Un Rocher pour Cecile McLorin Salvant, avec le trio d’Aaron Diehl. Perfect !
Chaque concert de la chanteuse la plus douée de sa génération confirme la première impression : Cecile McLorin Salvant, avec la fidélité du trio d’Aaron Diehl, est sur une pente constamment ascendante. Nous l’avions découverte à l’occasion du premier festival de jazz de St Emilion, où, avec Jacky Terrasson, elle nous avait offert un « Je te veux » bouleversant, en même temps d’ailleurs que la révélation de cette pièce de Satie. Puis, de passage à Monségur dans des conditions difficiles, elle avait tenu le choc avec classe, avant de séduire le public du Mans, habitué à des choses parfois plus engagées du point de vue stylistique.
Hier soir, à Cenon (Rocher de Palmer), ce fut parfait du début à la fin. Un récital de chansons très subtilement reliées les unes aux autres par le fil d’une question sur la beauté « Suis-je Belle, moi ? », et plus largement sur les incertitudes de l’existence (« La Solitude » de Barbara), pour finir sur les notes optimistes de « Let’s Face The Music And Dance ». Plus que jamais, la voix est assurée, et montre une aisance dans les extrêmes qu’on ne connaît plus depuis Sarah Vaughan. Le grain, toujours très légèrement voilé, est la marque d’un organe vocal qu’on devine jouissant de lui-même avec délectation. Cecile fait partie (sans doute) des chanteuses qui aiment leur voix. Leontyne Price en était une autre. Callas, c’était tout l’inverse.
Côté jazz, on est ravi d’entendre parfois un vrai quartet, où McLorin offre à ses partenaires l’occasion de briller. Ce fut la cas d’Aaron Diehl (p), constamment, et spécialement lors de ce bijou d’intelligence et d’humour qu’est « Si J’étais Blanche » de Joséphine Baker. Paul Sikivie (b) et Kyle Poole (dm) ne furent pas en reste, ce dernier avec un son d’une précision étonnante, et une fort belle palette de couleurs. Côté « chanson Française », c’est presque encore mieux tant le choix est bien ajusté, d’Aragon/Ferré (« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ») à Barbara déjà citée, en passant par Yvette Guilbert. On ne s’étonnera pas de voir et d’entendre aussi des airs d’opéra (Weill/Hughes), des pièces de Broadway, et il se dégagera de l’ensemble l’image d’une artiste qui prend soin de « dépasser » le jazz, même si le langage de base qui est le sien reste attaché à cette musique.
Reste la question (accessoire) de la façon dont tel ou tel peut recevoir cette heure et demi de perfection spectaculaire. Pour ce qui me concerne (tel ou tel, c’est d’abord moi, évidemment), c’est avec une certaine distance que j’ai reçu le message. Rien qui me fasse vibrer les nerfs, ou les poils du bras. J’ai constaté toutes les qualités signalées plus haut, de même que l’adhésion totale d’un public debout dès le premier rappel. Mais je n’ai guère été touché. Comme s’il manquait l’expression directe d’une faille, ou, hypothèse plus vraisemblable, comme si je ne trouvais pas mon compte dans ce que j’aime de toujours dans le « jazz », qu’il se prolonge certes, mais aussi se réfute, se combatte, se détourne, se contredise lui-même. N’ayant jamais eu l’occasion d’écouter en direct les trois ou quatre grandes de l’histoire, je me souviens quand même des sensations causées par d’autres (Lincoln, Carter), et des émotions ressenties par celles qui, aujourd’hui, travaillent leur musique à partir du jazz, mais en s’en éloignant constamment. Tout cela, ceux qui me lisent le savent. Ne retenons que notre admiration, qui fut totale. Quant au Rocher, tout le monde aura compris qu’il est en chocolat. Cecile est gourmande. Du moins le fait-elle croire…
Philippe Méziat
Photos : Mark Fitton