JAZZ SUR LE VIF : CLAUDIA SOLAL-BENJAMIN MOUSSAY duo & ENRICO PIERANUNZI trio
Le programme était des plus alléchants, et le concert fut un moment de grâce : un duo habité, jouant de connivences extrêmes, et un trio qui métamorphose les classiques, avec une inventivité mutine autant qu’amoureuse.
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CLAUDIA SOLAL – BENJAMIN MOUSSAY
Claudia Solal (voix, textes, composition), Benjamin Moussay (piano, piano électrique, synthétiseur basse, effets électroniques, composition)
Paris, Maison de la Radio, studio 104, 13 janvier 2018, 20h
Pendant la balance, l’ancienne connivence se reconstruit
Dès l’instant qui précède la première note, ils entrent en connexion maximale : attention superlative à l’autre qui joue, concentration intense sur la densité de l’échange. Et dès ce moment, un peu magique il faut en convenir, nous sommes happés par ce qui advient, une promesse d’un moment fort que rien jamais ne viendra démentir. Le duo existe depuis 15 ans, et le répertoire de ce concert, c’est une bonne part du disque récemment publié, «Butter in my brain» (Absilone/l’autre distribution). Le concert commence avec The grass is greener, un parcours dans une ville allemande aussi réelle que fantasmée. Viennent ensuite Nightcap for sparrows, et son onirisme décalé, The house that Jack built, et son détournement de comptine, Multitrack Girl, manifeste d’indépendace personnelle, Butter in my brain, chemin d’errance surréaliste, Trees are green et I confess, qui nous entraînent encore plus loin dans l’imaginaire et la rêverie exponentielle…. Les textes sont primordiaux, écrits par Claudia Solal dans un anglais riche d’images, entre sens et nonsense. La tension entre mots et musiques est permanente, féconde. La voix et les claviers explorent constamment les interstices qui s’ouvrent entre les deux langages. C’est passionnant et jouissif. Le public n’en perd pas un miette, et prend part autant qu’il se peut à cette espèce de cérémonie secrète : bref c’est une performance habitée, totalement, par les deux protagonistes. On en sort ébloui, un peu sonné, absolument heureux.
ENRICO PIERANUNZI TRIO
Enrico Pieranunzi (piano), Diego Imbert (contrebasse), André Ceccarelli (batterie)
Paris, Maison de la Radio, studio 104, 13 janvier 2018, 21h15
Il n’est pas anodin que ce trio se trouve associé à la première partie que l’on vient d’évoquer. A la fin de son concert, Claudia Solal a dit son plaisir de céder la place à Enrico Pieranunzi, auquel elle voue, tout comme Benjamin Moussay, une véritable admiration . Et, dit-elle, il fait partie des musiciens qui l’inspirent. Le symbole est d’autant plus fort que, dans la salle, Martial Solal est là, avec sa femme Anna, et leur petite fille Amalia, la fille de Claudia. Enrico Pieranunzi admire beaucoup Martial Solal, lequel le tient aussi en haute estime. Arnaud Merlin, qui programme les concerts ‘Jazz sur le Vif’, n’a pas associé le duo et le trio sous l’influence du hasard….
«Bravo! Bellisimo !» : après la balance, dans la cabine d’enregistrement du studio 104, Enrico Pieranunzi félicite l’ingénieur du son, Benjamin Vignal, qui élabore la prise de son pour une diffusion que nous espérons… sur France Musique
Le trio va jouer la musique du disque «Ménage à Trois», publié en 2016 chez Bonsaï. D’ailleurs le pianiste joue le comique de répétition en extrayant des entrailles du piano, à chaque prise de micro, ou presque, le CD en question. C’est avec humour aussi qu’il évoque les métamorphoses qu’il fait subir à ces pièces du répertoire classique, un répertoire qu’il chérit, en praticien et connaisseur, mais traite ici magistralement avec la pertinence d’un grand jazzman. Le concert commence avec une relecture très libre (ce sera d’ailleurs le cas tout au long du concert) de la Rêverie de Debussy : Pieranunzi est un grand admirateur du compositeur français, et il prépare pour le centenaire, en cette année 2018, un programme à lui intégralement consacré, versant jazz bien sûr. Le pianiste aborde ces répertoires qui lui sont familiers en compositeur, exploitant les éléments mélodiques et harmoniques, en les habillant de rythmes inattendus : plutôt bossa pour Debussy, presque calypso pour la Sicilienne de Bach, valse-jazz dévoyée façon Bluesette (de Toots Thielemans) pour Crépuscule de Darius Milhaud, tempo di jazz pour le Carnaval de Vienne de Schumann, et style afro-cubain pour le Liebestraum n° 2 de Liszt…. Suivra une composition originale, d’un beau lyrisme, avant de conclure par un retour à Debussy, avec une déconstruction brillante du Gollywogg’s Cake-Walk (tiré de Children’s Corner).Et en rappel le trio donnera une relecture de la Romance de Darius Milhaud, jouée comme une chanson pop, mais avec de la vraie musique à l’intérieur. Cela ressemble un peu aux Petits pavés (de Paul Delmet et Maurice Vaucaire) qu’affectionnaient Claude Nougaro, Serge Gainsbourg, et quelques autres.. Tout au long du concert, sur des arrangements d’une précision insigne, entrecoupés d’improvisations très débridées, le trio s’en est donné à cœur joie, le brio du pianiste n’éclipsant pas les contributions vibrantes de ses partenaires : encore un beau moment de plaisir musical, sur scène comme dans la salle.
Xavier Prévost
Un seul regret : ce beau concert (et ses deux parties) n’est toujours pas annoncé en diffusion sur France Musique ; la grande chaîne musicale de service public aurait-elle oublié que la direction de la musique de Radio France produit aussi des concerts de jazz ?