EUROPAJAZZ, LE MANS, 4 mai 2018
DOMINIQUE PIFARÉLY-ÉMILE PARISIEN DUO
Dominique Pifarély (violon), Émile Parisien (saxophone soprano)
Le Mans, Collégiale Saint-Pierre-la-Cour, 4 mai 2018, 12h15
Au milieu des scultpures de Nicolas Alquin, Dominique Pifarély teste l’acoustique de la Collégiale tout en dialoguant avec Émile Parisien, dissimulé par le paravent
Derrière le paravent, la loge….
Comme souvent dans un contexte d’improvisation totale, on a la sensation d’assister chaque fois à la transition du chaos au cosmos (Χάος , κόσμος), au sens que l’antiquité grecque donnait à ces mots dans une vision cosmogonique : l’avènement d’un monde, de l’informel au monde ordonné. Impression trompeuse, car si l’on part bien, notamment dans l’improvisation libre à plusieurs, d’un moment d’incertitude, le but n’est pas de se conformer à un modèle ‘idéal’, mais bien d’avancer en cohérence, sans esquiver la démarche de l’improvisation. Dominique Pifarély et Émile Parisien s’étaient croisés au sein d’un groupe du contrebassiste portugais Hugo Carvalhais. Et quand le festival a proposé au violoniste de jouer, la veille de sa création, dans la Collégiale (qui accueille chaque midi du festival un solo ou un duo), il lui est apparu comme une évidence de proposer cette rencontre, totalement inédite, et qui s’imposait d’autant plus qu’Émile Parisien était tête d’affiche du »régional tour » du festival, dans toute la région, en mars-avril. Et si le violoniste tient le jeune saxophoniste en très haute estime, on peut deviner que c’est réciproque, à la manière notamment que ce dernier avait de présenter son partenaire au public. À la première séquence, on est bien dans ce temps suspendu par lequel il faut commencer : harmoniques du violon, souffle et bribes de phrases du saxophone. Mais cette incertitude furtive d’où naît toute véritable improvisation se métamorphose en élaboration d’un monde commun, qui se conclura par un contrepoint improvisé, et assez sauvage. À la séquence suivante, selon ce qui semble être la règle non écrite choisie pour une partie du concert, c’est le soprano qui commence, avec une mélodie lyrique et tonale ; bien vite le violon entre dans le jeu et l’entraîne vers un ailleurs de l’harmonie, puis s’échappe, avant que le saxophonsite ne fasse retour vers son univers mélodique, que le violon va rythmer avec force : s’ensuit un dialogue, qui sera conclusif de cette deuxième improvisation. Ainsi, tout au long du concert, c’est un monde en tensions fécondes qui s’est offert aux auditeurs-spectateurs, nourri de l’invention des deux protagonistes, de leur commune sensibilité, des différences propres à leurs parcours et générations, et de ce profond désir de franchir chaque fois «le pas au-delà». C’est une poésie sonore, avec des moments paroxystiques, des échappées mélancoliques, des instants solaires : un vrai grand moment de musique improvisée !
MICHEL GODARD-IHAB RADWAN-ANNE PACEO
Michel Godard (tuba, serpent, guitare basse), Ihab Radwan (oud, voix), Anne Paceo (batterie)
Le Mans, La Fonderie, 4 mai 2018, 17h
Cela fait quelque temps que Michel Godard joue avec Ihab Radwan, joueur de oud et chanteur égyptien, et ils ont publié l’an dernier un disque en duo. Ce trio était jusqu’à présent inédit, mais Anne Paceo joue dans un autre trio avec le oudiste et le contrebassiste Joan Eche-Puig. Il existe donc des connivences croisées qui vont se révéler fructueuses au fil du concert, passé l’indispensable round d’observation. Michel Godard, d’abord à la guitare basse, va installer une boucle qui lui permettra de passer au serpent pour dialoguer avec Ihab Radwan. Au titre suivant c’est au tuba que la conversation continue, avec des rythmes plus affirmés. Le répertoire est construit sur un univers modal, qui va du Moyen Orient à l’Andalousie, sans négliger le jazz. Au fil du concert Anne Paceo trouve pleinement son espace, notamment à la faveur dune introduction en solo, dans une dynamique très large, qui conduira vers un duo avec le tuba. C’est au serpent ensuite que Michel Godard rejoindra Ihab Radwan, maintenant vocaliste, pour autre duo. Et vers la fin du concert la musique, totalement libérée par la dissipation des incertitudes d’une première fois, va connaître des moments de grande effervescence, rythmique et modale. Et en rappel, c’est plein groove, avec un dialogue joyeusement ludique entre les partenaires. Cette première a totalement porté ses fruits….
FRANÇOIS CORNELOUP « REVOLUT!ON »
François Corneloup (saxophone baryton, composition), Sophia Domancich (piano électrique, piano), Simon Girard (trombone), Joachim Florent (guitare basse), Vincent Tortiller (batterie)
Le Mans, Abbaye Royale de l’Épau, 4 mai 2018, 20h
Il y a quelque chose de jubilatoire, parce que pas totalement innocent, à se retrouver sous la voûte du dortoir des moines de l’Abbaye Royale pour une célébration de l’idée de révolution…. Et de plus jouissif encore à découvrir la création de ce nouveau projet (nouveau, car les révolutions, comme la mer, sont à toujours recommencer….). Cette révolution purement musicale s’appuie sur une collaboration avec des musicens de la nouvelle génération, qui viennent épauler le leader-compositeur et la pianiste, qui font office de vétérans. De la construction de chacune des séquences semble surgir l’idée suivante : la révolution serait individuelle avant d’être collective, ou plutôt une révolte individuelle entraînerait une prise de conscience, et un retour sur soi, qui porterait l’individu à se concevoir dans une action collective. Le concert commence par un solo de sax baryton : l’initiateur et compositeur part de sa singularité pour engager une action qui se conclura, après un solo de trombone, par un tutti très rythmique dont la violence fait resurgir en moi le souvenir du Machine Gun de Peter Brötzmann, suivi d’une dispersion des consciences individuelles façon free jazz. Dans l’épisode suivant, une introduction mêle piano électrique, batterie et guitare basse dans un envoûtement mélodico-rythmique qui évoque le balafon., et après une intervention conjointe et harmonisée du baryton et du trombone, la pression monte graduellement, le solos se succèdent ou s’additionnent jusqu’à une coda abrupte : la révolution aiment les angles vifs plus que les angles morts. On part souvent d’une intro un peu mélancolique pour monter en tension jusqu’à un paroxysme, un peu comme chez Carla Bley, et la fougue cuivrée du tromboniste bourguignon n’y est pas étrangère. Bourguignon, le batteur l’est aussi, et il joue pleinement son rôle : sa sonorité est tranchante, comme l’aime le rock, mais sa polyrythmie est totalement jazz. Dans Liquides précieux, dédié à la plasticienne Louise Bourgeois, on part d’un motif lent, solennel et mélancolqiue, au piano, pour monter progressivement vers l’embrasement final. Dans la séquence suivante, Sophia Domancich nous gratifie d’un solo de piano électrique dont l’étrangeté et les intervalles distendus nous mettent en état d’apesanteur, après un solo de guitare basse paré des atours d’une guitare rock. Puis vient Avant la danse, qui permet à François Corneloup d’évoquer sobrement l’ami avec lequel il partagera la scène le lendemain : Dominique Pifarély, qui avait en 2008 enregistré un thème intitulé Danserons-nous encore demain ? Et le concert se terminera avec Un cœur simple, mélodie mélancolique aux teintes de blues (mais sans allégeance à la forme), avec un crescendo final qui nous rappelle que ‘Révolution’ est le mot d’ordre, avant une coda douce et tendre. Et le rappel convoquera une musique exogène : Tomorrow never knows, des Beatles. Cette création sera reprise cet été à Nantes aux Rendez-vous de l’Erdre, et sa réussite artistique devrait, je l’espère, lui valoir bien d’autres occurrences.
ANDREAS SCHAERER QUARTET « A Novel of Anomaly »
Andreas Schaerer (voix), Luciano Biondini (accordéon), Kalle Kalima (guitare), Lucas Niggli (batterie)
Le Mans, Abbaye Royale de l’Épau, 4 mai 2018, 22h15
Le chanteur bernois Andreas Schaerer, trublion virtuose qui fit le bonheur du groupe Hildegarde Lernt fliegen, revenait au Mans avec le programme et les musiciens de son disque »A Novel of Anomaly », paru récemment. Au menu des chansons mélancoliques, et des folies vocales où le chanteur caméléon fait entendre les rythmes d’un beatboxer autant que les volutes vertigineuses d’un solo de trombone dans le jazz contemporain, ou les escapades d’une voix de tête dans l’aigu du chant lyrique. Il peut dialoguer avec un solo enflammé d’accordéon sur des intervalles d’un chromatisme étourdissant, et l’instant d’après chanter en italien une mélodie sentimentale qui se conclura en poésie sonore, avant de s’embarquer dans une sorte de vertige qui le fait siffler et fredonner tout en jouant d’un jeu de langue qui évoque le slap instrumental…. Dans ce groupe où se croisent deux Suisses du versant alémanique, un Finlandais et un Italien, la règle est de mêler les langues, et le finnois n’est pas de reste, avec une mélodie qui va basculer vers le free rock, puis vers le rock progressif…. Et la ballade finale, aux couleurs musicales un peu brésiliennes, va soudain bifurquer beatbox avant un chaud dialogue entre accordéon en guitare. Bref c’est intense, ludique, et profondément musical.
Xavier Prévost
Les concerts de Michel Godard-Ihab Radwan-Anne Paceo, de François Corneloup et d’Andreas Schaerer ont été filmés, et seront accessibles vers le milieu du mois de mai sur Culturebox.