Oloron: (II) Pieranunzi mets Monsieur Claude en jazz
Cinq minutes avant le concert Il tourne autour du piano, furète partout, l’air inquiet. Des techniciens viennent à la rescousse, coup d’oeil sur le clavier, dessus dessous, autour, dans son sac. Enrico Pieranunzi hoche la tête, repart en coulisse.une moue sur les lèvres Les trois musiciens entrent, s’installent. Le pianiste fouille toujours du regard. Il dit trois mots vagues, plaque deux accords, pioche dans les partitions, toujours inquiet. Puis plonge enfin la main dans la poche de son blouson, ouvre son étui à lunettes. Bingo ! Pieranunzi yeux écarquillés, grand sourire, lève les bras au ciel pour montrer son trophée. Il vient enfin de retrouver les écouteurs de son iPhone ! Le concert peut commencer.
Ablaye Cissoko (kora, voc), Abdourakhmane Fall (elb), Djibril Diabaté (balafon), Christophe Mareschal (dm)
Enrico Pieranunzi (p, elp), Diego Imbert (b), André Ceccarelli (dm)
Des Rives et des Notes, Espace Jéliote, Oloron Sainte Marie (64400), 1er juillet
Il doit ré-accorder sa kora en fonction de la tonalité du morceau. Il l’explique calmement en deux ou trois occasions et en profite pour plaisanter avec Djibril Diabaté qui se moque un peu de la systématisation de la procédure ainsi réitérée; Ablaye Cissoko promène un un air tranquille dans et hors sa musique. Y compris lorsqu’il rappelle le souvenir de son ami bassiste et complice de longue date, Habib Faye brusquement disparu au printemps dernier. Il passe comme un courant de sérénité dans ces moments de musique où l’on aurait quelque mal à détecter les vrais passages écrits dans le courant naturel de l’improvisation. Une certaine fraicheur coule dans le flux des mélodies qui s’entremêlent à l’instar des notes jaillies de la kora. Sonorités de cordes et de bois de son instrument, des mille rebonds sur les peaux du balafon surtout, lui qui apporte du rythme (savant) autant que de l’harmonie en cascade de chorus inédits. Il y a dans ce que l’on a du mal à appeler afro jazz par crainte d’une étiquette trop simpliste, on sent donc de l’air et de la matière noble, naturelle dans ces airs nés de l’Afrique, de sa culture du chant magnifié par les griots. Une voix principale, très présente, un brin lancinante telle une complainte: c’est celle identifiée d’Ablaye Cissoko. Plus deux autres réunies qui viennent le rejoindre pour de superbes unissons, chants d’une douceur étrange de la part de ses deux compères sénégalais. L’impression d’un « beat », d’un swing africain porte le plus naturellement du monde des mélodies si accessibles à l’écoute qu’on dirait pouvoir en prendre quelques notes dans la paume de sa main. Alors bon, si c’est de ce jazz retourné dans son berceau, en Afrique, que l’on parle, pourquoi pas in fine. A la façon d’un quartet au service d’une voix qui vient de et qui porte au loin…
Trois personnalités différentes, trois musiciens reconnus de la scène hexagonale et européenne. Enrico Pieranunzi passe du piano acoustique au piano électrique sans qu’au fond l’audience n’y prenne garde. Il allie même au besoin les deux sonorités, main gauche sur le premier, main droite sur le second dans un drôle de grand écart des bras. Mais en contrôle, toujours. Contrôle qu’il n’affiche pas sur la bonne partition à retrouver au bon moment dans le morceau qui suit, un peu perdu, un peu ailleurs dans sa recherche précipitée…Contrôle, maitrise à tout instant du boulot :André Ceccarelli lui sait toujours où il met les pieds, place ses baguettes ou ses accents. Ainsi en est-il de l’introduction de Passepied Nouveau passé au tamis très fin de son jeu de balais apte à caresser au plus près, au plus expressif, la caisse claire. Tout l’art de Dédié de Nice réside dans un exercice auquel doit se soumettre tout apprenti batteur de jazz. Me revient à propos de Ceccarelli cette anecdote racontée par son ami Sylvain Luc « Dans un festival d’été alors que Dédé vient de terminer le check sound, une dame vient voir sa femme et lui demande en anglais: est-ce que je pourrais prendre une photo de mon époux avec le votre ? Il est batteur également, et admire le travail de M. Ceccarelli…Question répercutée illico auprès du Dédé qui lève la tête et répond étonné en rangeant sa cymbale:-une photo, bien sur, mais c’est qui ce type ? Et là se lève d’un siège, silhouette mince et discrète…Brian Blade, batteur du quartet de Wayne Shorter qui jouait le même soir que nous…»
Son net, tranchant sortant du ventre de sa contrebasse « pliable, démontable » (si, si ça existe !) acquise il y a peu, tout le travail entrepris par Diego Imbert ressort en qualité plus. Manière d’ornement de bon goût dans l’écrit comme dans l’improvisé. Et sans esbroufe aucune , figures mélodiques ou rythmiques placées là ou il faut, quand il le faut. Enrico Pieranunzi a retravaillé, réécrit en mode jazz, des compositions de Claude Debussy (CD, A travel with Claude Debussy) Avec l’idée bien arrêtée de les soumettre aux pulsions du trio « J’ai pensé qu’il serait pas mal de jouer cette musique de Monsieur Claude avec un traitement soul, funk ou jazz… » Pieranunzi, pianiste transalpin sur la brèche depuis plus de trente ans maintenant -à l’instar d’un autre chevalier magnifique du piano jazz italien, Franco D’Andrea mais disparu lui des radars aujourd’hui dans l’hexagone- possède le don de transformer sur le clavier du plomb en or, standard, chanson ou tout autre parcours d’obstacle. Tel ce bout des Gymnopédies de Satie traité à coup de main droite habile, en reliure de notes lisses et pleines. Enrico Pieranunzi décidément qu’il joue ou qu’il parle reste un personnage singulier, délicieusement drôle qu’on dirait dessiné par Sempé ou filmé par Jacques Tati. Voire doublé par la voix de Marcelo Mastroïanni, tiens, accent italien compris sur les mots de la langue française…
Robert Latxague