Enrico Pieranunzi piégé à Rome se libère au Sunside
Les orages et la foudre ayant pris pour cible l’aéroport de Rome, l’envol d’Enrico Pieranunzi en direction de Paris faillit être annulé. Bravant l’humeur maussade de Zeus et de ses cyclopes ouraniens, le voici qui arrive avec un retard que personne ne pouvait lui reprocher. « Miracle ! » dit-il en s’avançant vers le piano qu’il transforme aussitôt en résonateur d’émotions.
Enrico Pieranunzi (piano)
Paris, Sunside, 9 août 2018, 21h
Détournant le fameux Prologue de Jean, Louis-Ferdinand Céline avait eu cette phrase : « Au commencement était l’émotion ». Ce que l’écrivain ne saurait jamais, c’est qu’Enrico Pieranunzi naîtrait de ce principe et qu’il en perpétuerait la flamme. Une flamme mêlée de joie, de tristesse, d’amour et de cette ironie vitale qui combat le sérieux.
Essoufflé sans doute encore par ses mésaventures aéroportuaires, le pianiste ouvre un premier set (il y en aura deux) avec Si peu de temps dont on retrouve notamment trace sur “The Dream Before Us”. Une composition personnelle exposée d’une manière qui traduit à elle seule son art du dialogue intérieur. Mais peut-être s’agit-il plutôt d’un conciliabule mené en plusieurs langues où les humeurs s’affrontent, passant par diverses teintes avant que, de décalages en rajustements, l’artiste revienne au thème, à l’issue d’un voyage délicieusement sinueux.
Avec Come Rose Dai Muri ou Castle Of Solitude, Pieranunzi procède toujours à des combinaisons de styles, des ruptures de rythmes, des variations, dessinant une sorte de collage de couleurs contrastées qui s’échappe de la mélodie comme on fuit l’ordinaire. Ce trompe-l’ennui est particulièrement explicite lorsqu’il aborde les standards. Autumn Leaves, Someday My Prince Will Come ou Round Midnight ne sont au fond que des motifs au sein d’une broderie savante qui s’autorise tous les débords. Jusqu’à former une crue de notes que son toucher métamorphose en une cascade, osons le dire, psychédélique.
Son médium d’excellence est la ballade. Il en donnera beaucoup. Sur l’une d’elles, il touche de si près l’auditoire qu’une jeune fille essuie ses larmes. Mais l’élégance du maestro est de ne pas entraîner son public dans les sables mouvants de la mélancolie. Alors il fait pétiller ses codas de petits feux d’artifice guillerets, de canulars ou de voltiges clownesques provoquant l’explosion de rire.
On pouvait s’attendre à ce qu’il détaille un récent album (“Monsieur Claude – A Travel With Claude Debussy”) mais c’est plutôt à son tout dernier disque que nous renvoie ce live : “Blue Waltz”, enregistré en juillet 2017 au Gustav’s Bistro de Copenhague avec le bassiste Thomas Fonnesbaek. On y retrouve de mêmes titres, soit un goût pour le répertoire classique du jazz servant à des transmutations. Néanmoins, ce soir, on pouvait oublier le bagage du pianiste, celui qu’on lui charge sur le dos, sans malveillance aucune d’ailleurs. Je veux dire qu’il n’était plus question de l’écouter en exégète de Bill Evans (ce qu’il est), en amateur éclairé de Gabriel Fauré ou d’Erik Satie (pour ne citer que ceux-là, tant sa culture est vaste) mais en simple Pieranunzi (simple pouvant être pris comme un synonyme de génie), en artiste qui à lui seul réinvente le swing ayant trouvé les cordes sensibles du piano.
Acclamé comme il se doit quand on a échappé à la foudre et répandu plus de deux heures durant l’électricité magnétique, le pianiste termine son programme sur First Song de Charlie Haden, bouclant la boucle d’un concert supérieurement bouleversant. Guy Darol
Le vendredi 10 août à 21h, Enrico Pieranunzi sera rejoint par le saxophoniste Rosario Giuliani pour un « Tribute to Duke Ellington ». Le samedi 11 août, à 21h, le duo augmenté de Clément Daldosso (contrebasse), Rémi Vignolo (batterie) & Guests jouera au Sunside, toujours dans le cadre du Festival Pianissimo Volume XIII.