EUROPAJAZZ, LE MANS, 5 mai 2018
Au milieu des scultpures de Nicolas Alquin, la contrebasse de Joëlle Léandre attend le début du concert
JOËLLE LÉANDRE SOLO
Joëlle Léandre (contrebasse)
Le Mans, Collégiale Saint-Pierre-la-Cour, 5 mai 2018, 12h15
Un concert en solo de Joëlle Léandre, c’est la rencontre de ce que la musique a de plus concret (la texture du son, la vibration, son avènement par le corps-la dimension incarnée-) avec ce qui échappe au monde physique: le rêve, l’évasion mentale, l’imagination hors limites. Et toujours ses improvisations partent de quelques sons, et de la sensation bien concrète qu’ils provoquent en nous qui l’écoutons (et en elle, qui va transformer cette perception très concrète en pur imaginaire). Au début du concert ce seront des sons ténus, et des harmoniques engendrées par l’attaque de l’archet sul ponticello, près du chevalet, là où se découvre un autre monde sonore. Très vite la contrebassiste oscille de la caresse à l’orage, entre violence percussive et grâce féline. L’improvisation suivante se fait en pizzicato, et même si cette musique se défie de tous les codes, on entend dans ses fondations sourdre le jazz. Retour de l’archet, surgissement de la voix, percussions sur le corps de l’instrument : c’est le moment de la virulence et de la sainte colère, toujours exprimée dans un lyrisme très enraciné, tellurique comme l’est la texture des sons graves. Au fil du concert l’improvisatrice cherche constamment le son qui parle de l’ailleurs, cet inouï bien entendu par elle et qu’elle fait découvrir à nous qui l’écoutons, ce nouveau mode de jeu qui sera l’invention de cet instant unique. Et la voix de Joëlle revient, sur une note tenue de la contrebasse, note chargée de remous expressifs. Cette voix parle une langue imaginaire, qui va progressivement se muer en code intelligible et susciter un échange verbal avec le public. La magie continue d’opérer. Décrire le déroulement du concert serait vain et lassant : entre l’instant où la basse chante comme un violoncelle, et cet autre moment où tout bascule vers l’inconnu. Le plaisir d’écoute est total, et demeure en nous une image conclusive, quand la musique s’estompe et s’évapore, quand l’instrument est à peine effleuré, avant que ne soient mimés les gestes, comme une danse qui nous fait comprendre que le concert se poursuit dans notre imagnaire autant que dans notre mémoire.
DOMONIQUE PIFARÉLY «Anabasis»
Dominique Pifarély (violon, composition), Valentin Ceccaldi (violoncelle), Sylvaine Hélary (flûte, flûte alto, piccolo), Matthieu Metzger (saxophones alto et soprano), François Corneloup (saxophone baryton), Antonin Rayon (piano, synthétiseur), François Merville (batterie)
Le Mans, La Fonderie, 5 mai 2018, 17h
Après une avant première à l’Ajmi d’Avignon, c’est la création de cette nouvelle musique. Comme souvent chez Dominique Pifarély, la première impulsion créatrice est d’origine littéraire : Anabase, un poème de Paul Celan, un auteur qui a déjà suscité chez le violoniste plusieurs compositions, et donne lieu cette fois à une suite. L’enjeu est d’importance pour le musicien : il a rassemblé un groupe où chacun représente une sorte d’idéal, comme interprète et improvisateur. La pièce est assez longue, elle s’est étoffée de nouveaux développements depuis son avant-première, mais l’attention du public est totale, du début jusqu’à la toute fin. On part d’une seule note, obstinément rejouée par le piano, adagio, jusqu’à l’entrée du sax baryton, bientôt rejoint par les autres instruments. Dès lors il semble évident que vont se mêler l’esprit de la musique de chambre contemporaine et les rythmes anguleux d’un jazz qui n’est pas moins contemporain, dans un spectre large qui s’étendrait des phrases policées de l’écriture ‘savante’ jusqu’aux écarts des musiques improvisées les plus radicales. C’est ensuite une mélodie lyrique, aux intervalles distendues (la mémoire de l’ange n’est pas très loin….), et le rythme s’affirme et l’ensemble dérive vers les abords interlopes du jazz, avec un tutti libre et délibérément divergent. Le violoncelle revient au centre, et s’organisent des constructions qui, dans mon souvenir (forcément fragile) oscillent entre le contrepoint et le canon. Il serait vain, et fastidieux, de vouloir décrire par le menu le cheminement de cette longue pièce, grande forme (forme ouverte pourrait-on dire, sans formalisme), avec ses glissements et ses surprises : aux deux-tiers environs du concert, entendant le sax baryton rejouer la note obstinée qui avait ouvert le concert, et sur le même tempo, j’ai cru que se préparait le moment conclusif ; il n’en était rien, juste une ponctuation structurelle qui rappelle le chemin emprunté par la forme. Ce que je retiens, c’est l’extrême cohérence du cheminement, le très grande qualité de solistes (le violoniste inclus !), dans l’exécution comme dans l’improvisation, et cette oscillation permanente entre les langages que tous les membres du groupe ont en commun, de l’écrit le plus rigoureux jusqu’à l’improvisation la plus libre, presque un manifeste qui nous dirait : nous jouons ce que nous sommes. J’en veux pour preuve le mouvement final, sorte de groove dansant (mais très élaboré) qui respire la liberté d’être, et se fond dans une coda chambriste qui va s’éteindre avec le retour, furtif, de la note obstinée qui ouvrait le concert. Il y a bien là une œuvre accomplie, libre et cohérente, belle réussite qui sera reprise les 25 & 26 mai, à Paris, à l’Atelier du plateau, puis en septembre à Marseille (festival ‘Les Émouvantes’) et en novembre à Strasbourg (festival Jazzdor). Avis aux mélomanes sans œillères
SYLVAIN RIFFLET «Re Focus»
Sylvain Rifflet (saxophone ténor), Florent Nisse (contrebasse), Guillaume Lantonnet (batterie, vibraphone), Remi Pierre & Akemi Fillon (violons), Mathieu Herzog (alto), Darima Tcyrempilova (violoncelle)
Le Mans, Abbaye Royale de l’Épau, 5 mai 2018, 20h
Dans la foulée du disque «Re Focus» (Verve Universal), qui a valu au saxophoniste une foule de prix et d’éloges, Sylvain Rifflet donne en concert une version avec effectif allégé : un quatuor à cordes en lieu et place des 15 cordes du CD, et un trio de jazz. J’avais peiné à pleinement goûter le disque, pour plusieurs raisons : grand admirateur de «Focus», j’avais été agacé par le fait que les larges échos médiatiques faisaient référence à une œuvre de Stan Getz, quand il s’agit d’une formidable suite pour cordes écrites par le trop méconnu Eddie Sauter, suite conçue comme un écrin pour de formidables improvisations de Getz, en 1961, avec la souple pulsation de Roy Haynes à la batterie. Ensuite parce que, dans cette musique inspirée par «Focus», mais qui se garde bien de la reproduire servilement, et dont les pièces sont majoritairement composées par Sylvain Rifflet, les arrangements de cordes (pour le même effectif que la pièce inspiratrice), signés par Fred Pallem, m’avaient parfois parus pâteux. Et je dois dire que ce concert m’a réconcilié avec ce fort louable projet. Le concert commence avec Rue Bréguet, et dès l’abord l’affaire est entendue : cela s’annonce sous les meilleurs auspices. Et le titre suivant, Night Run, va me combler : il est inspiré par I’m Late, I’m late, du disque inspirateur, titre pour lequel Eddie Sauter s’était lui-même inspiré du deuxième mouvement de la Musique pour cordes, percussion et célesta de Béla Bartók : c’est leste, bondissant, et le saxophone survole ce tapis mouvant avec délices. Et le reste du concert était à l’avenant. Sylvain Rifflet, que j’admire depuis déjà quelques années, a réussi son coup : me faire sortir de ma fâcherie provisoire avec le disque «Re Focus» pour adhérer pleinement à cette version de concert avec quatuor. S’il passe près de chez vous, courez-y : le12 mai à Dudelange (Luxembourg), le 26 juin à Wolfisheim (Baas-Rhin), le 30 à Cheverny (Loir-et-Cher), puis en juillet à Marseille, en août à Cluny….
Pendant l’entracte, le trio Zounds au Magic Mirrors
JOWEE OMICIL «Let’s Bash»
Jowee Omicil (saxopones alto & soprano, clarinette métal, piccolo, voix, piano), Jonathan Jurion (piano, piano électrique, clavier numérique), Justwody Cereyon (guitare basse), Conti Bilong (batterie)
Le Mans, Abbaye Royale de l’Épau, 5 mai 2018, 22h15
La dernière soirée de l’Abbaye de l’Épau trouvait sa conclusion avec le quartette du saxophoniste-chanteur et multi-instrumentiste Jowee Omicil, un musicien québecois d’origine haïtienne qui suscite un vif intérêt. Il le doit à son charisme, à son énergie débordante, et à d’indiscutables talents musicaux. Il affiche clairement son intention de faire en sorte que le jazz redevienne populaire : je souscris pleinement à ce beau projet, et je me garderai bien de mettre en doute la sincérité de ce noble désir, et la légitimité de celui qui le porte. Mais au fil du concert j’ai souvent entendu des bribes de musiques qui évoquaient cet univers du jazz : ici une mélodie qui n’a pas oublié Lonely Woman d’Ornette Coleman, là un furtif Well You Needn’t de Monk bientôt dilué dans un groove simpliste. Et aussi beaucoup de tentatives pour faire participer le public de la voix, beaucoup de vaines paroles d’entertainer à l’américaine (mais sans grand panache), bref sur la durée la sensation qu’il y eut très peu de vrais moments de musiques, noyés dans un océan de démagogie. Le tout conclu par une standing ovation presque hystérique, à l’issue de laquelle le groupe revint. Sur le premier mouvement de la 40ème Symphonie de Mozart, le saxophoniste s’est bien vite échappé pour une belle impro, qui évolua rapidement vers un épisode free très effervescent, mais qui tourna au final en une parodie mimée de la transe où nous étions embarqués. Tristesse d’un tel gâchis par un talent que je crois non négligeable….
Xavier Prévost
Les concerts de Sylvain Rifflet et Jowee Omicil ont été filmés, et seront accessibles vers le milieu du mois de mai sur Culturebox.