Jazz live
Publié le 21 Août 2018

Jazz à Gaume (2)

Suite du compte-rendu du festival de jazz de Gaume (journée du 11 août)

C’est curieux comme la mémoire peut être capricieuse et imprévisible. Dans la prairie de Rossignol, ce samedi après-midi, je déguste un demi en bavardant avec mon confrère de jazz magazine, Pascal Anquetil, également président d’honneur du Jazz-club de Dunkerque, titulaire des palmes académiques et du mérite agricole, et médaille de bronze ex-aequo au concours du plus beau bébé de France (1952). J’écoute d’une oreille un peu flottante les petits gaumais, 80 chanteurs entre 6 et 12 ans, qui viennent de participer à un stage de jazz et d’expression artistique. Le concert est à la fois le résultat et la récompense de ce stage. Ils sont rejoints sur scène rejoints par Adrien Lambinet (trombone),  Clément Dechambre (saxophone), Antoine Dawns (trompette) et Anu Junnonen (voix). Parmi les chansons, l’une d’elles accroche mon oreille. Il s’agit de leur interprétation de la  très belle chanson de Camille Je ne mâche pas mes mots, qui semble avoir été spécialement composée pour une chorale d’enfants. Je me rappelle alors un de mes disques préférés d’Abbey Lincoln (Devil’s got your tongue) où elle avait réussi à tirer un superbe parti une chorale d’enfants qu’elle faisait swinguer par de subtils décalages. Bref, ce morceau, que je n’avais écouté que distraitement au départ, se incrusta dans ma mémoire, pour devenir une des quelques vignettes sonores que je remportai du festival. Au passage, saluons l’initiation au jazz que représente une telle action. Pourquoi ne fait-on pas ça dans tous les festivals?

Aussitôt après, toujours dans l’après-midi, c’est la (deuxième ) fête de Michel Massot. Il s’est vu attribuer une carte blanche pour le projet de son choix. Homme de cuivres et de souffleries multiples, il a choisi pour une fois de s’entourer de cordes, celles de deux violoncellistes (Marine Horbaczewski, et Annemie Osborne) et d’un violon (Laure Bardet). Ces trois cordes féminines étant accompagnées par le piano de Célestin Massot et la clarinette de Rudy Mathey.

Le concert est magnifique (lui-aussi figure parmi les petites vignettes sonores que je retiendrai du festival). Michel Massot a trouvé des alliances et des oppositions de timbres  entre son tuba (ou son trombone) et les trois jeunes femmes du trio à cordes. Il utilise son trio dans toutes les configurations possibles, en le fragmentant ou à l’unisson. J’aime particulièrement ce moment où les trois musiciennes construisent une sorte de tapis de cordes avec en filigrane, discret mais présent, le trombone de Michel Massot, comme s’il se cachait sous les cordes, avant de pointer son museau et de percer ce tapis pour recomposer tout le paysage sonore. Michel Massot trouve aussi des complémentarités très belles entre le tuba et la clarinette basse (il en a l’habitude au sein du Trio Grande) et utilise le piano pour apporter de subtiles et délicieuses dissonances. Le concert déjà formidable,  devient extraordinaire lorsque la formation s’empare de l’immarcessible Lonely Woman d’Ornette Coleman (seul standard du jour) pour réussir l’exploit de le transfigurer tout en le jouant à la lettre. Le thème est effleuré d’abord au piano, puis joué à l’unisson une première fois, très doucement, avec de légères dissonances au trombone. Il est rejoué une deuxième fois d’une façon différente, un peu comme dans un état d’ivresse ou d’hébétude légère. Enfin, il est énoncé une dernière fois par la clarinette de Rudy Mathey qui émet de drôles de petits jappements qui ont pour effet de fendiller légèrement le morceau. Magnifique. Un peu plus tard, discutant avec Pascal Anquetil, Michel Massot semble s’étonner de l’effet produit: Mais… je n’ai fait que jouer le thème! ».

Autre concert de l’après-midi, le duo chant-contrebasse de Raphaëlle Brochet et Philippe Aerts, dans l’église de Rossignol. Raphaëlle Brochet, que j’entendais pour la première fois, est le genre de chanteuse que l’on trouve très bien au premier morceau, et formidable au troisième. Il faut un peu de temps en effet pour prendre toute la mesure de son talent car elle ne s’impose pas par la puissance de sa voix mais par sa musicalité. Elle chante des ballades de derrière les fagots (Spring can really hang up the most) des bossas, des standards casse-gueules (Giant Steps). Sur ce dernier morceau elle  se révèle. Au rebours de ces chanteuses qui ont l’air, quand elles scattent, de soulever des haltères, Raphaëlle Brochet évolue avec grâce et aisance. Elle survole aussi le Overjoy de Stevie Wonder qu’elle emmène dans  directions inattendues. Le soutien de la contrebasse de Philippe Aerts, avec une rigueur  toujours musicale, n’est évidemment pas pour rien dans son aisance. Belle découverte, que l’on peut écouter sur un disque paru chez Igloo records, le label belge qui accomplit depuis quarante ans un travail considérable pour le jazz (avec un catalogue où l’on compte tout ce que le jazz belge compte de musiciens créatifs, de Philipp Catherine à Antoine Pierre).

Le gros morceau du soir, c’est Liberetto (mot forgé pour rendre hommage à la musique de chambre et à la liberté qu’on peut y trouver) du contrebassiste suédois Lars Danielsson, dernier volet d’un projet musical qui a donné déjà trois beaux disques sur le label Act. Le pianiste des deux premiers opus était Tigran Hamasyan, et celui du troisième Grégory Privat, et l’on comprend dès le début du concert que Lars Danielsson n’a pas perdu au change.

Il y a quelque  chose de féérique et d’enchanteur dans cette musique de haute altitude, très mélodique, un peu planante, mais en même temps gorgée d’énergie, en particulier parce-qu’elle a deux tigres dans son moteur, Grégory Privat au piano, et Magnus Öström , ancien d’EST à la batterie. Sur Lviv, Grégory Privat entre en combustion de manière spectaculaire. Sur Passacaille, Magnus 0ström  ne le lâche pas d’une semelle aux balais, et je me dis en l’écoutant que je n’ai jamais entendu de batteur jouer avec une légèreté aussi féroce.

Quant à Lars Danielsson, souriant et serein, il met tout le monde sur les rails avec son drive irrésistible, et ses arrangements inventifs (où les arrières-plans sont toujours aussi soignés que les premiers, avec souvent une sorte de filigrane qui vient enrichir la trame sonore). En un ou deux chorus brillants, il rappelle aussi à quel point son instrument lui obéit au doigt et à l’oeil. C’est le genre de virtuose entre les mains duquel une contrebasse semble se transformer en guitare. Splendide.

Il est suivi d’un jeune groupe flamand (qui remercie  en anglais, de pouvoir jouer dans « this part of Belgium »). Il s’appelle African Flowers. Ses morceaux ont des couleurs qui empruntent à l’Afrique ou aux Balkans, et bénéficie d’un très bon cornettiste (Jim Birdsong) et d’un bon saxophoniste, flûtiste, compositeur (Nathan Daems). Les grooves sont puissants, efficaces, et le groupe possède un indéniable savoir-faire, mais j’avoue avoir du mal à trouver la disponibilité d’esprit nécessaire pour écouter cette musique tant celle qui l’a précédée m’avait comblé.

 

JF Mondot