John Zorn @ Jazz em Agosto : entretien avec Rui Neves
A l’occasion de sa 35e édition, Rui Neves, directeur artistique du festival portugais nous narre par le menu la conception d’un événement de dix jours autour de John Zorn.
A quelle occasion avez-vous découvert la musique de John Zorn? Quels projets ou groupes vous ont-ils particulièrement enthousiasmés? Zorn avait-il déjà joué à Lisbonne avant cette édition spéciale ?
J’étais animateur de radio dans les années 1970, 80 and 90, sur plusieurs stations à Lisbonne. J’ai découvert John Zorn avec des albums tels que Yankees avec George Lewis et Derek Bailey (Celluloid, 1982) ou Deadly Weapons avec Steve Beresford, David Toop et Tonie Marshall (NATO, 1986) – des disques importants pour moi. En 1989 je me suis rendu au New York Jazz Festival et y ai assisté à deux concerts inoubliables, nouveaux projets de Zorn qu’il présentait pour la première fois : Naked City à la Knitting Factory et le trio Zorn/George Lewis/Bill Frisell, News For Lulu, au Alice Tully Hall/Lincoln Center. Entre 1991 et 1996 Zorn est venu quatre fois à Lisbonne : avec Naked City en 1991 (Forum Picoas), puis en duo avec le « hurleur » japonais Yamatska Eye (Teatro São Luiz), avec le quartette Masada (Convento do Beato) et enfin avec Mike Patton et Ikue Mori (Voz do Operário). Je connaissais les organisateurs et faisais la promotion des concerts à la radio XFM, branche de TSF News, la dernière chaîne au Portugal à bénéficier d’une vraie liberté esthétique, entre 1993 et 97. C’est vers cette époque que John et moi sommes devenus amis. Quand il a lancé le label Tzadik en 1995 John m’envoyait tous les disques qu’il publiait, je devais faire partie des quatre personnes dans le monde à les recevoir ! Je me suis régalé à préparer de belles émissions à partir du catalogue, les deux-trois premières années du label étant vraiment remarquables. A Jazz em Agosto nous avons d’abord invité John Zorn avec Fred Frith en 2008. En 2013 ce fut la 30e édition du festival et John célébrait son 60e anniversaire, nous avons alors programmé The Dreamers, Electric Masada et Essential Cinema. Aujourd’hui, la relation est réactivée, le festival arrive à sa 35e édition, John a 65 ans et moi-même 70 – c’est une célébration à tous les points de vue.
Comment l’idée d’une édition spéciale consacrée à un seul artiste a-t-elle germé ?
Nous avons pris la décision de programmer un musicien que nous admirons beaucoup pour marquer ce 35e anniversaire. Quelqu’un dont nous considérons le parcours comme essentiel, par son intégrité, son originalité et sa diversité. Voilà qui justifiait de faire de cette édition une « spéciale John Zorn ». Ainsi, pour la première fois dans l’histoire du festival, les dix jours consécutifs sont consacrés à un musicien et son univers, avec quelques-uns de ses partenaires les plus proches et des artistes liés au catalogue Tzadik.
Comment un tel programme se met-il en place, avec tous les artistes impliqués, ayant des emplois du temps bien chargés ?
John et moi avons commencé à échanger autour de cette idée en juin 2017, et avons rapidement trouvé des points de convergence menant à de bonnes décisions. J’ai suivi sa carrière à l’étranger, collectionné ses disques, été attentif à l’évolution de sa musique, alors, aucun problème pour trouver l’équilibre tant en termes esthétiques que de budget. John s’est occupé de vérifier la disponibilité des autres musiciens, car il est en contact direct avec eux.
Comment avez-vous choisi les formations? Cela s’est-il fait en collaboration avec Zorn, avait-il une idée précise de ce qu’il voulait ou avez-vous réfléchi ensemble ?
Mieux que quiconque, John sait quelle séquence peut être présentée au public, quelles compositions, combinaisons de musiciens et dans quel ordre. Nous avons accepté les idées de Zorn et en avons suggéré d’autres : la présence de groupes portugais, influencés d’une manière ou d’une autre par la musique de Zorn : Slow is Possible et The Rite of Trio. Egalement Robert Dick en solo de flûte contrebasse, et le projet Highsmith qui était à l’origine un duo entre Craig Taborn et Ikue Mori, devenant un trio avec l’ajout du batteur Jim Black. Nous voulions aussi montrer certains des films expérimentaux publiés sur Tzadik, parce que nous avons pour tradition de présenter des films en connexion avec la programmation.
Mathieu Amalric présentera-t-il le film qu’il a réalisé sur Zorn?
Oui. C’est un film spécial parce qu’il a été tourné sur une période de plusieurs années. On peut le considérer comme une œuvre en plusieurs chapitres, dont le premier montage couvrait la période de 2010 à 2016. Ces nouvelles images datent de 2016 et 2018. C’est une opportunité inouïe de suivre la navigation de John Zorn sur des scènes variées.
Quelles réactions attendez-vous du public ?
En 34 éditions le festival a fidélisé un public d’auditeurs activement ouverts à différentes dimensions du jazz. Décennie après décennie, le festival a présenté des musiciens importants, inventeurs de nouveaux langages, quitte à affronter ou provoquer le public parfois. Aujourd’hui le public nous accompagne dans notre dilection pour les approches inédites, les propositions les plus aventureuses sont bien acceptées.
Les concerts seront-ils enregistrés ?
Nous ne les enregistrons pas mais Zorn est libre de le faire s’il le souhaite.
Quels sont vos trois meilleurs souvenirs musicaux, en tant que directeur artistique ?
Pour ne pas remonter trop loin dans le passé je dirais Anthony Braxton Ghost Trance Ensemble – Composition nº 224, en première mondiale en 2000, le Chicago Tentet de Peter Brötzmann en 2008 et l’Electro-Acoustic Ensemble (19 musiciens) d’Evan Parker en 2010.
Quel est le contexte dans lequel vous organisez cet événement annuel ?
Le festival est soutenu par la Fondation Calouste Gulbenkian, une institution présente au Portugal depuis plus de 60 ans et occupant un rôle majeur dans la promotion des arts, de l’action sociale, de l’éducation et de la science. Dans ce contexte nous travaillons en toute indépendance, détachés de toute pression commerciale ou politique.
Les autres groupes qui jouent cette année, issus de la jeune scène portugaise, se signalent par la forte présence de guitares – comme dans les formations de Zorn… Avez-vous choisi ces groupes pour leur compatibilité avec l’esthétique de ce dernier ?
Le festival inclut des groupes portugais tous les ans depuis ses débuts en 1984. Nous tenions à maintenir cette “catégorie” en 2018 même si la musique de John Zorn va occuper beaucoup d’espace. Slow Is Possible et The Rite of Trio sont à ma connaissance les seuls groupes apparus ces dernières années au Portugal qui soient inspirés par la musique de John, alors il était naturel qu’ils soient invités. Zorn en a été informé bien sûr et en est parfaitement d’accord.
Propos recueillis par David Cristol
Poster design : Heung-Heung Chin
Photo : Joaquim Mendes
Jazz em Agosto, Lisbonne, du 27 juillet au 5 août 2018 :
John Zorn/Thurston Moore/Milford Graves, Mary Halvorson Quartet, Masada, Mathieu Amalric, Barbara Hannigan/Stephen Gosling, The Hermetic Organ, The Rite of Trio, Nova Quartet, Asmodeus, Ikue Mori, Simulacrum, Robert Dick, Kris Davis Quartet, John Medeski Trio, Slow is Possible, Highsmith Trio, Dither, Insurrection, Trigger, Craig Taborn, Brian Marsella Trio, Julian Lage & Gyan Riley, Secret Chiefs 3.