Un concert d’images par William Kentridge et Philip Miller
Privé de festival Jazz à La Villette et de sorties jazz par un emploi du temps de rentrée plein comme un œuf, je me suis laissé détourner de mes habituels territoires esthétiques, pour le spectacle donné autour de l’œuvre de l’artiste sud-africain William Kentridge sur des musiques de Philippe Miller. On invite souvent le jazz critic à faire preuve d’ouverture esthétique, ce qui me fait doucement rigoler lorsque l’on connaît l’ouverture d’esprit de ceux qui nous font porter ce chapeau… Vendredi dernier, à Strasbourg dans le cadre du festival de musique contemporaine Musica, et le week end prochain à La Philharmonie, Frédéric Goaty et Guy Darol ont et iront écouter l’œuvre de Frank Zappa telle qu’interprétée par l’Orchestre Philharmonique et les Percussions de Strasbourg et par l’Ensemble Intercontemporain. Je crois que Zappa, qui aima les reprises de chants de marins par le chanteur folk Ewan MacCall et Ionisation d’Edgard Varèse n’aurait pas détesté Paper Music de William Kendridge et Philipp Miller donné jeudi dernier dernier 19 septembre à la Cité de la musique.
Né en 1955, William Kentridge pratique un art pluridisciplinaire entre cinéma muet, peinture, dessin animé (d’une étrange mobilité comme si le mouvement de ses créatures étaient le résultat de constantes retouches d’un seul et même dessin), montage, installation conceptuelle… Le tout avec un coup de crayon et de pinceau virtuose (il recourt beaucoup au fusain et aux gros pinceaux de calligraphie) animé par un sens de l’humour, du calembour visuel, de l’association d’idées, du montage, une imagination folle. On pense à Méliès, au Cabaret Voltaire, à Cocteau… Beaucoup de papier et livres, livres de compte, dictionnaires ou autres, raturés et sur-raturés à l’écran, couverts de dessins fixes ou s’animant au feuilletage à la façon du folioscope, journaux qui se plie, se déplie, se froisse, se démultiplie entre les mains d’un lecteur dessiné ou filmé jusqu’à envahir l’écran, feuilles qui s’échappent des mains du réalisateur, s’envolent, retombent, reviennent dans les mains qui l’ont laisser échapper.
Dans Journey to the Moon, on voit le peintre filmé dans un univers semi-dessiné, où une cafetière devient un navire spatiale, le fond d’une tasse de café un compte-fil puis une lorgnette, un monochrome sur le mur devient un hublot, l’apparition d’une femme nue dont il ignore la présence introduisant une touche de grande mélancolie… Le tout accompagné par une partition pour piano jouée par le pianiste Vincenzo Pasquariello sur une partition de Philip Miller (fidèle partenaire de Kentridge depuis 1993) qui évoque les conventions de l’accompagnement de cinéma muet. La partie musicale se corse avec l’entrée en scène d’Ann Masina, chanteuse également sud-africaine, aux capacités de chanteuse d’opéra, mais également spécialiste du gospel et dont la voix puissante est curieuse de tous les territoires, des traditions extra-occidentales au jazz. Elle est accompagnée de Joanna Dudley tout à la fois récitante, actrice, metteuse en scène, joueuse de ukulele et de roue de bicyclette (ça aussi Zappa aurait aimé), chanteuse également pluridisciplinaire dont la silhouette filiforme contraste joyeusement avec les formes massives de sa complice. On verra nos chanteuses mettre en route des platines tourne-disque pour une folle séance de scratch sur des appels de muezzin et des valses de Chopin, le pianiste froissant des papiers devant un micro en guise de bande son d’un film où William Kentridge et son double portent à l’oreille une multitude de bandes de papier étalées sur leur bureau comme autant de téléphones mobiles.
Ici et là, la farce tourne au vinaigre et la réalité socio-politique étend son ombre, sous la forme d’inquiétantes silhouettes, de foules menaçantes (ou menacées), de cages où tournent en rond de grands fauves et où se débat plus tard une chaise longue pliable, ou lors d’une leçon de vocabulaire entre les deux chanteuses, la succession de plus en plus rapide d’objets anodins que les deux chanteuses nomment au fur à mesure laissant paraître régulièrement le dessin d’une potence qu’elles désignent du mot « gibet ». Zappa aurait certainement ri avec nous à cet extraordinaire Nubian-landscape où cinq métronomes sont mis en action à l’écan sur des tempos différents distribués par le compositeur entre le piano et les deux chanteuses (et l’on pensait aussi au Turkish Mambo, son métronome et ses métriques superposées). Le final Trio for Four Hands fait défiler à l’écran trois bandes de papier où William Kentridge calligraphie au pinceau trois partitions (d’une main sur deux d’entre elles, des deux mains sur la troisième, d’où le titre) dont la plume de Philip Miller a imaginé une musique fantasque distribuée aux trois interprètes soumis à un hilarant exercice de virtuosité. Manque d’ouverture? Trop d’ouverture? J’aurais eu tort de manquer ça et de ne rien vous en dire. Aperçu capté au Berliner Festspiele en 2016 ci-dessous. • Franck Bergerot