Joe Lovano et Dave Douglas éloignent l’orage en Avignon
Cette dernière soirée du Tremplin Jazz d’Avignon a été illuminée par les flashes des orages contournant Avignon, comme repoussés par les Sound Prints de Dave Douglas et Joe Lovano, à moins que ce ne soient le quartette Own Your Bones, vainqueur du dernier tremplin et invité à ce titre à se produire en premier partie qui ait évité l’assaut des intempéries à l’orchestre vedette.
Own Your Bones : Jonas Engel (sax alto), Karlis Auzins (sax ténor), David Helm (contrebasse), Dominik Mahnig (batterie).
Après les victoires du Simon Below Quartet et de Der Weise Panda avant-hier, encore un groupe originaire de Cologne où l’Ecole supérieure de musique et de danse fait décidément du bon boulot. Le jury lui avait décerné le Grand Prix l’an dernier, ce qui lui valait de revenir assurer la premier partie d’un concert en Avignon et d’enregistrer au fameux studio La Buissonne de Gérard de Haro à Pernes-les-Fontaines, à quelques kilomètres de là. Ils viennent justement d’y passer trois jours à enregistrer leur prochain album. Et Jonas Engel est désormais ici chez lui, puisqu’il avait déjà remporté le Grand Prix en 2016 au sein du groupe Just Another Foundry qui s’était produit l’an passé en première partie de Robert Glasper.
Je retrouve mûries les qualités observées l’an passé avec ces moirures si délicates que tissent les homophonies écrites alto-ténor sur de longues lignes rubato en forme de poème “symphonique”, auxquelles la rythmique fait un contrepoint discret et néanmoins foisonnant. Ambiance chambriste que déchire comme un rideau la dissociation des deux voix s’écartant progressivement l’une de l’autre rythmiquement, mélodiquement, puis d’une tessiture à l’autre jusqu’à parvenir à deux discours distincts qui connaîtront un soudain decrescendo puis le basculement intempestif dans un tempo rapide où Dominik Mahnig joue d’une même précision dans l’explosif que celle qui guidait ses gestes sur la première partie rubato. Le concert se poursuivra dans cette zone instable entre flottements non scandés et articulations post-bop, évoquant quelque tandem Konitz-Marsh d’un nouveau siècle, même si l’on songera aussi aux frères Ayler dans l’embrasement d’un grand hymne façon Our Prayer, selon un fil ténu reliant incessamment lyrisme et explosion, rassemblement et dispersion thématiques, sous les nuées d’ambre qui se dressent au-dessus de la scène puis s’assombrissent toujours plus menaçantes, se perdent dans la nuit tombée que déchirent de violents éclairs descendant à l’Est des Monts du Vaucluse sur Cavaillon et la plaine d’Apt.
Sound Prints : Dave Douglas (trompette), Joe Lovano (sax ténor), Lawrence Fields (piano), Yasushi Nakamura (contrebasse), Joey Baron (batterie).
Regards inquiets des bénévoles et du public vers le ciel d’où tombent d’éparses gouttes facétieuses évaporées avant d’atteindre le sol. Les musiciens de Sound Sprints n’ont pas voulu se livrer à l’exercice du sound check dans l’après-midi. On les comprend : on dépassait les 60° au soleil. Les voici parmi les techniciens qui s’activent fébrilement devant le caractère impromptu de la situation. Yasushi Nakamura d’abord dont on branche la contrebasse. Il remplace Linda Oh, en tournée avec Pat Metheny. Puis voici Joey Baron, vif, concentré et cependant d’une humeur toujours joyeuse, comme si l’attention qu’il porte à la précision de son installation puis de son jeu était source de joie. Aménagement de son espace, disposition de ses fûts, choix des cymbales qu’il frappe pour en tester le son avant de les fixer sur leurs tiges…
Insolite solo de batterie avant l’heure tandis que le public commence à revenir du bar intrigué par ce manège, où l’on voit arriver Dave Douglas, allant et venant d’un technicien à l’autre, donnant ses consignes dans un français qu’il maîtrise assez bien et dans lequel il plaisante soudain, face à la partie du public déjà installée dans les gradins. Tout à l’heure entre deux morceaux, il sera plus sérieux lorsqu’il déclarera après avoir présenté ses comparses : « Je m’appelle Dave Douglas. Je suis le trompettiste de votre soirée. C’est notre dernière date européenne, demain nous retournons aux Etats-Unis. Hé oui, nous sommes Américains, mais nous n’avons pas voté pour Trump. Beaucoup d’Américains n’ont pas voté pour Trump. Nous résistons, avec votre soutien. Merci ! » Sous sa casquette, il a des allures de petit grouillot auprès du jeune Lawrence Fields, tout en longueur, puis de Joe Lovano, grand et doux fauve. À peine a-t-on entendu quelques notes de trompettes ou de saxophone, tout est prêt. Habituellement si disert, si sûr lorsqu’il présente, Michel Eymenier est visiblement ému lorsqu’il atteint le bord de scène : il annonce « au piano, Joey Baron ! », s’étrangle de confusion, s’excuse, renonce à annoncer les autres sidemen dont les noms ne lui sont pas encore familiers et, balayant l’espace d’un grand geste du bras vers les coulisses, il conclue : « Le Sound Prints Quartet de Dave Douglas et Joe Lovano. »
Ils entrent sans cérémonie et commencent à jouer sans que l’on en ait vraiment pris conscience. Le concert commence ainsi de façon un peu informelle, comme si la tâche des musiciens étaient de lui donner une forme qui ne sera trouvée qu’une fois le rappel donné. Du moins est-ce l’impression que j’en retiens, occupé pendant leur premier morceau à faire les photos qui accompagnent ce blog. Clic-clac, clic-clac. Je remonte vers les coursives du cloître, à côté de la cabine de sonorisation, mes oreilles n’étant plus en mesure d’encaisser le niveau sonore du premier rang à proximité des enceintes. Peut-être aussi me suis-je laissé dérouter par l’objet de se groupe qui est de rendre hommage à Wayne Shorter, cherchant à reconnaître la signature mélodique de l’auteur de Footprints et Nefertiti. Simple effet de marketing sans lequel il devient difficile de vendre les orchestres ? En fait, précisera Joe Lovano, il ne s’agit pas de rejouer Wayne Shorter, mais de saluer sa philosophie de la musique. Et il est vrai qu’au-delà de son écriture et de son jeu de saxophone, la globalité de l’œuvre et de la personnalité de Shorter, de ses débuts chez Art Blakey au quartette qu’il dirige depuis 18 ans, fait de lui un exemple, un modèle, un phare, une colonne de lumière vers laquelle tout musicien de jazz peut tourner son regard lorsqu’il se sent perdu. On pourrait aussi dire que le groupe Sound Prints rend hommage au travers de Wayne Shorter à une conception du jazz où les idées circulent librement au fil des mesures, de la rythmique aux solistes, où l’on verra chaque morceau se déployer avec cette liberté formelle dont se déploie un concert de Shorter.
Douglas et Lovano, improvisent souvent ensemble en contrepoint. Joe Lovano rugit et se prélasse dans le fleuve sonore que répand son saxophone. Son lyrisme baroque fait contraste avec la trompette abstraite et anguleuse, héritière de Booker Little, concise, bravache, rabattue le long du corps entre chaque phrase comme s’il fallait à Douglas repenser ce qu’il vient de jouer pour imaginer ce qu’il va jouer, à moins qu’il ne s’agisse plutôt de puiser son inspiration à l’écoute de la rythmique, le quintette se recombinant en solo, duo, trio, quartette, les solos de l’un ou l’autre ne constituant pas des zones franchement délimitées.
Joe Lovano propose enfin, parmi un répertoire de standards, un thème de Wayne Shorter, Juju, exposé rubato par le saxophone, arrangé comme une ritournelle, qui prendra avec la venue du tempo l’allure d’un jeu de marelle chanté, puis qu’il redispose comme on plie et déplie un origami. Il y aura de magnifiques interjections de contrebasse par Narakuma dont le tempo semble épouser celui de Joey Baron, ce dernier détendu dans la vivacité, souple dans la rupture, sûr dans ses choix de timbres. Un solo de batterie s’étire auquel prend bientôt part la contrebasse qui se retire à nouveau. Et soudain, dans ce qui nous semblait totalement ad lib, Lovano et Douglas s’avancent vers les micros et envoie les premières notes d’un exposé conclusif aussi précis qu’un clairon d’ordonnance. Les longues mains de Lawrence Fields jouent des choses magnifiques, livrant une culture classique qui lui inspire une soudaine barcarolle, une fugue, une toccata, un prélude…, tout à la fois foisonnant et concis, avec un sens du placement aussi sûr qu’inattendu.
Disproportion des renommées : contrairement au concert d’Erik Truffaz la veille, Le public ne s’étant pas précipité sur les locations, des invités avaient été sollicités pour garnir les quelques gradins restés vides pour ce concert d’autant plus exceptionnel que le groupe s’est fait rare cet été dans les festivals français (une seule autre date à Marciac le 29). Il aura pris le temps de s’arrêter au studio La Buissonne. On craignait le désintérêt du public. Il a finalement fait au groupe un triomphe, et retrouvera bientôt ces artistes sur le label ECM. • Franck Bergerot