Martial Solal « Des choses très inattendues »
En complément de l’entretien en profondeur de Martial Solal en kiosque à partir du 30 janvier dans le n° 702 de Jazz Magazine (“1, 2, 3… Solal”), voici en exclusivité pour jazzmagazine.com quelques confessions supplémentaires de cet immense pianiste de jazz. Au micro : Thierry P Benizeau et Franck Bergerot (invité spécial : notre photographe Jean-Baptiste Millot pour la question sur Chet Baker).
« La honte d’être musicien de jazz »
Le temps a passé, et pourtant je dois dire que ça ne m’a jamais quitté cette “honte” d’être musicien de jazz. Même s’avouer simple “musicien”, ça n’était pas très glorieux. Nous étions considérés comme des parasites. Même aujourd’hui, je préfère dire « je suis pianiste » ou « je suis concertiste ». Si je dis « je suis pianiste de jazz », je risque de n’être pas pris au sérieux par les gens qui ne connaissent rien au jazz. Selon la façon dont je me présente, l’attitude des gens ne sera pas la même. C’est plus qu’un problème d’amour propre. C’est très humiliant d’avoir encore à défendre cette musique que je considère comme un art à part entière. Les musiciens classiques sont loin d’avoir compris ça.
« Je suis un enfant du middle jazz »
La tradition du jazz, c’est d’improviser sur les harmonies en essayant de swinguer à quatre temps. Pour cela, il est nécessaire de commencer par copier les maîtres plus anciens. Comme eux j’ai fait la pompe pendant pas mal d’années. Chaque innovation constitue une avancée qui ne doit pas avoir pour but de remplacer ce qui a précédé en l’oubliant. J’ai été réticent à l’avènement du free jazz, non pas pour ce qu’il était, mais parce que les tenants de cette musique voulaient faire table rase du passé pour exister et faire du “moi je”. Ce qui n’occulte pas à mes yeux leur apport dans le domaine de la quête de liberté. Les meilleurs d’entre eux sont restés, soit en revenant à la régularité du tempo, soit en additionnant leur apport aux acquis du passé. En dépit des libertés que j’y prends, l’inédit “Unreleased 1966 Los Angeles Sessions” qui vient de paraître, est très marqué par le middle jazz. Je suis un enfant du middle jazz. J’ai commencé par ça, en jouant avec Michel Attenoux, Maxime Saury, Bill Coleman, une musique qui n’était pas encore du bebop.
« Quand je jouais La Cumparsita… »
Pour survivre lorsque l’on devient musicien, il faut souvent laisser le jazz de côté. C’est ce qui s’appelle faire le métier. J’ai fait ça pendant des années et je n’ai pas du tout trouvé ça drôle. Je connaissais La Cumparsita, les tangos à la mode, le répertoire des bals et toutes ces obligations de la vie de musicien à tout faire. Je me souviens que lorsque j’étais en Algérie, encore tout jeunot, il m’est arrivé d’accompagner l’accordéoniste Gus Viseur. Comme il avait la réputation d’aimer le jazz, je me suis cru autorisé à prendre des libertés et je me suis amusé à reprendre ses phrases derrière lui. Il m’a aussitôt réprimandé et je me suis mis à pleurer.
« À deux, c’est moins cher »
Lee Konitz et moi, nous avons le même âge à trois mois près. Je suis du 23 août, il est du 13 octobre. C’est le hasard qui nous a fait nous rencontrer. Je l’ai croisé une première fois lors de sa venue à Paris en 1953 avec le big band de Stan Kenton. Les musiciens venaient faire le bœuf au Club Saint-Germain. On était tous très admiratifs de ce style West Coast, comme on l’appelait alors, très différent du bop. Lee était jeune et beau et il jouait beaucoup de notes, beaucoup plus que par la suite. On a vraiment fait connaissance beaucoup plus tard, en 1968 à Ljubljana où nous jouions à la même affiche. À la sortie du concert, il m’a dit : « On devrait jouer ensemble un de ces jours. » C’en est resté là, mais trois ou quatre ans après, ça s’est présenté. Et comme, à deux, on était pas cher, on s’est mis à jouer partout, dans des crêperies comme dans des salles concerts. C’était une époque très sympathique, mais on courait après l’argent pour vivre.
Lee est quelqu’un de complexe, mais je l’adore bien que nous soyons très différents. Lui, par exemple, il change souvent de religion. Lors du dernier concert que nous avons donné ensemble, il m’a demandé : « De quelle religion es-tu maintenant ? » À cette question un peu bizarre, je lui ai répondu : « Je ne sais pas… comme toi. » Il m’a dit : « Ah non, moi j’ai changé… », mais il n’a pas précisé. Dans sa tête, il y a un futur, il y a un dieu, ça ne fait aucun doute, il croit à des choses auxquelles j’ai renoncé. Au quotidien, il n’a jamais eu de téléphone portable, ni de fax, ce qui rend tout très compliqué. C’est pourquoi il me téléphone tout le temps. C’est le seul moyen que nous ayons de nous parler. Mais c’est une personnalité qui m’intéresse et nous avons beaucoup de goûts en commun, qu’il s’agisse de musique ou de choisir un restaurant.
« La seule fois de ma vie où l’on m’a incité à prendre de l’héroïne »
J’ai fait une tournée avec Chet Baker, en 1955, à une époque où il était drogué à mort. Il y avait Benoît Quersin, Bobby Jaspar, Jean-Louis Viale et René Thomas. C’est la seule fois de ma vie où l’on m’a incité à prendre de l’héroïne, dans le car du retour pour aller à l’hôtel. Pour leur faire plaisir, j’en ai mis un peu sur mon doigt. Ça ne m’a rien fait du tout et j’ai été déçu. Je crois que je m’y suis mal pris, mais je n’ai pas eu envie de recommencer et c’est une chance de ne pas être entré dans leur jeu. Pendant la pause, je voyais Bobby Jaspar faire chauffer sa cuillère à café, se prélever du sang pour dissoudre l’héroïne avant de se le réinjecter dans les veines. C’était très impressionnant de découvrir ces pratiques. Ça n’était même pas pendant la pause, mais dans les coulisses, pendant un chorus de quelqu’un d’autre. Il n’était même pas gêné, c’était tout naturel, sa vie en dépendait. Je les aimais vraiment beaucoup ces musiciens, ils m’ont fait aimé la Belgique. C’était de très bons musiciens et j’ai conscience de la chance que j’avais de jouer avec eux. Bobby Jaspar était quelqu’un de si intelligent et si cultivé. Il avait fait des études d’ingénieur. Il cherchait tous les moyens pour sortir de la drogue, se renseignait sur les produits de remplacement. Dès qu’il avait connaissance de nouvelles pilules, il parlait d’essayer. Ils sont tous morts autour de cinquante ans. C’est trop jeune pour mourir.
« Duke Ellington et Thelonious Monk, des dieux pour moi »
J’ai joué une vingtaine de fois aux Etats-Unis. La première en 1963, à Newport. Ce qui m’a d’abord surpris, c’est la connaissance que le public avait des standards. À l’époque, je jouais beaucoup d’originaux. J’ai fait apprendre par cœur à Paul Motian et Teddy Kotick ma Suite pour une frise. Ils ne lisaient pour ainsi dire pas la musique et ont dû l’apprendre par cœur, ainsi que d’autres morceaux assez compliqués, mais quand on les a joués à Newport, ces morceaux-là étaient accueillis fraîchement, par rapport aux standards. C’était un bon public mais, en 1963, il n’était pas mûr pour écouter Suite pour une frise. On a aussi joué à l’Hickory House, qui était assez grand par rapport à d’autres clubs. Les gens pouvaient y dîner et j’y ai rencontré une foule de musiciens que je ne pouvais aller écouter, parce que je jouais tous les soirs. Un de mes chocs, ça a été de voir Teddy Wilson que je considérais comme l’un de mes modèles. Nous avons parlé et j’ai pu lui dire mon admiration pour lui depuis mes débuts. Il était très modeste, comme s’il avait été un inconnu. J’ai aussi rencontré Duke Ellington et Thelonious Monk et j’ai découvert qu’ils m’auraient tout aussi bien admis dans leur panthéon.
« Surpris par Paul Motian… »
Lors de ce premier séjour, j’ai été très surpris par le jeu de Paul Motian. C’était très moderne. Dans les quatre-quatre notamment [alternance de solistes toute les quatre mesures, NDLR], il fallait que je m’accroche pour ne pas me tromper, parce qu’il jouait des choses très inattendues. Un peu comme si son “manque” de technique lui faisait jouer des choses faciles techniquement mais intellectuellement très compliquées. Ça m’est arrivé deux fois dans ma vie de devoir me cramponner ainsi au tempo. La première fois, c’était dix ans auparavant, lors de mes premières jam sessions au Club Saint-Germain avec James Moody, lorsque l’on jouait Cherokee à un tempo d’enfer. Dans les années 1950, chaque set comportait un morceau joué sur un tempo infernal. Le pianiste pouvait à la rigueur s’en sortir, mais les pauvres batteurs et bassistes, ils étaient achevés par des solistes qui jouaient cinquante chorus pour s’amuser. Je ne regrette pas ces tempos, ils ne laissent pas le temps penser et vous condamnent aux clichés.
« J’aime les gens du classique qui aiment le jazz »
Mon amour, c’est la musique de jazz. J’ai essayé de m’intéresser à la musique contemporaine mais sans beaucoup y adhérer. J’ai écouté de nombreux concerts de Xenakis, de Stockhausen. Je reconnais que ça a fait bouger les choses mais, soyons honnête, je suis né avec le jazz pour ainsi dire, je connais le reste moins par goût que par nécessité. Pour simplifier : j’aime les gens du classique qui aiment le jazz. Marius Constant, c’était son cas. Par exemple Messiaen qui détestait le jazz, ou Boulez, je n’aurais pas pu me lier d’amitié avec eux. Ça ne m’empêche pas d’aimer certaines de leurs musiques, surtout Messiaen. Berio aussi s’est intéressé au jazz. Mais je ne connais pas tout le monde. Je ne suis pas très cultivé finalement : en matière de musique classique je connais ce qui m’a servi à apprendre à jouer du piano. Je vais vous montrer mes Etudes de Chopin. [Il fouille dans son tabouret de piano et en ressort des liasses proches de s’effriter.] Regardez dans quel état elles sont. Je les ai d’ailleurs rachetées il y a quelques jours. Elles m’ont fait beaucoup souffrir. C’est ce que j’ai le plus travaillé finalement. J’ai plein d’autres partitions classiques mais elles sont en bien meilleur état.
« À une époque, j’ai voulu progresser techniquement »
Pour préparer un concert, je fais ce que j’ai toujours fait : la méthode Hanon, des gammes et des arpèges, souvent en improvisant d’une main et en jouant un exercice de l’autre, des choses simples. À une époque, j’ai voulu progresser techniquement et je me suis mis à travailler toutes ces choses difficiles que vous voyez là [il montre des partitions à côté du piano où l’on aperçoit notamment du Ravel]. J’avais demandé à des amis de m’indiquer ce qu’il y avait de plus difficile. On m’a donné la Toccata de Schumann, une toccata de Prokofiev. Ce sont des os, comme on dit, mais je les ai travaillées 4 à 5 heures par jour. Pas assez cependant pour les jouer en concert. J’ai toujours été mort de trac quand il fallait jouer des trucs écrits. Pourtant, j’ai de la mémoire, mais pas pour ça. La musique écrite me fait peur. Néanmoins, le travail de ces partitions m’a fait vraiment progresser. Depuis des années, je joue de une heure à une heure et demie, des gammes des arpèges, en “appuyant sur les touches”.
« La nécessité d’appuyer sur les touches… »
Je n’ai jamais eu de professeur. J’ai rencontré beaucoup de concertistes classiques avec qui j’essayais d’apprendre juste en parlant avec eux. J’aime leur contact. J’ai notamment beaucoup appris lors d’un dîner avec le pianiste Pierre Sancan. J’ai tiré parti du peu que j’ai cru en comprendre. Je n’y ai pas gagné en vélocité, mais du point de vue du son. Dans cet enregistrement inédit de 1966 à Los Angeles que publie Fresh Sound ces jours-ci [“Solo Piano, Unreleased 1966 Los Angeles Sessions”], la technique est par moment étonnante – j’avais 39 ans et beaucoup d’énergie –, mais il n’y avait pas le son que j’ai acquis après avoir rencontré Pierre Sancan, quarante ans plus tard, qui m’a fait comprendre la nécessité d’appuyer sur les touches.
« Il y a beaucoup de pianistes classiques dont j’admire le son »
Ma qualité principale ce n’est pas le son. Tout le monde a un son. Manuel Rochman a un bien plus beau son que moi. Il n’y a pas beaucoup de pianistes dont j’admire le son, mais chez lui, il y a cette profondeur de l’appui, ce toucher, unique à mon avis. J’ai bien aimé le son de Gonzalo Rubalcaba. Et puis il y a beaucoup de pianistes classiques dont j’admire le son. Mon préféré, c’est Éric Ferrand-N’Kaoua, mon ami qui a enregistré mes études classiques et qui s’intéresse beaucoup au jazz. Il est capable de jouer tant Art Tatum relevé note à note que des choses que j’ai écrites pour lui. Et lorsqu’il joue Debussy, c’est un très sérieux pianiste.
« J’ai toujours été passionné de machines »
Toutes les époques sont formidables et j’adore beaucoup la nôtre, à l’âge de l’informatique. J’ai toujours été passionné de machines. Je ne sais pas bien me servir de mon ordinateur, mais mon rêve de gosse c’était une machine à écrire la musique. C’était impensable à l’époque. Et depuis bientôt trente ans, il vous suffit d’imaginer la musique et la machine l’écrit pour vous, avec des partitions qui semblent sortir de l’imprimerie ! Et si je suis en vie aujourd’hui, je le dois certainement aux progrès de la médecine.
• Propos recueillis par Thierry Paul Benizeau et Franck Bergerot