Jazz à Junas I : Youn Sun Nah, c’est du bio !
Le ténor sonne seul, rond mais bourré de grain dans les graves entre les pins qui font gagner l’ombre dans le match contre la canicule. Une baisse d’intensité et voilà que dans le cours du decrescendo, peu à eu un autre chant vient s’insinuer dans celui du sax d’Adrien Sanchez. Les cigales en choeur naturel s’insinuent dans la mélodie. Présentes, insistantes, savantes. Mais totalement en accord avec le souffle improvisé jailli du pavillon de cuivre.
David Linx (voc), Paolo Fresu (tp, bgl), Christophe Wallemme (b), Donald Kontomanou (dm)
Arnaud »Nano » Méthivier (direct, composition, acc, voc), Pierre Marie Braye (vln), Pascal Ducourioux (perc) + Séverine Bennevault Caton, Isabelle Buyse (danse aérienne), Dume Paolini (scénographie)
Jazz à Junas, Carrières, Junas (30250), 18 juillet
Dans l’écrin de parois des Carrières on n’a pas besoin de tendre l’oreille. Les plus petites notes, les plus intimes des sons viennent naturellement s’y loger en stéréophonie comme dans du velours. L’idéal en somme question scénario pour un vocaliste du genre David Linx. Le chanteur belge oeuvre avec sa voix toujours dans la nuance. Il joue avec le souffle, il module, il accentue à sa guise comme pour mieux dompter le fil des mélodies. Il garde l’exigence de l’impact rythmique également entre temps et contre-temps. December -« Pour cette composition de Paolo sur laquelle, comme sur l’ensemble des thèmes du disque The Wistleblowers, j’ai eu du plaisir à agrafer des mots… »- le met en piste pour une séquence de scat dans un jeu ouvert, occasion d’un duo duel avec les caisses ou cymbales très réactives de Donald Kontomanou. Vient alors s’ajouter la sonorité du bugle, aérienne, impulsion verticale qui parait tirer la musique ouverte vers le haut des falaises. David Linx à l’aise sur les tempos moyens en particulier affiche une façon naturelle d’articuler les mots de langue anglaise dans les espaces de la mélodie. Aussitôt poussé, relayé par son complice de toujours Diederik Wissels. Piano acoustique pour faire fructifier des lignes fluides d’harmonie. Accords du Rhodes électrique sur des passages plus en rupture (Paris)
Paolo Fresu, fondateur du groupe avec le duo belge pose les notes de couleur. Du vif dès que le rythme s’intensifie, avec de nets effets de réverbération. Des teintes pastels illustrent au besoin les moments plus cools, alanguis (Paris). La musique du quintet déroule ses lignes délicates. Dans ce contexte Christophe Wallemme joue son rôle, soutien et liaison. Dommage que les premières gouttes d’une légère averse d’orage aient privé le public des prolongations de cette partie judicieusement rythmée .
Les délires de Nano
Difficile de donner par les mots la vraie dimension du projet dans la réalité du décor ambiant. Arnaud « Nano » Mithivier a investi les Carrières pour y proposer une création artistique musicale, sonore, visuelle et chorégraphique…en trois dimensions « A notre demande Nano est venu voir le décor en vraie grandeur explique Fabrice Manuel une des chevilles ouvrières de Jazz à Junas. Il a passé une journée, puis une nuit au milieu des pierres. Il est revenu une seconde fois, et comme la première a carrément dormi dans le lieu. Il nous a donné par la suite seulement les clefs de son projet » Sauf qu’à la minute où le spectacle doit démarrer dans le décor grandiose des Carrières illuminées, la pluie s’est invitée…Interrogation. Doute. Hésitation. Y aller ou pas ? le temps d’une palabre, non pas sous un manguier ou un baobab, mais bien au pied d’une paroi de craie blanche…
Nano, la crête de cheveux couleur teinture d’iode, sort sa tête du dessous d’une bâche où il s’est réfugié sur une sorte de petit plateau à trois mètres de hauteur, histoire protéger les soufflets de son accordéon. Echange en quelques mots avec Fabrice. Le rideau de gouttes à l’instant vient de baisser un peu d’intensité. « Oui ? Non ? » Dans l’obscurité maintenue sur ce point se joue la tenue du spectacle événement. L’organisateur volubile et qui, on le sent, en a envie malgré le risque sonde l’artiste perché. Tous deux lèvent les yeux vers le ciel embrumé. Ils se toisent à nouveau sous le regard de Stéphane Pessina-Dassonville, le président de l’asso. Qui a clamé le premier ? Qu’importe. A quelques mètres on entend dans la nuit avec écho un « OK, go ! » Fabrice se tourne aussitôt vers la foule des parapluies et ponchos disséminés parmi les rochers et buissons de garrigue d’où s’exhale dans l’humidité un doux parfum de romarin… » Le spectacle va bien avoir lieu, le temps d’effacer toutes les lumières, derrière vous, sur les stands et la buvette… » Petite rumeur de satisfecit dans la foule des spectateurs qui on décidé de rester malgré l’adversité de la météo locale. La récompense.
Sons d’accordéon, de violon, de tambours, de tambourin…un filet de soprano jailli derrière un rocher, une voix ou plusieurs lançant des mélodies tels des bergers bertxularis dans la montagne basque, sorties là dans l’ombre du relief, de nulle part identifiables… Nano joue sur le mystère dans un monde d’ombres et de lumières fugaces. Et dans le même temps, sur les falaises, une danseuse épouse de ses pieds la paroi, en à plats ou en appui, le corps tendu, perpendiculaire…Puis au final sur la mélopée de l’accordéon, une acrobate et gracile fildeferiste part en balade au dessus du canyon… « Ô temps suspend ton vol ! » Pour le reste, mieux vaut imaginer, dans ce décor gigantesque, les mouvements de l’image et du son. Le son justement, sa présence, son rayonnement: si l’on souhaite la perfection comme sur la scène d’à côté, celle des concert, là se niche le seul petit bémol en matière de réception côté audience. Car sonoriser au max une carrière requiert des moyens techniques tellement imposants…
Arnaud Dolmen (dm), Leonardo Montana (p), Arnaud Sanchez (ts) Zacharie Abraham (b),
Lars Danielson (b), Gregory Privat (p), John Pariccelli (g), Magnus Ostrōm (dm)
Youn Sun Nah (voc), Frank Woeste (p, elp), Tomek Miemowski (g), Brad Christopher Jones (b), Gan Tieser (dm)
Jazz à Junas, Carrières, Junas (30 250), 19 Juillet
C’est dans des festivals comme Junas que par un après midi de soleil de plomb, au détour d’une place de village ombragée sous des pins judicieux l’on peut découvrir gratuitement des musiciens, une musique qui ont à dire. Arnaud Dolmen, certes a sorti cet hiver un premier album salué par la critique (Tombé lévé, www.arnauddolmen.com) Mais le live représente pour un jeune musicien, à la tête de son propre orchestre, une épreuve de vérité. En l’occurence se produire à 18 h en plein air, plein cagnar et en pleine lumière n’est pas situation la plus aisée…Qu’importe. Le batteur guadeloupéen impose sa musique de par la qualité des compositions. Dans le choix des musiciens dont il a su s’entourer également. Leonardo Montana sur un piano droit fait une démonstration d’accords et développements en mode de dynamique appliquée (Expérience one) Arnaud Sanchez est une ténor qui s’engage côté mise en place du discours, sonorité profonde, jamais de paroxysme pour aller au (à) bout de souffle, Il donne dans le sens de la nuance au contraire en fonction du tempo suivi. Zacharie Abraham est le dernier arrivé dans le groupe. Pas de problème d’intégration: il tient la rythmique et n’hésite pas -son droit, percutant- à se risquer au chorus. Arnaud Dolmen vient du tambour -remarquable tambouyé de gwo ka,, percussion traditionnelle de l’île antillaise- Et cela s’entend dans l’inspiration de son jeu: roulements, caresses, frappes très précises sur les peaux expriment le souci d’une musicalité très soignée (Tou sèl, mé) Chaque thème, en corrélation avec basse et piano, se trouve marqué par une découpe rythmique étudiée, calculée pour refléter le « compas », les métriques caribéennes. Force des couleurs renforcées par quelques séquences de voix en mode choeurs, lignes harmoniques sucrées salées. En superposition douce avec les différentes architectures rythmiques.
On est parfois victime d’idées toutes faites. Comme par exemple celle d’accoler à l’origine géographiques d’un musicien le jugement quant à la nature de sa musique. Je l’ai vérifié récemment dans un festival auprès d’un confrère au jugement définitif « Lars Danielson ? C’est froid, impersonnel… » A Junas d’entrée de jeu le bassiste suédois prouve le contraire. La mélodie d’Orange market coule en ritournelle telle une chanson italienne laiteuse d’Adriano Celentano ou épicée par Pino Daniele. Marqué par la la patte, il est vrai de Grégory Privat -pas intégré par hasard, of course, dans l’orchestre du musicien de Göteborg. Ses accords, déjà, dessinent une ligne toute en sinusoïdes. Puis, développement et bonus: le chorus de piano va chercher du côté des profondeurs, la main droite notamment faisant des ravages de notes d’un bout du clavier parcouru. En conclusion une formidable partie rythmique à quatre où Magnus Õstrom, comme à la belle époque d’EST, fait étalage d’une science des coups portés pour autant de pertinentes relances. Moments d’apaisement aussi pour Orationi, joué à partir de la basse minutieuse prise à l’archet,-et Õstrom aux balais- toute en finesse d’harmonies douces, comme en osmose avec les parfums aromatiques issus de la garrigue environnante. Bon, simplement au souvenir du dernier album (Libretto III, ACT) l’évidence s’impose: la version live pimentée des expérimentations éclectiques de John Paricelli, axes de guitares originaux aux éclats souvent inattendus, gagne en cohésion, en punch débarrassée de quelques redondances d’arrangements systématiquement étagés. Témoin ce court moment de jazz simple, thème, solo, re-thème (Sonanta in Spain) chacun dans son rôle. Nouvelle occasion d’ailleurs pour Grégory Privat de développer une partie chorus en construction pensée, avec une forte maitrise du son.
Youn c’est du bio !
Youn sous le signe du changement. Musiciens, contexte musical, répertoire. Drifting d’Hendrix, structure de blues pour commencer. La voix monte dans les tours au fur et à mesure des stridences de la guitare de Tomek Miemowski. Youn Sun Nah retrouve cet art de restituer dans son phrasé le grain des syllabes originales des textes repris « Des chansons de grandes voix « pop » américaines, OK, j’avais fait ce choix. Mais comment me les approprier? Comment les orchestrer pour qu’elles sonnent vraies ? J’ai pas mal hésité, je l’avoue…et passer du confort, des ressources du studio à la scène, là encore ce n’était pas gagné… » De sa voix toute fine Youn avoue ses interrogations pas encore tout à fait circonscrites. Sauf que face au public des Carrières, il est vrai d’autant plus conquis d’avance que le concert il y quatre ans avait été annulé pour cause de pluie torrentielle, sur scène donc, à l’évidence la chanteuse sud coréenne retrouve tout son naturel, son envie, sa manière de dépasser les limites d’une voix « normale »: escalades vertigineuses dans le registre aigu, chutes en basses fréquences gutturales ou lâché total dans le cri. De quoi faire raisonner jusqu’au déraisonnable les reliefs escarpés des Carrières. Pour repasser sans transition à une ballade de son pays natal façon slow dance. Puis, suite à quelques mots de présentation sommaire susurrés, investir un thème de folk irlandais orchestré sur un rythme ternaire chabada. (Sailor’s life)
En toutes circonstances Frank Woeste -lui n’était pas sur l’album She Moves on/ ACT paru l’an passé, dommage- fait le boulot. Sur les claviers il assure dans le tableau les fonds harmoniques, les liaisons, les touches de couleur. La voix sur ces appuis vole de de haut en bas et vice versa, s’offre escalades et plongées. A franchement parler à côté de formations et climats récents plus dépouillés, limite mièvrerie, on l’apprécie comme ça Youn Sun Nah. Dans de telles couleurs fortes, jamais vraiment toutes jazz, chanson ou pop. Mais au plus naturel de sa voix toujours, que si l’on galéjait on qualifierait de « bio ». Pour finir à Junas dans une nuit cette fois au beau fixe, elle chantera encore Tom Waits et Léo Ferré. Avec le temps, voyez un peu le raccourci !
Robert Latxague