Jazz live
Publié le 1 Août 2018

Marciac (1) : les feux croisés de Cory Henry et Marcus Miller

Jazz in Marciac continue de faire son marché du jazz dans tous ses états, toutes ses provenances, toutes ses petites et grosses têtes d'affiche systématiquement draftées. Ce début de semaine, Cory Henry et son maître ès-funk déclaré, Marcus Miller, ont mis le feu de concert au chapiteau.. Avant que Wynton Marsalis, devant sa famille réunie, n'avoue qu'il avait des frères dans le... free jazz !

21 h 30. Hugh Coltman a déjà passé trois ou quatre chansons. Dans sa cabine, Jean-Marc Birraux, réalisateur, fait état de sa perplexité auprès d’un de ses cadreurs opérant sur scène « Il y a un truc qui cloche dans les lumières. Si ça continue on ne gardera rien de ces images » Dix minutes plus tard la prophétie se réalise. Coupure totale de l’éclairage scène. Les musiciens continuent dans l’obscurité. Le public interloqué s’interroge…Fiat lux! Vingt secondes plus tard tout s’éclaire à nouveau. Lux fuit ! Au micro, Hugh Coltman goguenard lance « Merci EDF !…»

Cory Henry & the Funk Apostles: Cory Henry (org, cla, voc) Nicolas Semrad (cla, synthé), Adam Agati (elg), Sharay Reed (elb), RaRon Lockett (dm), Tifany Stevenson, Denise Stoudmire (voc)

Marcus Miller (elb, bcl, voc), Alex Han (as), Russel Gunn (tp), Brett Williams (elp, cla), Alex Bailey (dm)

Jazz in Marciac, Chapiteau, Marciac (32230), 30 juillet

 

Cory Henry

 

« Get it funky ! » clame Cory Henry, paraphrasant le célèbre slogan de James Brown. Le concert démarre en trombe, allumé par une formule rythmique on ne peut plus simple, on ne peut plus carré, plaquée direct sur l’un des deux claviers du bon vieux Hammond B3. Tous les “Apôtres” réunis se lancent aussitôt dans une séquence funk à fond les ballons (Say Nothin). Rien à redire, sauf peut-être souligner le gros niveau sonore jailli sur une ligne de basse. Ce qui explique sans doute qu’un bon samaritain distribue très vite des bouchons d’oreilles aux parterre VIP occupant les premiers rangs. Adam Agati s’y met lui aussi, frappant les cordes de sa guitare en allers et retours furieux. Le Staying Alive des Bee Gees prend des allures Stax / Tamla Motown rehaussé d’efficaces contrechants. Mais boostés, bien sûr, par les moyens sonos « front stage » (façade) d’aujourd’hui. A Marciac, sur le terrain de rugby (le Chapiteau y épouse exactement les limites du terrain) pas le moment de risquer un commentaire auprès de son voisin ou de sa voisine. Résultat: dans le match, ça ne traine pas ! Un quart d’heure plus tard, offensive générale vers la ligne d’en but, soit le bord de la scène…battements de main, trépignements, déhanchés, poussée soudaine comme pour une mêlée ouverte. Dancing in the Chapiteau, dans les allées, le devant de scène normalement interdit de va et vient. Même les premiers rangs de chaises servent de « dance floor ». Bref, tout le sol -pelouse recouverte de planches- tremble. Stomping at Marciac…Cory Henry hilare sous sa casquette de base ball, marche, saute, arpente les planches de long en large. Un coup de riff sur le clavier, tout l’orchestre embraye aussitôt, et le kid soulman de Brooklyn vient encore chercher le public. Relance sans relâche, sans faiblesse une heure durant. Soul on fire ! Marciac, ce soir est en feu folie sous les projecteurs qui flashent au dessus des têtes. Sur le côté de la scène, tout le staff du festival gersois assiste au spectacle de la marée de têtes, de corps qui ondulent sur le parterre. Life going no where, Put me thru hell …les thèmes défilent et la température ambiante ne baisse, pas. Bien au contraire. Un coup de Prince pour alimenter le foyer. On a rarement vu match aussi chaud sur le terrain du club marciacais…

 

Cory Henry, feux croisés

Dernier concert de sa tournée européenne commencée début juillet. Après ce déluge de feu, Marcus Miller prend lui même les choses en main. Certains lui font le reproche de beaucoup plus jouer désormais, plutôt que de faire jouer, comme dans son précédent album, “Afrodeezia”. Marcus Miller, en pleine tournée “Laid Black” (nouveau CD Blue Note) a choisi d’impulser lui même l’énergie, de garder la maîtrise du tempo, des relances. De donner la couleur tout au long du concert. Detroit : le chorus de basse est construit, imprimé en progression de force, pour la mise en place d’un groove qui doit demeurer. Quelque chose comme l’instauration d’une qualité formelle de la musique. Amandla : « Ce n’est pas le plus connu, mais j’ai écrit ce thème pour Miles Davis » La ballade laisse d’abord filtrer un solo de trompette bouchée, beau son de Russel Gunn, Suivi d’un chase en douceur, avec l’alto d’Alex Han. Trip Trap, l’heure est au slap de basse, attaque funky qu’il a modélisée à son effigie, son efficience, sa science de découpe des rythmes afro. Suit un vrai trio jazz (Hylife) pour valoriser le piano de Brett Williams. Ainsi vit un concert de Marcus Miller, au travers de moments différents, contrastés dans ce paysage de rythmes funk, de groove plus ou moins tamisé. Preacher’s Kid enfin, temps du sentiment, d’un souffle de nostalgie eu égard à la figure d’un père disparu il y a quelques mois. Emotion simple exprimée avec un peu de pudeur : la vie et la musique ne font qu’un. Le souffle de la clarinette basse – « j’aimerais tellement travailler davantage cet instrument qui permet les nuances dans l’expression » – dit les choses simplement, laisse passer le feeling.

 

Marcus Miller, relanceur

 

Depuis deux heures, à Marciac le feu s’était donc éteint. On retenait davantage les contours, les contrastes de la « Grande musique  noire » Mais voilà, un concert, c’est aussi du spectacle. Une audience à satisfaire ou récompenser. Et Marcus Miller le sait parfaitement. Alors d’abord sur le Come together des Beatles, il a convié Cory Henry et Adam Agati à revenir sur scène. Marcus a repris la magie de son slaping de basse. C’était reparti pour un tour, à cent à l’heure comme de bien entendu, sol qui tremble sous les pas de danse, chaises transformées en parquet de danse plus ou moins bien ordonnée. Vingt bonne minutes de rappel avec ses anciens musiciens acolytes. Le feu funk s’est propagé, prolongé d’autant dans la nuit gersoise.

 

Alex Han (à g)) et Russel Gunn

 

Hugh Coltman (voc, g), Frédéric Couderc (cl, bas), Jerome Etcheberry (tp), Jerry Edwards (tb), Didier Havet (soub) Freddy Koella (g), Gaël Rokotondrabe (p), Raphael Chassin (dm)

Wynton Marsalis (tp), Branford Marsalis (ts, ss), Elis Marsalis (p), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm)

Jazz in Marciac, Chapiteau, Marciac (32230), 31 juillet

 

Hugh Coltman, une voix avec ou sans guitare

 

Hugh Coltman est un chanteur à texte. Il raconte des histoires. Simples et souvent vécues (New park street) Il a l’art de les raconter. De les faire vivre dans sa voix. De les illustrer par des musiques qui collent bien aux phrases. En ce sens un soubassophone au gros souffle rond fait diablement l’affaire histoire de souligner les graves. Et la section de cuivre et bois donne aussi, à ses mots, des couleurs naturelles. Hugh Coltman n’est pas à proprement parler un chanteur de jazz. Que jazz. Ou plutôt il se plait à arpenter des territoires où les musiques se croisent à travers des chemins différents. La Nouvelle Orléans, incontestablement se trouvait à la croisée des chemins d’été qui le menaient à l’étape Marciac. Ainsi, sous l’égide du swing tout de même, fournit-il une version plutôt décalée de Caravan (mot qu’il prononce avec un accent cockney) Une voix qu’il modèle avec savoir faire, un répertoire de chansons diversifiées (avec ou sans cuivre, avec ou sans guitare), un contenu musical protéiforme. Et toujours une grande aisance pour tenir la scène, accrocher son public.

 

 

Wynton

Trois membres de la famille Marsalis sur scène. Le père et deux de ses fils. Rien de très étonnant à Marciac. Wynton depuis des années, outre sa statue -il en existe un autre exemplaire à Vitoria/Gasteiz,  capitale de la province d’Alava, mais surtout siège du Gouvernement de la Communauté Autonome d’Euskadi. Ville qui abrite aussi un festival de jazz très connu en Espagne, dont le directeur, Iñaki Añua, est un admirateur et ami fidèle de l’ainé des Marsalis. Tout cela, on ne le sait pas forcément à Marciac d’ailleurs- Wynton donc, figure dans les murs de la ville Gersoise un Chevalier honoré à la Cour du Jazz. Non, ce qui peut prêter à question eu égard à ce concert, ce serait plutôt la dite « set list » soit plus prosaïquement les titres de morceaux interprétés ce soir là. Et leurs compositeurs surtout tels John Coltrane (Resolution, A Love Supreme), Ornette Coleman (Ramblin, ou When Will the blues leave, joué en rappel, occasion d’un superbe chorus de Branford au soprano), Sonny Rollins (Freedom Suite), autant de héros du jazz contemporain de la fin de la deuxième moitié du XXe siècle, tous longtemps étiquetés comme pratiquants sinon défenseurs du Free Jazz, musique qui n’a jamais été, à ses dires, la tasse de thé du trompettiste néo-orlannais…Et ce n’est pas tout. L’on a entendu clairement Wynton dire également cette phrase « …Ornette Coleman que j’ai toujors considéré comme mon frère… » Ah, bon ?Ceci dit voir dialoguer avec leur instrument respectif Wynton et son frère Branford reste toujours un plaisir. A fortiori sur des thèmes de légende du jazz moderne comme ceux évoqués. Voire sur une composition de Wynton aux accents très New-Orleans (Something about belief) dans un échange vif type « chase » sax ténor-trompette  caractéristique de l’esprit des clubs de la capitale de la Louisiane.

 

 

Branford

 

Et s’il fallait, à ceux évoqués, ajouter des éléments de questionnement supplémentaires: pourquoi aura-t-il fallu attendre les deux chorus de trompette d’abord, de sax ténor ensuite pour les faire résonner très ouverts, partie prenante directe aux arcanes des sons du jazz actuel ? Sans compromis ni modèle passés.

Il était fort tard hier soir, et la fraicheur tombait sur les loges. Mais bon, Wynton doit bien avoir une réponse.

Robert Latxague