Lettres à Marlene par Guillaume de Chassy, Christophe Marguet et Andy Sheppard
Du 31 mai au 2 juin, Guillaume de Chassy, Christophe Marguet et leur invité Andy Sheppard célébraient la mémoire de Marlène Dietrich dans leur nouveau programme Letters to Marlene. C’était à l’exemplaire et légendaire Jazz Club de Dunkerque.
Il y a un peu plus d’un an, Jazz Magazine s’était déplacé à Laon où le festival permanent Jazz’titudes fêter les 35 ans du Jazz Club de Dunkerque avec le Françoise Devienne Tentet dirigé par Franck Tortiller. Samedi, j’étais de retour à Dunkerque, dans le petit cinéma, dont le Jazz Club a pris possession voici onze ans (après des années dans le chaleureux inconfort de la MJC Terre Neuve) et dont les murs résonnaient encore d’un concert mémorable donné la semaine précédente de manière impromptue par Mike Stern et les frères Moutin.
Voici 35 ans, que Françoise Devienne défend contre vents et marées – avis constant de tempête sur les subventions – sa politique de programmation : une proximité entre musiciens et leur public, une qualité acoustique, un accueil que ses hôtes ont toujours plébiscité, la fidélisation d’un public autour de choix artistiques exigeants, tous les orchestres invités bénéficiant d’une résidence de trois jours qui permet aux musiciens de suspendre un moment les contraintes et la fatigue des transports, de prendre possession d’un lieu pour y approfondir son répertoire.
Du jeudi 31 mai au samedi 2 juin, c’était le tandem Guillaume de Chassy (piano) – Christophe Marguet (batterie) et leur invité permanent Andy Sheppard (saxes ténor et soprano) qui avaient élu résidence sur la scène du Jazz Club pour une série de trois concerts autour de leur programme Letters To Marlene. Précédemment, Guillaume de Chassy et Christophe Marguet avaient imaginé une évocation musicale de l’univers de William Shakespeare à laquelle ils avaient déjà invités Andy Sheppard. Il s’en était suivi une belle série de concerts à l’issu de laquelle, ce dernier avaient interpelés ses hôtes, leur disant : « Et maintenant, messieurs, qu’allaient vous imaginer. » Il était clair que les trois hommes s’étaient bien entendus, le lyrisme du saxophoniste trouvant une belle source d’inspiration dans le sujet retenu par ses comparses et la façon dont ils en avaient structuré le propos. Pour donner suite à leur collaboration, ils décidèrent de s’inspirer du personnage de Marlene Dietrich, icône de la force de caractère et du courage, qui s’arracha à sa patrie lorsque celle-ci sombra dans la monstruosité nazie, ne se contentant pas de se mettre à l’abri, mais donnant de sa personne pour accompagner et encourager, par ses chansons, les troupes américaines débarquées, au plus près des combats. Ainsi, sa tête fit-elle l’objet d’une mise à prix par l’officier SS, grand criminel de guerre, Joseph “Sepp” Dietrich dont l’armée menaçait l’unité où se trouvait la chanteuse.
À la musique que l’on peut découvrir sur le disque “Letters To Marlene” (NoMadMusic/Pias) s’ajoutent sur scène des extraits sonores d’archives où l’on entend la voix de Marlene, mais aussi un curieux contrepoint entre les voix d’Hitler, Churchill et de Gaulle sur les accords funèbres (on pense à Silence de Charlie Haden) de Et in Terra Pax Hominibus Bonae Voluntatis. Plus les commentaires sensibles de Guillaume de Chassy évoquant la biographie, l’épopée, la grandeur d’âme, la générosité, jusqu’à rappeler cette robe (The Dress) pour laquelle elle tenait à quitter son battledress jusqu’au cœur de la bataille des Ardennes chaque fois qu’elle chantait pour les combattants.
Comme le disque, le concert commence par une poignante invocation de saxophone bientôt soutenue par le grondement de la main gauche du pianiste qui guide de sa main droite le saxophone vers la mélodie de Lili Marlene, mais plus encore que sur le disque, c’est une espèce de fantôme mélodique qui s’effiloche sur les barbelés, l’acier et le béton des trois instruments, de part et d’autre de cette ligne de front où elle servit de baume consolateur auprès de millions de soldat condamnés à s’affronter à mort, et fut, tout à la fois, objet de propagande (comme je le racontais lors de ma conférence Le Jazz s’en va-t-en guerre, 1939-1945, donnée l’après-midi sur cette même scène). Il ne s’agit pas là d’une vraie musique de soliste, mais plutôt d’une musique d’orchestre où, si le saxophone se trouve plus souvent qu’à son tour au premier plan avec un pur sens dramatique, le piano et la batterie dressent un décor, aménagent, drapent ou martèlent un espace scénique, structure le reportage et la légende… Et l’on en sort édifié, grandi, par l’exemple d’une femme et d’une musique qui sait s’en montrer à la hauteur. • Franck Bergerot