Angrajazz raconté par ses créateurs
En plein océan Atlantique, la ville d’Angra do Heroísmo, capitale historique des Açores, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, vibre début octobre aux rythmes du festival Angrajazz, qui fête ses 20 ans cette année (du 3 au 6/10).
Animée par une équipe de passionnés, la manifestation suscite un véritable engouement auprès de la population locale comme des touristes et vacanciers venus du continent. Entre collines verdoyantes, nature préservée et horizon dégagé, cette région du Portugal située à 1400 km des côtes de Lisbonne est un coin de paradis où se cultivent la douceur de vivre et le goût des bonnes choses.
Dans quelles circonstances est né Angrajazz?
Miguel Cunha – Début 1999, le maire d’Angra do Heroísmo et le secrétaire régional du tourisme ont discuté avec deux membres fondateurs d’Angrajazz de la possibilité de lancer un festival en ville. En trois mois, l’équipe était constituée de quatre personnes et nous avons mis sur pied la première édition : quatre concerts début octobre, période qui n’a pas changé depuis. L’enthousiasme autour de cette première aventure – qui comprenait le Carlos Martins Quintet, Toots Thielemans avec Kenny Werner, le Claude Bolling Quartet et le John Scofield Trio avec Steve Swallow et Bill Stewart – était tel qu’il nous a été demandé de produire une autre édition l’année suivante… et de fil en aiguille 20 ans se sont écoulés!
Quels publics voulez-vous toucher? Quel est le lien entre le festival et le tourisme sur l’île?
Luis Mendes – Au début, le festival s’adressait principalement au public local et aux amateurs de jazz sur l’île. Avec l’essor du public et la reconnaissance nationale et internationale du festival, le facteur tourisme est devenu très important, représentant aujourd’hui un quart de l’auditoire. Le public vient de toutes les régions du Portugal, et de tous les continents ou presque ; ce qui semble attester de la qualité du festival et de son rayonnement. Il apporte également des retombées économiques pour l’île. Angrajazz est le seul festival de jazz portugais promu à l’international par l’office du tourisme du pays.
En quoi consistera cette 20e édition?
Ribeiro Pinto – Nous allons célébrer dignement cet anniversaire avec 7 concerts : le big band du Hot Club du Portugal qui comprend certains des meilleurs musiciens du pays, par ailleurs professeurs de l’école de jazz « Hot Club »; notre propre Angrajazz Orchestra qui est une sorte d’école pour les musiciens de l’île; le merveilleux pianiste cubain Gonzalo Rubalcaba; le saxophoniste anglais Andy Sheppard, partenaire de Carla Bley et Steve Swallow; Billy Childs, vainqueur du Grammy 2018 au titre du « meilleur album de jazz »; Jazzmeia Horn, lauréate du Concours International Thelonious Monk en 2015 et gagnante du Concours International de Chant Sarah Vaughan ; et la Secret Society de Darcy James Argue, groupe de dix-huit musiciens ayant remporté les prix des meilleurs arrangements et de meilleur big band selon les critiques de Downbeat.
Certains concerts ont-ils été enregistrés au fil des ans ?
Rui Borba – Les douze premières éditions ont été filmées par la chaîne régionale de télévision publique RTP-Açores. Ces concerts ont été fréquemment diffusés sur RTP-Açores et d’autres chaînes publiques appartenant à RTP-Radio et Télévision du Portugal.
Miguel, en tant qu’architecte, vous avez conçu le centre culturel où se tiennent les concerts. Voyez-vous un lien entre votre travail d’architecte et votre passion pour le jazz?
Miguel Cunha – Quand j’ai été chargé du projet de réhabilitation d’une ancienne arène de tauromachie en ruine pour en faire un centre culturel, j’ai dû construire un bâtiment polyvalent capable d’abriter différentes activités culturelles et de congrès. Dès le départ il a été question que le festival, dont les quatre premières éditions se sont déroulées dans le cloître du Musée d’Angra do Heroísmo, s’y installerait dès que le bâtiment serait prêt. Par bonheur la 5e édition s’est tenue dans ce nouveau centre. Les gens appréciaient l’atmosphère du cloître, mais il aurait été impossible d’y maintenir une bonne qualité acoustique, les exigences dans ce domaine allant toujours croissant. Le jazz a beaucoup à voir avec l’architecture, et bien sûr son écoute m’inspire. Au XVIIIe siècle, Johann Wolfgang von Goethe a écrit: « La musique est une architecture liquide, l’architecture est une musique figée ».
Y aura-t-il des concerts à la bibliothèque municipale?
Rui Borba – La bibliothèque publique est un lieu privilégié, par son architecture moderne et sa vocation à promouvoir la culture. Le jazz sera bien présent à la bibliothèque pendant le festival, à travers une exposition photographique documentant les 19 premières éditions, une session de promotion jazz pour les jeunes élèves et un concert des musiciens du big band Hot Club.
L’Orquestra Angrajazz est présent à chaque édition. Cette année il y aura aussi l’Orquestra do Hot Clube de Portugal, et un autre big band, la Secret Society de Darcy James Argue. Trois big bands donc, entourant un trio, deux quartets et un quintet. Comment décidez-vous du déroulement de la programmation?
Ribeiro Pinto – Nous commençons avec la prestation du Hot Club pour une raison pragmatique : les musiciens arrivent sur l’île au début de la semaine et peuvent ensuite jouer par petites formations lors de concerts gratuits dans les cafés, restaurants, bibliothèque, en centre-ville… The Secret Society à la fin parce que nous voulons conclure cette édition sur un moment fort – c’est la première fois que nous faisons venir un big band des États-Unis!
Quels ont été vos concerts préférés depuis les débuts d’Angrajazz?
Luis Mendes – Difficile de n’en choisir qu’un ! Toots Thielemans et Kenny Werner en 1999 parce que cela donnait dès le début le ton de la qualité que nous visions ; E.S.T. avec le regretté Esbjorn Svensson qui livra une excellente performance en 2004, dans le style du jazz nordique que j’admire particulièrement.
Ribeiro Pinto – Frank Morgan (2000) parce que c’était un très, très beau concert de bebop. Martial Solal trio en 2003 – tout simplement merveilleux… Le tentette de Joe Lovano en 2006, une machine à musique, puis le New Quartet de Charles Lloyd, Jason Moran & the Bandwagon, Carla Bley, Kurt Elling, Cécile McLorin Salvant…
Miguel Cunha – Sans aucun doute le Frank Morgan Quintet, mais aussi Bill Charlap Trio, Henry Texier Transatlantik Quartet avec Joe Lovano, Steve Swallow et Aldo Romano, Christian McBride Trio, John Irabagon Quartet, et aussi ceux qu’a cités Ribeiro Pinto. Au-delà du talent individuel de chaque musicien, la cohésion des groupes a été admirable de mon point de vue.
Rui Borba – Pratiquement tous les concerts ont été d’un haut niveau. Plusieurs concerts m’ont impressionné, mais pour simplifier, je choisis le plus frais dans ma mémoire : celui du saxophoniste nord-américain Jon Irabagon en quartette l’an dernier, un jazz moderne plein de créativité et d’énergie. Un musicien extraordinaire, un homme sympathique et ayant montré un vif intérêt pour les Açores.
Qu’aimeriez-vous dire au public français pour l’inciter à se joindre aux réjouissances?
Luis Mendes – Le jazz bien sûr, et l’atmosphère du festival. Les Açores, qui sont considérées comme l’une des plus belles destinations au monde par des guides tels que le National Geographic Traveller, Destination Européenne, Lonely Planet, Family Travel, Fodor’s… L’île de Terceira est également connue pour sa gastronomie et sa tradition de l’accueil.
Quand vous êtes-vous connecté au jazz et de quelle manière?
Luis Mendes – Mon premier contact avec le jazz se fit par la télévision, dans la seconde moitié des années 70. RTP-Açores était la seule chaîne de télévision et diffusait des films musicaux, notamment avec Louis Armstrong. Le premier disque de jazz que j’ai acheté, adolescent, était de Satchmo. J’apprécie toutes les formes de jazz, mais ma préférence va aux petites formations.
Ribeiro Pinto – J’écoutais les groupes de swing avec mon père dès l’âge de 7 ans à la radio. À l’université, j’ai animé une émission de radio (rock, pop, folk) et invité un ami à consacrer une rubrique au jazz. Depuis lors, je n’ai jamais cessé d’en écouter et j’anime depuis 30 ans des émissions de radio consacrées au jazz. J’en aime presque toutes les variantes.
Miguel Cunha – Ma rencontre avec le jazz a eu lieu alors que j’étais étudiant en Californie, à la radio et en allant à quelques concerts. Malheureusement, je suis passé à côté de nombreux musiciens passionnants, alors même que je vivais là-bas. Ce n’est que de retour sur l’île que j’ai commencé à écouter du jazz régulièrement et à acheter des disques. Je n’aime pas beaucoup le free jazz.
Rui Borba – Je me suis familiarisé avec le jazz dans les années 70. A la radio puis en écoutant des disques empruntés à des amis. Un jour, j’ai acheté « Kind of Blue » de Miles Davis. Cet album m’a fait réaliser que le jazz est une musique vraiment à part et m’a définitivement fait adhérer à cette esthétique. Saxophoniste amateur, je joue du jazz dans de petites formations et dans l’Orchestre Angrajazz. Je trouve de l’intérêt à tous les styles, musiciens et sonorités.
Vos disques et musiciens préféré ?
Luis Mendes – “Kind of Blue”. Miles Davis; Nina Simone.
Ribeiro Pinto – “Kind of Blue”, “The Köln Concert”. Billie Holiday, Miles Davis, Keith Jarrett.
Miguel Cunha – Miles Davis, Sonny Rollins, Ben Webster, Thelonious Monk, Keith Jarrett.
Rui Borba – “Maiden Voyage”. Herbie Hancock.
Une découverte récente?
Luis Mendes – Omar Sosa et NDR Bigband “Es: sensual”.
Ribeiro Pinto – Mostly Other People do the Killing
Miguel Cunha – Darcy James Argue Secret Society, Ensemble Super Moderne
Rui Borba – Ricardo Toscano, saxophoniste alto portugais.
Propos recueillis et traduits par David Cristol / Photos : Luis Mendes & Miguel Gregório.