Jazz live
Publié le 26 Fév 2018

NORA FEEDBACK GUILLAUME SEGURON Septet , AJMI, 23 février.

Nora Feedback Création à l' AJMI (Avignon) du Guillaume Seguron Septet Vendredi 23février 2018

Le meilleur moyen d’écouter de la musique est encore de la voir, selon le slogan bien connu de l’AJMI, la salle de jazz avignonnaise, à quelques encablures du Palais des Papes, à côté des cinémas Utopia, du Théâtre des Doms, dans l’îlot protégé de la Manutention. Voilà un credo que pratique l’Ajmi depuis longtemps, quarante ans exactement cette année.

On reste en effet insensible aux artefacts dans la fièvre de l’ instant, le plaisir voire l’ enthousiasme collectif étant  vite contagieux . Car ce que propose  le club ou le live est une expérience  vraiment irremplaçable.

L’inspiration fait retour éternellement, explorant en profondeur sans jamais se lasser:
« Remettre ses pas dans de lointaines traces… aller plus loin, toujours plus loin mais pas forcément au delà. » C’est par exemple le sujet du dernier album du contrebassiste Henri Texier. Il y a peut être convergence, qui sait. Car en effet, à l’exemple de Coltrane et de ses ressassements, ou de Bill Evans, les jazzmen n’ont jamais la sensation d’en avoir fini avec leurs recherches.
En ce vendredi soir qui débute les vacances de la zone B, avait lieu à l’Ajmi une création du contrebassiste nîmois Guillaume Seguron avec un nouveau groupe qu’il a réuni pour son projet NORA FEEDBACK.
L’étendue de sa culture musicale permet de brasser des influences très diverses du rock noisy au minimalisme, de la musique contemporaine (Penderecki, Arvo Part entre autres), sans oublier le jazz évidemment.
J’ai eu la chance de découvrir la musique de Guillaume Seguron dès 2003, avec son premier album Witches sur le label de l’Ajmi, consacré aux musiques de Police, et depuis, je suis sa trace, heureuse de découvrir à chaque fois des textes très personnels, sorte de carnets qui regroupent pistes, influences et sensations; il s’interroge brillamment sur formes et fond. Je suis sincèrement convaincue que livrer quelques confidences sur le «work in progress», la fabrique de la création éclaire ce que l’on entend ensuite, plus distinctement. Par exemple, je ne peux m’empêcher de vous livrer une clé de son Solo pour trois, avec le titre « Waiting for Stewart », double référence au musicien de Police, Stewart Copeland, le premier batteur qui ait compté pour le jeune contrebassiste, et l’acteur James Stewart, héros tragique des grands espaces dans les westerns d’Anthony Mann. Il est aussi question de la beauté épurée des trios de Jimmy Giuffre qui expérimenta la formule du trio sans batterie, «une nappe de guitare d’où émerge la contrebasse jouée à l’archet»: une mélodie de plus en plus marquée (guitare et saxophone) où la fièvre monte, comme dans un film de James Stewart justement… Vous croyez que je digresse à mon tour, suivez moi… Giuffre va resurgir.

Une captivante genèse : création de NORA FEEDBACK

Nous en aurons quelque idée en écoutant l’introduction du compositeur, qui raconte tout en contrôlant son art élaboré de l’association d’idées, expression qui me paraît plus exacte. Procédé ou forme d’esprit qui n’est certes pas dans son cas, une perte de temps, puisqu’elle permet de tresser les différents motifs, de laisser se développer rhizome et autres ramifications possibles. D’où son amour pour les tracés labyrinthiques à la Borges, ou les cartes et plans géographiques, clin d’oeil de la couverture de son dossier artistique.


Pénétrer dans la tête du concepteur est chose ardue en temps ordinaire mais quand il s’agit de Guillaume Seguron, cela devient mission impossible. La richesse des associations, des recherches et références est telle qu’elle pourrait «masquer» l’écoute pure de la  seule musique. Et pourtant, il existe une réelle cohérence dans son travail, « le sujet détermine la forme, l’orchestration, le genre ». Tout se tient et se relie, même si son travail apparaît de prime abord, insolite, imprévisible dans ses altérations, intonations, tant son registre est large.

Bien sûr que le public plus ou moins averti peut se laisser tout simplement porter par ce qu’il entend…et cela est bien suffisant au plaisir.
Et pourtant, que veut dire ce titre Nora Feedback ?

Tout commence avec ce titre, pour tout dire, mystérieux. On sait tous plus ou moins à quoi renvoie le terme de « feedback », que l’on peut traduire rapidement par « rétroaction ». Ce qui supprime tout de même l’idée de « se nourrir de ce qui vient après », d’où le sous-titre donné en information, « modification de ce qui précède par ce qui suit ». Qui peut engendrer le retour d’expérience, avec boucles et effet larsen.
Ceci posé, qu’en est il de Nora? J’avoue n’avoir pas une seconde pensé à la Sardaigne mais connaissant les travaux de Guillaume sur la mémoire (Nouvelles réponses des archives) et avoir assisté lors des Têtes de jazz à Avignon pendant le festival de 2014, à son spectacle complet unissant théâtre et musique autour de l’Etranger de Camus, le nom de l’historien Pierre Nora qui a travaillé sur l’Algérie et les lieux de mémoire m’est venu à l’esprit. Bingo! Il entre pour partie dans le titre et le projet que continue le cheminement de l’artiste. Voici assurément un désir d’oeuvre qui se développe et se constitue ainsi.

Mais ce qui suit est admirable : Nora, Pierre comme une pierre ou stèle car à Nora, site archéologique de Sardaigne fondé par les Phéniciens au IX ème avant JC, face à la mer (lire La mer au plus près, Camus toujours) se tenait une stèle, aujourdhui au musée de Cagliari…
Guillaume Seguron, qui a fait des études en histoire de l’art et d’archéologie, a eu alors la révélation d’une autre stèle cette fois, au Musée Calvet d’Avignon . Et comme souvent dans le processus délicat de notre enregistrement mental, les images sont associées jusqu’à se confondre. Je n’irai plus à présent au musée Calvet sans aller regarder la stèle, moi qui file toujours directement, à chacun de mes passages, aux peintures.

Si le titre nous est à présent moins étranger, peut-on calquer ce que l’on sait sur ce que l’on perçoit? Essayer de faire adhérer les deux représentations de l’imaginaire et de la musique? Comment activer dès lors la narration, comme dans le montage cinématographique ? Guillaume Seguron m’avouait par la suite, qu’il aimait la chanson pour cette façon si évidente de répondre au processus narratif. Tout comme le cinéma d’ailleurs, et cette fois le nom qui le guide n’est pas celui d’Anthony Mann mais d’Antonioni dans l’Eclisse. il faudra que je vérifie ça…
Quant à se laisser porter par les hasards, il a, dans ce périple touristique ou vacancier en Sardaigne sud, croisé le nom improbable de GIUFFRE sur une devanture, l’une de ses idoles quand il jouait free, ou pas encore, le Jimmy. Par quel jeu le nom du texan ressurgit-il ici en Sardaigne? se demande t-il alors, mais l’idée fera son chemin quand il déclenchera son enregistreur personnel.

Une belle équipe: un sacré septet

 

Guillaume Seguron a constitué en effet une belle troupe de musiciens aux fortes personnalités, où chacun sait prendre sa place et la tenir, lors de la création de la suite, après seulement 4 jours de résidence à Avignon, même s’il travaille à ce projet depuis longtemps. Son désir de travailler avec des musiciens, amis de longue date, se concrétise, il connaît par exemple Régis Huby depuis 18 ans, et ainsi il poursuit un travail commun en explorant timbres et matières orchestrales.

Venons-en à la musique, composée pour ce septet selon le principe d’une suite en …huit parties semble-t-il. Il m’a fallu demander quelque éclaircissement car dans la musique même réapparaît cette tendance à la divagation contrôlée, bifurquant selon le désir de l’auteur qui a rédigé une partition élaborée. Mais en fait, il s’agirait de trois motifs, thèmes qui vont faire retour modifiés, altérés, décalés. « Le motif sera le support autant que le moteur de cette mémoire active ». On suit les pérégrinations aux constantes modulations harmoniques et rythmiques : une pièce tortueuse, «plastique» où l’improvisation autorise suspension, arrêts et entraîne de nouveaux climats. Des variations subtiles que les musiciens choisis, rompus à la pratique double de la musique écrite et improvisée, font subir à la matière première. Libres aussi de traverser la suite selon une trajectoire propre qui se fond dans le collectif. Ainsi les solos au sens strict, assez nombreux de la part des soufflants, ne s’entendent que dans une direction commune de l’ensemble. Pourtant, je suis sensible au premier que prend le tromboniste Mathias Mahler, loin de toute raideur, imprimant un lyrisme bienvenu, détachant les fragments de mélodies en envolées fugaces et moelleuses; il est accompagné en cela par les subtils contrepoints, les interventions judicieuses de Jean Baptiste Berger tant à la clarinette qu’au sax ténor, et Catherine Delaunay, à la clarinette en sib. Quelle idée intéressante d’avoir doublé les clarinettes et introduit un tr,ombone en lieu et place de trompette par exemple.
Il n’y a pas de place pour l’égo, on le sent bien dans cette écriture généreuse, à l’égale répartition de chacun(e). Chacun interagit dans un faisceau d’influences et de recherches mises en commun, tout en explorant jusqu’à la résonance atmosphérique, formant un kaleidoscope dans lequel on pourrait, on peut se perdre. Remarquable est la plasticité de la musique ainsi produite avec une distribution étudiée au service d’une ligne de force, d’un fil conducteur qui se déroule. Pierrick Hardy, à la guitare, réagit aussi à sa façon avec un solo pur et légèrement country, la musique prenant son temps… Giuffre again, celui des années cinquante?

Il n’y a pas de percussion dans les choix de Seguron mais certains instruments se chargent de cet aspect (piano, violon, basse électrique…) et ce qui sous-tend l’ensemble est l’unité de temps, déterminée par une pulsation stable, qui détermine ce flux dans lequel nous sommes plongés.
Le violon et violon ténor ont un rôle majeur de conducteur, avec la difficulté pour Régis Huby de contrôler deux partitions, celle du violon et celle des pédales au pied, constituant un impressionnant tableau de bord inducteur d’effets, de boucles. Ce qui demande au musicien d’adopter certaines positions, d’adapter le corps pour répondre aux diverses tensions et sollicitations.
Au piano et Fender, Bruno Angelini n’est pas en reste, fonctionnant souvent par clusters. Avec une certaine rugosité, un toucher percussif, souvent déclencheur ou au contraire donnant le coup d’arrêt d’une partie ou sous-partie qui s’imbriquera avec la suite. Il joue de notes suspendues, laissant le son se prolonger…

Une heure dix de musique continue jusqu’au final que j’attendais, croyais percevoir parfois, quand retombe un mouvement. Erreur, le final nous saisit en une nappe planante et enveloppante, un unisson qui réunit tous les partenaires. L’ensemble irradie une énergie d’autant plus intéressante qu’elle est maîtrisée habilement. Tout en donnant l’impression que cela ne l’est pas forcément. Il semble en recherche alors qu’il sait où il va, même dans ces compositions ouvertes. En architecte inspiré, Guillaume Seguron nous a fait partager sa vision joyeuse et réfléchie et si la musique doit être pensée, elle est aussi profondément ressentie.

Au final, comment le premier motif, simplissime, une phrase qui va revenir, transformée par les développements successifs, est-il perçu par nous? En avons-nous conscience, que reste-t-il en mémoire quand le thème initial revient ainsi modifié? Si on entend par exemple des motifs de cloche, reviennent-ils à intervalles réguliers comme des leitmotivs qui marquent les personnages, sorte de caractérisation dans cette story telling. Que nous reste-t-il de ces premiers émois ou impressions? A t-on pu enregistrer, garder à notre tour une trace? N’y a t-il pas risque d’écrasement comme dans la mémoire informatique?

La réponse est peut être dans le fait que cette musique doit vivre et se répandre naturellement, que cette création soit jouée pour vivre sa vie. Il ne faut pas se laisser hypnotiser par les notes qui, comme le souligne joliment Alain Gerber, restent « immobiles, ressemblant à des épitaphes sur une sépulture » alors que la musique, elle, ne reste pas en place. »
Pari gagné… A votre tour, les programmateurs de jouer…

 

 

Sophie Chambon