CLUNY JAZZ CAMPUS, première escale
Signe des temps austères, l’augmentation de la CSG sur les retraites est fatale au train de vie du chroniqueur : en attendant le TGV à Paris-Gare de Lyon, fini l’expresso à 6 € dans le luxueux restaurant le Train Bleu ; ce sera plus modestement un petit noir…. au Montreux Jazz Café, juste au-dessous.
En méditant sur le nom du bistrot (une chaîne franchisée créée pas le fondateur du célèbre festival helvétique), je me dis qu’en 50 ans (et plus!) d’une longue vie d’amateur (puis de ‘professionnel de la profession’), je serai allé plus souvent dans les festivals à forte singularité artistique que dans les grosses machines à ratisser les media. Si vous me lisez parfois, et si vous me faisiez naguère l’amitié de m’écouter sur les ondes, vous devinez pourquoi. Le train est annoncé avec 40 minutes de retard : je patiente en vous écrivant ces mots, tout en écoutant les pianistes amateurs se risquer dans Satie et autes fantaisies éloquentes, sur le rituel piano qui désormais s’offre aux passants des gares parisiennes. Au bout de l’attente vient le temps du train, puis en Gare de Mâcon TGV de l’accueil chaleureux d’Alain Michalowicz, l’un des nombreux bénévoles du festival, qui est aussi une figure active de l’agitprop jazzistique, notamment pour la programmation syncopée de la Fête de l’Huma
DIDIER PETIT «D’Accord»
Didier Petit (violoncelle, voix)
Grange du Dîme, La-Vineuse-sur-Frégande, 21 août 2018, 19h
Avec ce concert, le musicien-agitateur d’idées et d’actions célèbre la sortie du disque éponyme, publié voici quelques mois («D’Accord», RogueArt, www.roguart.com, enregistré à Pékin en 2016). Performance inclassable, singularité absolue : je tente de vous en narrer, par des notes prises à la volée au fil du concert, quelques moments, dans une tentative désespérée d’épuiser l’insondable réel.
D’abord, il fait le tour de la chaise où repose l’instrument, retend les crins de son archet en regardant le public au fond des yeux, mi-connivence, mi-défi. Et il commence à jouer, debout, dans des mélismes qui nous entraîneront vite des Portes de l’Orient jusqu’à l’orée du Sous-Continent indien. Puis s’asseyant, et s’accompagnant en pizzicato, il va chercher au fond de sa voix un vieil Orient de légende. Alors revient l’archet en mélodie lyrique, avant qu’âprement les sonorités ne se radicalisent et s’emballent. Consonance et dissonances s’affrontent, à jeu égal ; pas de conflit, un seul enjeu : que la musique gagne. Changement de mode de jeu, il joue de l’horizoncelle, l’instrument posé sur les genoux, percussions des mains et de l’archet. La voix revient, toujours teintée d’Orient Extrême. Puis retour recueilli d’un lyrisme presque romantique, avant qu’une voix quasi enfantine n’introduise une mélodie chargée de pure mélancolie. C’est assez magique !
Un ostinato soudain va faire surgir un autre univers d’émois violents. Expressivité maximale, comme si l’énergie rock revenait aux sources musicales des temps archaïques : mélopée consonante, vertige, résolution différée….
Didier réaccorde l’instrument, et se désaltère en parlant au public de l’héroïque parcours de l’apprenti violoncelliste confronté à l’inacessible Graal : les Suites pour violoncelle seul de Bach. Il a, explique-t-il aux auditeurs-spectateurs, choisi l’esquive, avec un cycle de suites personnelles inauguré en 1999 par un disque enregistré à Luz Saint Sauveur, puis un autre à Minneapolis, et le tout dernier en Chine. C’est là que la parole s’efface pour reprendre le fil du concert. Lyrisme serein bientôt entrecoupé de saillies hétérodoxes, mélodies extrême-orientales et autres dérives au fil du libre désir. Revient la voix : la magie perdure, les mots viennent à manquer pour évoquer cet instant suspendu. Le violoncelliste parcourt la salle, instrument en main, avec un parfum d’Afrique ; les cordes se font balafon, la voix parle du Continent Noir. Magie encore, corps à corps avec le violoncelle et l’archet, retour au chant de pure mélancolie, bientôt dissous dans une séquence de théâtre musical. Ma tentative d’épuisement du réel par la description devient naufrage. Magie, maléfice, le stylo reste sec.
Revient la raucité d’une voix de Chine rêvée, dérive encore : il fallait y être, ce devrait être la conclusion de toute tentative de rendre compte d’un concert. C’est là que Didier Petit nous offre sa chanson de l’espace et de l’impesanteur (fruit de sa collaboration active aux projets musicaux du Centre national d’études spatiales), avant de se saisir d’un violoncelle rectangulaire et de revivre pour nous par le mime, façon théâtre musical, l’expérience musicale vécue en état d’apesanteur. Retour du violoncelle galbé, en séquences répétitives, entre Phil Glass et mélodies celtiques, avant qu’une voix de barde venu d’ailleurs ne nous transporte, une fois de plus, en territoire de rêve, avec une version très remaniée de What A Wonderful World (le souvenir d’un enfant qui croyait que le fameux Armstrong qui marcha sur la lune était Louis ‘Stachmo’). Variations libres, ivresse du chant et doux decrescendo vers la coda. Fin du voyage interstellaire !
REMI MASUNAGA & DAVID PATROIS «Around Goldberg Variations»
Remi Masunaga (piano), David Patrois (marimba, vibraphone)
Théâtre Les Arts, Cluny, 21 août 2018, 21h15
Ce concert prolonge un disque paru au début de cette année («Around Goldberg Variations», Arts et Spectacles ASCD 161204 / Socadisc). La pianiste, issue du monde classique, avait enregistré les célèbres variations du Kantor de Leipzig, et souhaitait pour le concert de sortie du disque une rencontre avec un jazzman-improvisateur sur ce répertoire légendaire. Ce qui fut fait, et conduisit au disque commun, dont le concert du jour nous offre l’incarnation in vivo.
Cela commence en douceur, genre 60 à la noire, avec la Variation 13. On alterne unisson des deux instruments et escapades de l’improvisateur tandis que la pianiste, avec constance, contrepointe. C’est une navette incessante, un jeu d’équlibristes, échappées hardies et rencontres sur le temps opportun. Dès l’abord, c’est ludique. In petto je me dis que c’est beaucoup mieux que le fameux premier «Play Bach» de Jacques Loussier qui, en 1960, enchantait l’enfant que j’étais en mêlant ses deux amours naissantes pour le jazz et pour Bach. Très vite la tension et le tempo s’élèvent, transportant les musicien(ne)s et le public vers le doux vertige de l’instabilité maîtrisée. Le vieux Jean-Sébastien passe à la moulinette : rythmes balkaniques, musique répétitive, impressions d’Afrique et autres envolées jazzistiques. Après une séquence où la pianiste, seule, nous donne le texte originel dans sa limpidité, le vibraphone s’embarque dans une improvisation qui va m’émouvoir autant que le fameux Django de John Lewis, dans un regsitre qui doit plus à Gary Burton qu’à Milt Jackson. Le concert continue, de risque en risque, avec toujours une maîtrise qui se joue du caractère presque déraisonnable de l’entreprise. C’est joyeux et musical, tout à la fois : chapeau bas
CÉLINE BONACINA «Crystal Quartet»
Céline Bonacina (saxophones baryton et soprano), Leonardo Montana (piano), Chris Jennings (contrebasse), Asaf Sirkis (batterie)
Théâtre Les Arts, Cluny, 21 août 2018, 22h45
Ce concert prolonge le disque («Crystal Rain», Cristal Records) paru en 2016. Le pianiste britannique d’alors est remplacé par le Brésilien (de Paris) Leonardo Montana, avec les partenaires d’origine : Chris Jennings (Canadien… de Paris itou) et un Israélien de Londres, Asaf Sirkis. Le concert reprend le répertoire du disque mais l’enflamme dès l’abord. Après un exposé au soprano, puis recours au baryton, le pianiste s’évade dans une improvisation torride. Basse et batterie sont en tension constante avec les accents du pianiste, vigilants, impliqués, immergés. Le batteur joue sur un set de batterie-percussion très hétérodoxe : timbres riches, nuances extrêmes.
En les écoutant avec une attention extrême, la saxophoniste entretient la flamme et reste constamment dans le jeu. Cela fait longtemps que je l’écoute, j’ai même eu le plaisir de la présenter sur scène, avec son groupe ou dans le quintette de Didier Levallet. Je suis toujours impressionné, et même bluffé, par sa capacité à maintenir l’énergie du groupe par sa seule présence, l’intensité de son écoute : même quand elle ne joue pas elle conduit la dramaturgie musicale, à l’intérieur d’un titre comme au fil du concert, dont chaque séquence prend sa place dans un paysage construit pour l’émoi. Child’s Mood nous promène de la mélancolie profonde à l’effervescence extrême, et retour, d’un seul geste musical. Vient ensuite un titre où le climat harmonique de Naïma croiserait les progressions de On Green Dolphin Street. Là encore le piano s’enflamme dans son solo, jusqu’à ce que le soprano nous reprenne par la douceur. Ce parcours haletant d’intensité en accalmie se poursuivra, sans que jamais l’attention ne se relâche, sur scène comme dans la salle. En premier rappel le duo de la première partie se joint au quartette pour une fantaisie collective, et au second le quartette nous offre un dernier tour de piste, sans rien abandonner de l’intensité qui a prévalu au fil du concert. Salle comble, public ravi, chroniqueur inclus : encore une belle soirée à garder en mémoire.
Xavier Prévost