Marsalis dans les villes
Le 12 février 1918 se tenait le premier concert de jazz en France, l’orchestre de James Reese Europe se produisant à Nantes. Cent ans après, la tournée du JLCO passe par la France.
Jazz at Lincoln Center Orchestra
Toulouse, Halle aux Grains, mardi 13 février 2018
Wynton Marsalis, Ryan Kisor, Marcus Printup, Kenny Rampton (tp), Vincent Gardner, Jeffery Miller, Chris Crenshaw (tb), Sherman Irby (s), Ted Nash (as, ss, cl), Walter Blanding (ts, ss, cl), Dan Block (ts, bs, bcl), Paul Nedzela (bs, ss, bcl), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Marion Felder, Ali Jackson (dm).
En ce Mardi-Gras et en ouverture de saison des Grands Interprètes, le big band mémoriel revient dans la Ville rose – après un passage en 2003 en compagnie de l’Orchestre national de France dirigé par Kurt Masur – avec un concert dont la dimension pédagogique n’entache en rien le plaisir de l’écoute. D’autant plus que sont abordés des titres méconnus de figures tutélaires de cette musique, souvent plus délectables que les standards par lesquels on les identifie. Costume-cravate pour tout le monde, comme les députés d’En Marche, mais avec davantage de swing et moins d’empressement dans les réformes.
Les gradins de la salle hexagonale (nul n’entre ici s’il n’est géomètre…) sont remplis jusqu’au plafond. Les arrangements, confiés à des membres du groupe, font le sel de ces relectures. Ainsi, les cellules des vents et cuivres, le son d’ensemble, le choix des titres exercent au moins autant de séductions que les solos.
On débute par un ultra-rapide Braggin’ in Brass (Duke Ellington, Henry Nemo & Irving Mills, 1938), que Marsalis qualifie de “difficile à jouer” : on veut bien le croire, sa vélocité supposant une entente et une discipline à peine imaginables pour que l’intrication des différentes parties se déroule sans heurt. Une musique que l’on jurerait sortie d’un cartoon de Tex Avery. Marsalis livre le premier d’une série de solos, à la fois légers et éclatants. Le batteur Marion Felder cède rapidement le tabouret à Ali Jackson, résident toulousain et vieux complice du trompettiste. On fait un bond de vingt ans pour un extrait de la Freedom Suite: Movement IV (Sonny Rollins, arrangements de Walter Blanding). Le rythme est nettement plus raisonnable à négocier et le moelleux du saxophoniste soliste fait le reste.
Fiesta Mojo (Dizzy Gillespie, arrangé par Marcus Printup) provient de « The Spirit of Jazz » (1964). La date fatidique de 1965 sera-t-elle dépassée ? Non pas. Mais pour qui n’écoute pas ce jazz « première moitié du XXe siècle » tous les jours, il s’agit de révisions ou découvertes bienvenues. Sur un rythme chaloupé, la flûte traversière virevolte. Les musiciens ne se marchent pas sur les pieds, pas de bagarres au King Créole.
2/3’s Adventure est signé Carlos Henriquez (b). « Une clave du South Bronx » explique Wynton Marsalis, et pour le commun des mortels une pièce de latin-jazz d’excellente facture. On n’échappe pas à une énième version de La Vie en Rose (Edith Piaf & Marcel Louiguy, arrangé par Sherman Irby). Les arrangements font vibrer la chansonnette d’un groove appréciable, rehaussé par les prises de parole de Marsalis.
La précédente mouture du LCJO comptait Myra Melford dans ses rangs, empruntant même à la pianiste une composition résolument moderne. Ce soir, on est dans un livre d’Histoire, dont le big band sait donner du relief aux pages. Hommage à la liberté tout de même avec Jawaharlal Nehru (extrait de Presidential Suite) de Ted Nash. Un thème éternel du jazz, peut-être sa raison d’être… Saveurs seventies pour le coup, avec un soprano ouvert sur l’horizon. D’aérien et lumineux le morceau devient torrent, avec un batteur déchaîné.
Bit Fat Alice’s Blues (Duke Ellington & Billy Strayhorn) est extrait de « Concert in the Virgin Islands » qui, comme son titre ne l’indique pas, est enregistré à New York ! En ce temps-là, on mentait parfois sur la marchandise. Qu’importe puisque la musique était belle… Sur des arrangements de l’alto Sherman Irby, honneur aux racines du genre.
Lamentation (extrait de Symphonie n°1: Jeremiah) (Leonard Bernstein, arrangé par Vincent Gardner) confirme et prolonge le caractère édifiant de l’entreprise, sans effets de manche ni tactique du choc. Puis vient un air de « Porgy & Bess », Gone (DuBose Heyward & George Gershwin, arrangé par Chris Crenshaw), et une Chinoiserie (Afro-Eurasian Eclipse Suite, Duke Ellington).
Pour le rappel les soufflants quittent la scène pour ne laisser qu’un quartette : c’est Knozz-Moe-King (Wynton Marsalis). Le JLCO au grand complet revient pour un Concerto for Cootie (Duke Ellington) ressemblant comme deux gouttes de pluie à Do Nothing till you hear from me. Ce qui n’a rien d’un mystère, les paroles de Bob Russell s’étant surajoutées à l’instrumental millésimé 1940. Une Magic Hour et quart avec ces messagers du jazz.
David Cristol
Photo : Luigi Beverelli