broussaille d’or blanc, page-gribouille d’une princesse de guerre des étoiles, telle qu’elle figure sur les photos de son nouvel album “Butter in my Brain”, à ceci près qu’à la une du digipack, fumant un énorme cigare, ce serait plutôt une Reine fumant l’un de ses sujets roulé dans une feuille de havane, en rêvant d’autre chose.
Car la réalité nous file entre les doigts dans ce programme où les mots sont des pierres qu’elle soulève pour voir l’envers du monde, s’entrevoir elle-même telle qu’aucun miroir ne saurait la renseigner ; dont la musique est écrite lorsqu’on la croit improvisée et improvisée lorsqu’on la croit écrite, virant du minimalisme aux grands arpèges rhapsodiques, de l’abstraction contemporaine au rock progressif, du Steinway qu’une cuillère à absinthe ou une pince à sucre abandonnée sur les cordes graves – renseignement pris, il s’agissait du téléphone portable que le pianiste y jeta de manière impromptue – fait sonner comme un vide grenier secoué par le passage du Paris –Clermont-Ferrand de midi cinquante-sept, du Fender Rhodes à la bass station, du ring modulator au smash speculator, le tout passé à l’écrase-speculos où Benjamin Moussay, entre deux élans purement pianistiques, transpose cet espèce d’entre deux du parler-chanter de sa comparse. Souffrances et bonheurs intimes à la moulinette de l’onirisme, de l’humour, de la tendresse et de l’autodérision. Résultat d’un grand et long chantier dont la chanteuse et le pianiste, complices de quinze ans, font voir les coulisses en répondant aux questions de Xavier Prévost lors d’un débat que ce dernier anime au sortir de la salle, et dont l’image phonographique (“Butter in my Brain”, Abalone) s’estompe et se reconfigure soir après soir au gré des improvisations, des initiatives et des imprévus.
Joce Minniel “Tilt” : Joce Mienniel (flûte, mini-synthétiseur Korg), Guillaume Magne (guitare électrique), Vincent Lafont (Fender Rhodes), Sébastien Brun (batterie).
Fin d’après-midi, sur la scène de l’auditorium Jean Jaurès, les instruments sommairement décrits ci-dessus, plus une multitude d’effets, de pédales, de racks, de boîtiers, de lumières clignotantes ou non dans un enchevêtrement de câbles sur le capot du piano électrique, aux pieds du flûtiste et du guitariste… qui font que l’introduction solo de la guitare sonne comme autre chose qui pourrait être un mélange d’orgue, de flûte octobasse, de cor de chasse, de corne de brume et de ces sirènes de la Loire dont j’ai rêvé cette nuit… Les sirènes ont pu d’ailleurs s’inviter dans le programme de Joce Minniel qu’il commente entre deux morceaux : évocation d’un futur d’après la montée des eaux, de cités en déliquescence, à la dérive ou englouties, que suggèrent ces tempos puissants battus par Sébastien Brun, mais saisis de langueur, de torpeur et d’un effroi engourdi qui en dérègle et décompose les arithmétiques, plus backbeat que chabada, en un chaos d’humus rythmique s’effondrant sur lui-même, au-dessus duquel la flûte toujours très habitée de Joce Mienniel souffle la désespérance ou le déabusement, parmi les brumes radio-activs que font traîner au sol la guitare et le clavier. Ici et là des rengaines pop aux sonorités de play-mobile diffusées par le Korg, des arpèges à Lee Marvin, des tourneries harmoniques que la flûte décline selon des découpes trop évidentes à mon goût m’empêchent d’adhérer totalement à ce fascinant tableau. Comme si des figurines de bande dessinée s’étaient aventurées dans une brume peinte par Turner et probablement cette musique échappe-t-elle à mon domaine de compétence, moi qui suit du siècle dernier, voir de l’avant-dernier, comme en témoigne cette reprise post-industrielle de Money de Pink Floyd que je suis incapable de reconnaître.
Airelle Besson (trompette, compositions, direction) et l’Euroradio Jazz Orchestra : Alba Nacinovich (voix – Croatie), Allan Järve (trompette – Estonie), Sigurd Evensen (trombone – Norvège), Corentin Billet (cor – France), Quentin Coppalle (flûte – France), Vincent Pongracz (clarinette – Autriche), Maria Dybbroe (sax alto – Danemark), Helena Kay (sax ténor – Grande Bretagne), Dimitri Howald (guitare – Suisse ), Kristina Barta (piano – République tchèque), Vid Jamnik (vibraphone, marimba, xylophone – Slovénie), Kaisa Mäensivu (contrebasse – Finlande), Cornelia Nillson (batterie – Suède).
L’Euroradio Jazz Orchestra : initiative ancienne des radios européennes de constituer chaque année un orchestre international fait de jeunes talents mis à disposition par chacune d’entre elles au chef d’orchestre du pays en charge l’édition du l’année. Celle de 2017 est pilotée par Radio France et placée sous la direction d’Airelle Besson. Que faut-il en penser ? Faut-il invoquer la fraîcheur du projet ? Très certainement : quatre journées de répétition de mardi à vendredi dernier, une création à la Maison de la Radio samedi, un concert à Coutances dimanche, et Nevers ce soir. Faut-il s’extasier ? La jeunesse des participants est-elle un argument irréfutable ? Moins de trente ans ! Sans remonter à ces époques où les grandes pages l’Histoire du jazz s’écrivaient à peine de l’adolescence (mais dans un contexte autre qu’il n’est pas temps ici de commenter), on a connu cest trente dernières années en Europe des moins de 30, voire moins de 20 ans plus impressionnants que ceux entendus hier. Citons néanmoins quelques uns d’entre eux : Kaisa Mäensivu pour sa très belle sonorité de contrebasse, hélas au sein d’une rythmique qui est loin de s’être trouvée, Sigurd Evensen d’une autorité au trombone qui dépasse tout ce que l’on peut entendre dans l’orchestre de l’année, Vincent Pongracz dont la clarinette admirablement mâitrisée m’a plus impressionné en stop chorus que sur grille accompagnée, Quentin Coppalle dont la technique époustouflante à la flûte lui a permis de tirer un parti original de la grille d’improvisation qui lui était proposée, la chanteuse Alba Nacinovich qui a incontestablement un organe mais dont rien ne prouve encore dans sa prestation qu’elle est dotée d’un vocabulaire d’improvisatrice, Helena Kay au ténor dont la musicalité très peu spectaculaire laisse cependant deviner un bel avenir au regard de son apparence encore très adolescent (elle a tout de même 23 ans) . Ceci dit, ils sont jeunes, ils sont beaux, la direction d’Airelle Besson est gracieuse et d’une belle efficacité, son sens de l’orchestration est admirable… mais le kitsch des compositions entendues hier retient d’autant plus ma plume que, face à l’unanimité, je ferais figure de pisse-vinaigre. Mais c’est déjà fait.
Chris Potter (ts) Trio : Reuben Rogers (elb), Eric Harland (dm) + (invité de dernière minute) James Francies (piano, clavier Korg, clavier-maître + ordinateur).
Après ça, ceux-ci ont l’air de géants. Chris Potter, avec un son certes différent a quelque chose de Sonny Rollins, la présence, une façon puissante, économe et décontractée de vagabonder d’un thème à l’autre et d’une formule à l’autre, puis de se lancer dans quelque épique chevauchée, avant de se disperser à nouveau (perdant parfois un peu trop de temps et d’énergie, à bidouiller des effets sur son sax – un chouille de réverb, un fragment d’harmonizer –, à lancer des samples anecdotiques ou des boucles qu’il joue à la flûte avant d’en abandonner les répétitions aux automatismes de son dispositif tandis qu’il revient au ténor et plus rarement et brièvement au soprano). James Francies (21 ans qui relativise la jeunesse de notre orchestre européen) passe du piano à ses deux claviers avec une fluidité de discours confondante qui ne tolère aucun hiatus, ponctue les discours du saxophoniste avec une insistance prodigieuses qui ménage un évident sens de l’espace, mais par ailleurs bavard comme une pie dans ses solos (ne faut-il pas que jeunesse se passe ?), avec un abattage sur tous les claviers et un perlé du phrasé au piano impressionnants, qui nous font lui pardonner le caractère invasif de ses improvisations.
Mais c’est l’interaction au sein du groupe qui fera notre bonheur, d’abord par paires au début du concert, répartie de James Francies à son leader, les oreilles harmoniques toutes grandes ouvertes et les doigts très immédiatement connectés à cette écoute, la rythmique à l’arrière-plan en tandem garnement, l’air parfois peu concerné par ce qui se passe devant et dont pourtant ils autorisent et soutiennent l’avènement de toute évidence, selon un vocabulaire puissamment binaire (Reuben Rogers à la basse électrique). Puis, le jouage s’affinant (ou l’oreille de l’auditeur s’habituant à des connections qu’elle n’aurait d’abord pas perçues), dans une multitude d’échanges diagonaux exaltant qui nous font partir sur Paris avec des ailes de héron, quoiqu’à regret Journal Intime, Federico Casagrande, Andy Emler, etc. Xavier Prévost prendra le relai de ce blog jusqu’à la fin de la semaine. • Franck Bergerot|Lundi 13 novembre : le tour de chauffe terminé, le D’Jazz Nevers Festival prend de la vitesse. Quatre concerts, tous très différents les uns des autres. Nevers, terre de contraste.
Dans ma chambre surplombant le fleuve et le port disparu de la Médine qui connut les bateaux lavoir, j’ai rêvé cette nuit aux “Sirènes de la Loire” m’étant endormi sur ces lignes que Pierre Michon leur consacre dans Onze : « Elles battent les sables de la Loire, elles racontent des histoires aussi naturellement que les lavandières battent leur lessive, elles tracent des signes dans l’air, les font tomber dans l’eau et les relancent, et ce grand geste plein de signifiances qu’elles font soudain avec le vol d’un héron gris au ras des roseaux, le lisez-vous ? » Aussi me réveillai-je ce matin en me demandant ce qu’était devenu mon héron aperçu avant hier ramant de ses grandes ailes à contre-courant de la tempête. Ne l’avais-je pas rêvé lui aussi ? J’ouvre mes rideaux sur un ciel d’automne à l’aplomb duquel l’or des arbres a été dépouillé par le vent qui a soufflé tout ce week end, désormais retombé. Ne persiste plus qu’une houle juste suffisamment perceptible pour donner à la Loire l’air de remonter son cours. Et soudain, j’aperçois mon héron qui arrive du Nord, battant sa voilure nonchalante et puissante et qui, d’une fantasque froissement d’ailes, oblique et plonge pour se poser sur la petite bande de terre séparant, au pied de mon hôtel, ce qui me semble être les eaux mortes de la Nièvre à bout de souffle, et le grand fleuve où elle s’est noyée en amont. Je ne devine plus que le piétinement de ses échasses au travers d’un treillis de mille branchages à l’abri duquel il se livre à quelque activité criminelle qu’il gardera secrète sinon pour ses victimes. Oiseau de bon augure, au vu du programme de la journée de ce D’jazz Never Festival où déjà m’appellent :
Claudia Solal (chant), Benjamin Moussay (claviers).
« Mystère Solal » titrait Alain Gerber dans nos pages en juin 1968 (Jazz Magazine n°155). Le mystère d’alors se prénommait Martial. Aujourd’hui, il se prénomme Claudia. La mathématique pianistique Solal a enfanté son contraire, dont elle nous dira pourtant dans le prochain Jazz Magazine, pressée de parler de ce que lui a légué son père, qu’il est resté pour elle : « un son, un toucher qui sont profondément ancrés en moi. », comme si elle entendait très intimement chez Solal père ce que ses détracteurs refusent d’entendre et ce que ses admirateurs ne peuvent percevoir que très confusément. Mais ne l’affublons pas d’une paternité encombrante qui ne dit rien d’un héritage maternel pictural et littéraire, elle qui par ses textes, ses improvisations et sa technique, n’aspire qu’à l’affranchissement de tous les instants. Elle paraît coiffée d’une courte broussaille d’or blanc, page-gribouille d’une princesse de guerre des étoiles, telle qu’elle figure sur les photos de son nouvel album “Butter in my Brain”, à ceci près qu’à la une du digipack, fumant un énorme cigare, ce serait plutôt une Reine fumant l’un de ses sujets roulé dans une feuille de havane, en rêvant d’autre chose.
Car la réalité nous file entre les doigts dans ce programme où les mots sont des pierres qu’elle soulève pour voir l’envers du monde, s’entrevoir elle-même telle qu’aucun miroir ne saurait la renseigner ; dont la musique est écrite lorsqu’on la croit improvisée et improvisée lorsqu’on la croit écrite, virant du minimalisme aux grands arpèges rhapsodiques, de l’abstraction contemporaine au rock progressif, du Steinway qu’une cuillère à absinthe ou une pince à sucre abandonnée sur les cordes graves – renseignement pris, il s’agissait du téléphone portable que le pianiste y jeta de manière impromptue – fait sonner comme un vide grenier secoué par le passage du Paris –Clermont-Ferrand de midi cinquante-sept, du Fender Rhodes à la bass station, du ring modulator au smash speculator, le tout passé à l’écrase-speculos où Benjamin Moussay, entre deux élans purement pianistiques, transpose cet espèce d’entre deux du parler-chanter de sa comparse. Souffrances et bonheurs intimes à la moulinette de l’onirisme, de l’humour, de la tendresse et de l’autodérision. Résultat d’un grand et long chantier dont la chanteuse et le pianiste, complices de quinze ans, font voir les coulisses en répondant aux questions de Xavier Prévost lors d’un débat que ce dernier anime au sortir de la salle, et dont l’image phonographique (“Butter in my Brain”, Abalone) s’estompe et se reconfigure soir après soir au gré des improvisations, des initiatives et des imprévus.
Joce Minniel “Tilt” : Joce Mienniel (flûte, mini-synthétiseur Korg), Guillaume Magne (guitare électrique), Vincent Lafont (Fender Rhodes), Sébastien Brun (batterie).
Fin d’après-midi, sur la scène de l’auditorium Jean Jaurès, les instruments sommairement décrits ci-dessus, plus une multitude d’effets, de pédales, de racks, de boîtiers, de lumières clignotantes ou non dans un enchevêtrement de câbles sur le capot du piano électrique, aux pieds du flûtiste et du guitariste… qui font que l’introduction solo de la guitare sonne comme autre chose qui pourrait être un mélange d’orgue, de flûte octobasse, de cor de chasse, de corne de brume et de ces sirènes de la Loire dont j’ai rêvé cette nuit… Les sirènes ont pu d’ailleurs s’inviter dans le programme de Joce Minniel qu’il commente entre deux morceaux : évocation d’un futur d’après la montée des eaux, de cités en déliquescence, à la dérive ou englouties, que suggèrent ces tempos puissants battus par Sébastien Brun, mais saisis de langueur, de torpeur et d’un effroi engourdi qui en dérègle et décompose les arithmétiques, plus backbeat que chabada, en un chaos d’humus rythmique s’effondrant sur lui-même, au-dessus duquel la flûte toujours très habitée de Joce Mienniel souffle la désespérance ou le déabusement, parmi les brumes radio-activs que font traîner au sol la guitare et le clavier. Ici et là des rengaines pop aux sonorités de play-mobile diffusées par le Korg, des arpèges à Lee Marvin, des tourneries harmoniques que la flûte décline selon des découpes trop évidentes à mon goût m’empêchent d’adhérer totalement à ce fascinant tableau. Comme si des figurines de bande dessinée s’étaient aventurées dans une brume peinte par Turner et probablement cette musique échappe-t-elle à mon domaine de compétence, moi qui suit du siècle dernier, voir de l’avant-dernier, comme en témoigne cette reprise post-industrielle de Money de Pink Floyd que je suis incapable de reconnaître.
Airelle Besson (trompette, compositions, direction) et l’Euroradio Jazz Orchestra : Alba Nacinovich (voix – Croatie), Allan Järve (trompette – Estonie), Sigurd Evensen (trombone – Norvège), Corentin Billet (cor – France), Quentin Coppalle (flûte – France), Vincent Pongracz (clarinette – Autriche), Maria Dybbroe (sax alto – Danemark), Helena Kay (sax ténor – Grande Bretagne), Dimitri Howald (guitare – Suisse ), Kristina Barta (piano – République tchèque), Vid Jamnik (vibraphone, marimba, xylophone – Slovénie), Kaisa Mäensivu (contrebasse – Finlande), Cornelia Nillson (batterie – Suède).
L’Euroradio Jazz Orchestra : initiative ancienne des radios européennes de constituer chaque année un orchestre international fait de jeunes talents mis à disposition par chacune d’entre elles au chef d’orchestre du pays en charge l’édition du l’année. Celle de 2017 est pilotée par Radio France et placée sous la direction d’Airelle Besson. Que faut-il en penser ? Faut-il invoquer la fraîcheur du projet ? Très certainement : quatre journées de répétition de mardi à vendredi dernier, une création à la Maison de la Radio samedi, un concert à Coutances dimanche, et Nevers ce soir. Faut-il s’extasier ? La jeunesse des participants est-elle un argument irréfutable ? Moins de trente ans ! Sans remonter à ces époques où les grandes pages l’Histoire du jazz s’écrivaient à peine de l’adolescence (mais dans un contexte autre qu’il n’est pas temps ici de commenter), on a connu cest trente dernières années en Europe des moins de 30, voire moins de 20 ans plus impressionnants que ceux entendus hier. Citons néanmoins quelques uns d’entre eux : Kaisa Mäensivu pour sa très belle sonorité de contrebasse, hélas au sein d’une rythmique qui est loin de s’être trouvée, Sigurd Evensen d’une autorité au trombone qui dépasse tout ce que l’on peut entendre dans l’orchestre de l’année, Vincent Pongracz dont la clarinette admirablement mâitrisée m’a plus impressionné en stop chorus que sur grille accompagnée, Quentin Coppalle dont la technique époustouflante à la flûte lui a permis de tirer un parti original de la grille d’improvisation qui lui était proposée, la chanteuse Alba Nacinovich qui a incontestablement un organe mais dont rien ne prouve encore dans sa prestation qu’elle est dotée d’un vocabulaire d’improvisatrice, Helena Kay au ténor dont la musicalité très peu spectaculaire laisse cependant deviner un bel avenir au regard de son apparence encore très adolescent (elle a tout de même 23 ans) . Ceci dit, ils sont jeunes, ils sont beaux, la direction d’Airelle Besson est gracieuse et d’une belle efficacité, son sens de l’orchestration est admirable… mais le kitsch des compositions entendues hier retient d’autant plus ma plume que, face à l’unanimité, je ferais figure de pisse-vinaigre. Mais c’est déjà fait.
Chris Potter (ts) Trio : Reuben Rogers (elb), Eric Harland (dm) + (invité de dernière minute) James Francies (piano, clavier Korg, clavier-maître + ordinateur).
Après ça, ceux-ci ont l’air de géants. Chris Potter, avec un son certes différent a quelque chose de Sonny Rollins, la présence, une façon puissante, économe et décontractée de vagabonder d’un thème à l’autre et d’une formule à l’autre, puis de se lancer dans quelque épique chevauchée, avant de se disperser à nouveau (perdant parfois un peu trop de temps et d’énergie, à bidouiller des effets sur son sax – un chouille de réverb, un fragment d’harmonizer –, à lancer des samples anecdotiques ou des boucles qu’il joue à la flûte avant d’en abandonner les répétitions aux automatismes de son dispositif tandis qu’il revient au ténor et plus rarement et brièvement au soprano). James Francies (21 ans qui relativise la jeunesse de notre orchestre européen) passe du piano à ses deux claviers avec une fluidité de discours confondante qui ne tolère aucun hiatus, ponctue les discours du saxophoniste avec une insistance prodigieuses qui ménage un évident sens de l’espace, mais par ailleurs bavard comme une pie dans ses solos (ne faut-il pas que jeunesse se passe ?), avec un abattage sur tous les claviers et un perlé du phrasé au piano impressionnants, qui nous font lui pardonner le caractère invasif de ses improvisations.
Mais c’est l’interaction au sein du groupe qui fera notre bonheur, d’abord par paires au début du concert, répartie de James Francies à son leader, les oreilles harmoniques toutes grandes ouvertes et les doigts très immédiatement connectés à cette écoute, la rythmique à l’arrière-plan en tandem garnement, l’air parfois peu concerné par ce qui se passe devant et dont pourtant ils autorisent et soutiennent l’avènement de toute évidence, selon un vocabulaire puissamment binaire (Reuben Rogers à la basse électrique). Puis, le jouage s’affinant (ou l’oreille de l’auditeur s’habituant à des connections qu’elle n’aurait d’abord pas perçues), dans une multitude d’échanges diagonaux exaltant qui nous font partir sur Paris avec des ailes de héron, quoiqu’à regret Journal Intime, Federico Casagrande, Andy Emler, etc. Xavier Prévost prendra le relai de ce blog jusqu’à la fin de la semaine. • Franck Bergerot|Lundi 13 novembre : le tour de chauffe terminé, le D’Jazz Nevers Festival prend de la vitesse. Quatre concerts, tous très différents les uns des autres. Nevers, terre de contraste.
Dans ma chambre surplombant le fleuve et le port disparu de la Médine qui connut les bateaux lavoir, j’ai rêvé cette nuit aux “Sirènes de la Loire” m’étant endormi sur ces lignes que Pierre Michon leur consacre dans Onze : « Elles battent les sables de la Loire, elles racontent des histoires aussi naturellement que les lavandières battent leur lessive, elles tracent des signes dans l’air, les font tomber dans l’eau et les relancent, et ce grand geste plein de signifiances qu’elles font soudain avec le vol d’un héron gris au ras des roseaux, le lisez-vous ? » Aussi me réveillai-je ce matin en me demandant ce qu’était devenu mon héron aperçu avant hier ramant de ses grandes ailes à contre-courant de la tempête. Ne l’avais-je pas rêvé lui aussi ? J’ouvre mes rideaux sur un ciel d’automne à l’aplomb duquel l’or des arbres a été dépouillé par le vent qui a soufflé tout ce week end, désormais retombé. Ne persiste plus qu’une houle juste suffisamment perceptible pour donner à la Loire l’air de remonter son cours. Et soudain, j’aperçois mon héron qui arrive du Nord, battant sa voilure nonchalante et puissante et qui, d’une fantasque froissement d’ailes, oblique et plonge pour se poser sur la petite bande de terre séparant, au pied de mon hôtel, ce qui me semble être les eaux mortes de la Nièvre à bout de souffle, et le grand fleuve où elle s’est noyée en amont. Je ne devine plus que le piétinement de ses échasses au travers d’un treillis de mille branchages à l’abri duquel il se livre à quelque activité criminelle qu’il gardera secrète sinon pour ses victimes. Oiseau de bon augure, au vu du programme de la journée de ce D’jazz Never Festival où déjà m’appellent :
Claudia Solal (chant), Benjamin Moussay (claviers).
« Mystère Solal » titrait Alain Gerber dans nos pages en juin 1968 (Jazz Magazine n°155). Le mystère d’alors se prénommait Martial. Aujourd’hui, il se prénomme Claudia. La mathématique pianistique Solal a enfanté son contraire, dont elle nous dira pourtant dans le prochain Jazz Magazine, pressée de parler de ce que lui a légué son père, qu’il est resté pour elle : « un son, un toucher qui sont profondément ancrés en moi. », comme si elle entendait très intimement chez Solal père ce que ses détracteurs refusent d’entendre et ce que ses admirateurs ne peuvent percevoir que très confusément. Mais ne l’affublons pas d’une paternité encombrante qui ne dit rien d’un héritage maternel pictural et littéraire, elle qui par ses textes, ses improvisations et sa technique, n’aspire qu’à l’affranchissement de tous les instants. Elle paraît coiffée d’une courte broussaille d’or blanc, page-gribouille d’une princesse de guerre des étoiles, telle qu’elle figure sur les photos de son nouvel album “Butter in my Brain”, à ceci près qu’à la une du digipack, fumant un énorme cigare, ce serait plutôt une Reine fumant l’un de ses sujets roulé dans une feuille de havane, en rêvant d’autre chose.
Car la réalité nous file entre les doigts dans ce programme où les mots sont des pierres qu’elle soulève pour voir l’envers du monde, s’entrevoir elle-même telle qu’aucun miroir ne saurait la renseigner ; dont la musique est écrite lorsqu’on la croit improvisée et improvisée lorsqu’on la croit écrite, virant du minimalisme aux grands arpèges rhapsodiques, de l’abstraction contemporaine au rock progressif, du Steinway qu’une cuillère à absinthe ou une pince à sucre abandonnée sur les cordes graves – renseignement pris, il s’agissait du téléphone portable que le pianiste y jeta de manière impromptue – fait sonner comme un vide grenier secoué par le passage du Paris –Clermont-Ferrand de midi cinquante-sept, du Fender Rhodes à la bass station, du ring modulator au smash speculator, le tout passé à l’écrase-speculos où Benjamin Moussay, entre deux élans purement pianistiques, transpose cet espèce d’entre deux du parler-chanter de sa comparse. Souffrances et bonheurs intimes à la moulinette de l’onirisme, de l’humour, de la tendresse et de l’autodérision. Résultat d’un grand et long chantier dont la chanteuse et le pianiste, complices de quinze ans, font voir les coulisses en répondant aux questions de Xavier Prévost lors d’un débat que ce dernier anime au sortir de la salle, et dont l’image phonographique (“Butter in my Brain”, Abalone) s’estompe et se reconfigure soir après soir au gré des improvisations, des initiatives et des imprévus.
Joce Minniel “Tilt” : Joce Mienniel (flûte, mini-synthétiseur Korg), Guillaume Magne (guitare électrique), Vincent Lafont (Fender Rhodes), Sébastien Brun (batterie).
Fin d’après-midi, sur la scène de l’auditorium Jean Jaurès, les instruments sommairement décrits ci-dessus, plus une multitude d’effets, de pédales, de racks, de boîtiers, de lumières clignotantes ou non dans un enchevêtrement de câbles sur le capot du piano électrique, aux pieds du flûtiste et du guitariste… qui font que l’introduction solo de la guitare sonne comme autre chose qui pourrait être un mélange d’orgue, de flûte octobasse, de cor de chasse, de corne de brume et de ces sirènes de la Loire dont j’ai rêvé cette nuit… Les sirènes ont pu d’ailleurs s’inviter dans le programme de Joce Minniel qu’il commente entre deux morceaux : évocation d’un futur d’après la montée des eaux, de cités en déliquescence, à la dérive ou englouties, que suggèrent ces tempos puissants battus par Sébastien Brun, mais saisis de langueur, de torpeur et d’un effroi engourdi qui en dérègle et décompose les arithmétiques, plus backbeat que chabada, en un chaos d’humus rythmique s’effondrant sur lui-même, au-dessus duquel la flûte toujours très habitée de Joce Mienniel souffle la désespérance ou le déabusement, parmi les brumes radio-activs que font traîner au sol la guitare et le clavier. Ici et là des rengaines pop aux sonorités de play-mobile diffusées par le Korg, des arpèges à Lee Marvin, des tourneries harmoniques que la flûte décline selon des découpes trop évidentes à mon goût m’empêchent d’adhérer totalement à ce fascinant tableau. Comme si des figurines de bande dessinée s’étaient aventurées dans une brume peinte par Turner et probablement cette musique échappe-t-elle à mon domaine de compétence, moi qui suit du siècle dernier, voir de l’avant-dernier, comme en témoigne cette reprise post-industrielle de Money de Pink Floyd que je suis incapable de reconnaître.
Airelle Besson (trompette, compositions, direction) et l’Euroradio Jazz Orchestra : Alba Nacinovich (voix – Croatie), Allan Järve (trompette – Estonie), Sigurd Evensen (trombone – Norvège), Corentin Billet (cor – France), Quentin Coppalle (flûte – France), Vincent Pongracz (clarinette – Autriche), Maria Dybbroe (sax alto – Danemark), Helena Kay (sax ténor – Grande Bretagne), Dimitri Howald (guitare – Suisse ), Kristina Barta (piano – République tchèque), Vid Jamnik (vibraphone, marimba, xylophone – Slovénie), Kaisa Mäensivu (contrebasse – Finlande), Cornelia Nillson (batterie – Suède).
L’Euroradio Jazz Orchestra : initiative ancienne des radios européennes de constituer chaque année un orchestre international fait de jeunes talents mis à disposition par chacune d’entre elles au chef d’orchestre du pays en charge l’édition du l’année. Celle de 2017 est pilotée par Radio France et placée sous la direction d’Airelle Besson. Que faut-il en penser ? Faut-il invoquer la fraîcheur du projet ? Très certainement : quatre journées de répétition de mardi à vendredi dernier, une création à la Maison de la Radio samedi, un concert à Coutances dimanche, et Nevers ce soir. Faut-il s’extasier ? La jeunesse des participants est-elle un argument irréfutable ? Moins de trente ans ! Sans remonter à ces époques où les grandes pages l’Histoire du jazz s’écrivaient à peine de l’adolescence (mais dans un contexte autre qu’il n’est pas temps ici de commenter), on a connu cest trente dernières années en Europe des moins de 30, voire moins de 20 ans plus impressionnants que ceux entendus hier. Citons néanmoins quelques uns d’entre eux : Kaisa Mäensivu pour sa très belle sonorité de contrebasse, hélas au sein d’une rythmique qui est loin de s’être trouvée, Sigurd Evensen d’une autorité au trombone qui dépasse tout ce que l’on peut entendre dans l’orchestre de l’année, Vincent Pongracz dont la clarinette admirablement mâitrisée m’a plus impressionné en stop chorus que sur grille accompagnée, Quentin Coppalle dont la technique époustouflante à la flûte lui a permis de tirer un parti original de la grille d’improvisation qui lui était proposée, la chanteuse Alba Nacinovich qui a incontestablement un organe mais dont rien ne prouve encore dans sa prestation qu’elle est dotée d’un vocabulaire d’improvisatrice, Helena Kay au ténor dont la musicalité très peu spectaculaire laisse cependant deviner un bel avenir au regard de son apparence encore très adolescent (elle a tout de même 23 ans) . Ceci dit, ils sont jeunes, ils sont beaux, la direction d’Airelle Besson est gracieuse et d’une belle efficacité, son sens de l’orchestration est admirable… mais le kitsch des compositions entendues hier retient d’autant plus ma plume que, face à l’unanimité, je ferais figure de pisse-vinaigre. Mais c’est déjà fait.
Chris Potter (ts) Trio : Reuben Rogers (elb), Eric Harland (dm) + (invité de dernière minute) James Francies (piano, clavier Korg, clavier-maître + ordinateur).
Après ça, ceux-ci ont l’air de géants. Chris Potter, avec un son certes différent a quelque chose de Sonny Rollins, la présence, une façon puissante, économe et décontractée de vagabonder d’un thème à l’autre et d’une formule à l’autre, puis de se lancer dans quelque épique chevauchée, avant de se disperser à nouveau (perdant parfois un peu trop de temps et d’énergie, à bidouiller des effets sur son sax – un chouille de réverb, un fragment d’harmonizer –, à lancer des samples anecdotiques ou des boucles qu’il joue à la flûte avant d’en abandonner les répétitions aux automatismes de son dispositif tandis qu’il revient au ténor et plus rarement et brièvement au soprano). James Francies (21 ans qui relativise la jeunesse de notre orchestre européen) passe du piano à ses deux claviers avec une fluidité de discours confondante qui ne tolère aucun hiatus, ponctue les discours du saxophoniste avec une insistance prodigieuses qui ménage un évident sens de l’espace, mais par ailleurs bavard comme une pie dans ses solos (ne faut-il pas que jeunesse se passe ?), avec un abattage sur tous les claviers et un perlé du phrasé au piano impressionnants, qui nous font lui pardonner le caractère invasif de ses improvisations.
Mais c’est l’interaction au sein du groupe qui fera notre bonheur, d’abord par paires au début du concert, répartie de James Francies à son leader, les oreilles harmoniques toutes grandes ouvertes et les doigts très immédiatement connectés à cette écoute, la rythmique à l’arrière-plan en tandem garnement, l’air parfois peu concerné par ce qui se passe devant et dont pourtant ils autorisent et soutiennent l’avènement de toute évidence, selon un vocabulaire puissamment binaire (Reuben Rogers à la basse électrique). Puis, le jouage s’affinant (ou l’oreille de l’auditeur s’habituant à des connections qu’elle n’aurait d’abord pas perçues), dans une multitude d’échanges diagonaux exaltant qui nous font partir sur Paris avec des ailes de héron, quoiqu’à regret Journal Intime, Federico Casagrande, Andy Emler, etc. Xavier Prévost prendra le relai de ce blog jusqu’à la fin de la semaine. • Franck Bergerot|Lundi 13 novembre : le tour de chauffe terminé, le D’Jazz Nevers Festival prend de la vitesse. Quatre concerts, tous très différents les uns des autres. Nevers, terre de contraste.
Dans ma chambre surplombant le fleuve et le port disparu de la Médine qui connut les bateaux lavoir, j’ai rêvé cette nuit aux “Sirènes de la Loire” m’étant endormi sur ces lignes que Pierre Michon leur consacre dans Onze : « Elles battent les sables de la Loire, elles racontent des histoires aussi naturellement que les lavandières battent leur lessive, elles tracent des signes dans l’air, les font tomber dans l’eau et les relancent, et ce grand geste plein de signifiances qu’elles font soudain avec le vol d’un héron gris au ras des roseaux, le lisez-vous ? » Aussi me réveillai-je ce matin en me demandant ce qu’était devenu mon héron aperçu avant hier ramant de ses grandes ailes à contre-courant de la tempête. Ne l’avais-je pas rêvé lui aussi ? J’ouvre mes rideaux sur un ciel d’automne à l’aplomb duquel l’or des arbres a été dépouillé par le vent qui a soufflé tout ce week end, désormais retombé. Ne persiste plus qu’une houle juste suffisamment perceptible pour donner à la Loire l’air de remonter son cours. Et soudain, j’aperçois mon héron qui arrive du Nord, battant sa voilure nonchalante et puissante et qui, d’une fantasque froissement d’ailes, oblique et plonge pour se poser sur la petite bande de terre séparant, au pied de mon hôtel, ce qui me semble être les eaux mortes de la Nièvre à bout de souffle, et le grand fleuve où elle s’est noyée en amont. Je ne devine plus que le piétinement de ses échasses au travers d’un treillis de mille branchages à l’abri duquel il se livre à quelque activité criminelle qu’il gardera secrète sinon pour ses victimes. Oiseau de bon augure, au vu du programme de la journée de ce D’jazz Never Festival où déjà m’appellent :
Claudia Solal (chant), Benjamin Moussay (claviers).
« Mystère Solal » titrait Alain Gerber dans nos pages en juin 1968 (Jazz Magazine n°155). Le mystère d’alors se prénommait Martial. Aujourd’hui, il se prénomme Claudia. La mathématique pianistique Solal a enfanté son contraire, dont elle nous dira pourtant dans le prochain Jazz Magazine, pressée de parler de ce que lui a légué son père, qu’il est resté pour elle : « un son, un toucher qui sont profondément ancrés en moi. », comme si elle entendait très intimement chez Solal père ce que ses détracteurs refusent d’entendre et ce que ses admirateurs ne peuvent percevoir que très confusément. Mais ne l’affublons pas d’une paternité encombrante qui ne dit rien d’un héritage maternel pictural et littéraire, elle qui par ses textes, ses improvisations et sa technique, n’aspire qu’à l’affranchissement de tous les instants. Elle paraît coiffée d’une courte broussaille d’or blanc, page-gribouille d’une princesse de guerre des étoiles, telle qu’elle figure sur les photos de son nouvel album “Butter in my Brain”, à ceci près qu’à la une du digipack, fumant un énorme cigare, ce serait plutôt une Reine fumant l’un de ses sujets roulé dans une feuille de havane, en rêvant d’autre chose.
Car la réalité nous file entre les doigts dans ce programme où les mots sont des pierres qu’elle soulève pour voir l’envers du monde, s’entrevoir elle-même telle qu’aucun miroir ne saurait la renseigner ; dont la musique est écrite lorsqu’on la croit improvisée et improvisée lorsqu’on la croit écrite, virant du minimalisme aux grands arpèges rhapsodiques, de l’abstraction contemporaine au rock progressif, du Steinway qu’une cuillère à absinthe ou une pince à sucre abandonnée sur les cordes graves – renseignement pris, il s’agissait du téléphone portable que le pianiste y jeta de manière impromptue – fait sonner comme un vide grenier secoué par le passage du Paris –Clermont-Ferrand de midi cinquante-sept, du Fender Rhodes à la bass station, du ring modulator au smash speculator, le tout passé à l’écrase-speculos où Benjamin Moussay, entre deux élans purement pianistiques, transpose cet espèce d’entre deux du parler-chanter de sa comparse. Souffrances et bonheurs intimes à la moulinette de l’onirisme, de l’humour, de la tendresse et de l’autodérision. Résultat d’un grand et long chantier dont la chanteuse et le pianiste, complices de quinze ans, font voir les coulisses en répondant aux questions de Xavier Prévost lors d’un débat que ce dernier anime au sortir de la salle, et dont l’image phonographique (“Butter in my Brain”, Abalone) s’estompe et se reconfigure soir après soir au gré des improvisations, des initiatives et des imprévus.
Joce Minniel “Tilt” : Joce Mienniel (flûte, mini-synthétiseur Korg), Guillaume Magne (guitare électrique), Vincent Lafont (Fender Rhodes), Sébastien Brun (batterie).
Fin d’après-midi, sur la scène de l’auditorium Jean Jaurès, les instruments sommairement décrits ci-dessus, plus une multitude d’effets, de pédales, de racks, de boîtiers, de lumières clignotantes ou non dans un enchevêtrement de câbles sur le capot du piano électrique, aux pieds du flûtiste et du guitariste… qui font que l’introduction solo de la guitare sonne comme autre chose qui pourrait être un mélange d’orgue, de flûte octobasse, de cor de chasse, de corne de brume et de ces sirènes de la Loire dont j’ai rêvé cette nuit… Les sirènes ont pu d’ailleurs s’inviter dans le programme de Joce Minniel qu’il commente entre deux morceaux : évocation d’un futur d’après la montée des eaux, de cités en déliquescence, à la dérive ou englouties, que suggèrent ces tempos puissants battus par Sébastien Brun, mais saisis de langueur, de torpeur et d’un effroi engourdi qui en dérègle et décompose les arithmétiques, plus backbeat que chabada, en un chaos d’humus rythmique s’effondrant sur lui-même, au-dessus duquel la flûte toujours très habitée de Joce Mienniel souffle la désespérance ou le déabusement, parmi les brumes radio-activs que font traîner au sol la guitare et le clavier. Ici et là des rengaines pop aux sonorités de play-mobile diffusées par le Korg, des arpèges à Lee Marvin, des tourneries harmoniques que la flûte décline selon des découpes trop évidentes à mon goût m’empêchent d’adhérer totalement à ce fascinant tableau. Comme si des figurines de bande dessinée s’étaient aventurées dans une brume peinte par Turner et probablement cette musique échappe-t-elle à mon domaine de compétence, moi qui suit du siècle dernier, voir de l’avant-dernier, comme en témoigne cette reprise post-industrielle de Money de Pink Floyd que je suis incapable de reconnaître.
Airelle Besson (trompette, compositions, direction) et l’Euroradio Jazz Orchestra : Alba Nacinovich (voix – Croatie), Allan Järve (trompette – Estonie), Sigurd Evensen (trombone – Norvège), Corentin Billet (cor – France), Quentin Coppalle (flûte – France), Vincent Pongracz (clarinette – Autriche), Maria Dybbroe (sax alto – Danemark), Helena Kay (sax ténor – Grande Bretagne), Dimitri Howald (guitare – Suisse ), Kristina Barta (piano – République tchèque), Vid Jamnik (vibraphone, marimba, xylophone – Slovénie), Kaisa Mäensivu (contrebasse – Finlande), Cornelia Nillson (batterie – Suède).
L’Euroradio Jazz Orchestra : initiative ancienne des radios européennes de constituer chaque année un orchestre international fait de jeunes talents mis à disposition par chacune d’entre elles au chef d’orchestre du pays en charge l’édition du l’année. Celle de 2017 est pilotée par Radio France et placée sous la direction d’Airelle Besson. Que faut-il en penser ? Faut-il invoquer la fraîcheur du projet ? Très certainement : quatre journées de répétition de mardi à vendredi dernier, une création à la Maison de la Radio samedi, un concert à Coutances dimanche, et Nevers ce soir. Faut-il s’extasier ? La jeunesse des participants est-elle un argument irréfutable ? Moins de trente ans ! Sans remonter à ces époques où les grandes pages l’Histoire du jazz s’écrivaient à peine de l’adolescence (mais dans un contexte autre qu’il n’est pas temps ici de commenter), on a connu cest trente dernières années en Europe des moins de 30, voire moins de 20 ans plus impressionnants que ceux entendus hier. Citons néanmoins quelques uns d’entre eux : Kaisa Mäensivu pour sa très belle sonorité de contrebasse, hélas au sein d’une rythmique qui est loin de s’être trouvée, Sigurd Evensen d’une autorité au trombone qui dépasse tout ce que l’on peut entendre dans l’orchestre de l’année, Vincent Pongracz dont la clarinette admirablement mâitrisée m’a plus impressionné en stop chorus que sur grille accompagnée, Quentin Coppalle dont la technique époustouflante à la flûte lui a permis de tirer un parti original de la grille d’improvisation qui lui était proposée, la chanteuse Alba Nacinovich qui a incontestablement un organe mais dont rien ne prouve encore dans sa prestation qu’elle est dotée d’un vocabulaire d’improvisatrice, Helena Kay au ténor dont la musicalité très peu spectaculaire laisse cependant deviner un bel avenir au regard de son apparence encore très adolescent (elle a tout de même 23 ans) . Ceci dit, ils sont jeunes, ils sont beaux, la direction d’Airelle Besson est gracieuse et d’une belle efficacité, son sens de l’orchestration est admirable… mais le kitsch des compositions entendues hier retient d’autant plus ma plume que, face à l’unanimité, je ferais figure de pisse-vinaigre. Mais c’est déjà fait.
Chris Potter (ts) Trio : Reuben Rogers (elb), Eric Harland (dm) + (invité de dernière minute) James Francies (piano, clavier Korg, clavier-maître + ordinateur).
Après ça, ceux-ci ont l’air de géants. Chris Potter, avec un son certes différent a quelque chose de Sonny Rollins, la présence, une façon puissante, économe et décontractée de vagabonder d’un thème à l’autre et d’une formule à l’autre, puis de se lancer dans quelque épique chevauchée, avant de se disperser à nouveau (perdant parfois un peu trop de temps et d’énergie, à bidouiller des effets sur son sax – un chouille de réverb, un fragment d’harmonizer –, à lancer des samples anecdotiques ou des boucles qu’il joue à la flûte avant d’en abandonner les répétitions aux automatismes de son dispositif tandis qu’il revient au ténor et plus rarement et brièvement au soprano). James Francies (21 ans qui relativise la jeunesse de notre orchestre européen) passe du piano à ses deux claviers avec une fluidité de discours confondante qui ne tolère aucun hiatus, ponctue les discours du saxophoniste avec une insistance prodigieuses qui ménage un évident sens de l’espace, mais par ailleurs bavard comme une pie dans ses solos (ne faut-il pas que jeunesse se passe ?), avec un abattage sur tous les claviers et un perlé du phrasé au piano impressionnants, qui nous font lui pardonner le caractère invasif de ses improvisations.
Mais c’est l’interaction au sein du groupe qui fera notre bonheur, d’abord par paires au début du concert, répartie de James Francies à son leader, les oreilles harmoniques toutes grandes ouvertes et les doigts très immédiatement connectés à cette écoute, la rythmique à l’arrière-plan en tandem garnement, l’air parfois peu concerné par ce qui se passe devant et dont pourtant ils autorisent et soutiennent l’avènement de toute évidence, selon un vocabulaire puissamment binaire (Reuben Rogers à la basse électrique). Puis, le jouage s’affinant (ou l’oreille de l’auditeur s’habituant à des connections qu’elle n’aurait d’abord pas perçues), dans une multitude d’échanges diagonaux exaltant qui nous font partir sur Paris avec des ailes de héron, quoiqu’à regret Journal Intime, Federico Casagrande, Andy Emler, etc. Xavier Prévost prendra le relai de ce blog jusqu’à la fin de la semaine. • Franck Bergerot