Jazz live
Publié le 1 Oct 2018

Quand Charles Aznavour dialoguait avec Anne Ducros

C’était en février 2010, Charles Aznavour venait d’enregistrer un disque de jazz en big band, “Charles Aznavour And The Clayton Hamilton Jazz Orchestra”, et Anne Ducros aussi, “Ella My Dear”. Pour l’occasion, elle avait bien voulu tendre son micro vers lui. Entre le chanteur-conteur et la chanteuse-intervieweuse, le courant était immédiatement passé.

Photo Charles Aznavour et Anne Ducros : © Sylvain Gripoix

ANNE DUCROS Monsieur Aznavour, quand je vous entend chanter avec Jacky Terrasson dans votre dernier disque, c’est flagrant, vous êtes en fusion : son phrasé et le vôtre se marient parfaitement. Terrasson a une grande qualité d’écoute et, en plus, une espèce d’arrogance, l’arrogance intelligente d’un Rimbaud. Je ne suis pas du tout étonné que vous vous soyiez rencontrés…
CHARLES AZNAVOUR Ça s’est fait curieusement. Un jour, il a voulu que je vienne à l’Élysée-Montmartre pour faire une chanson, Hier encore. Je revenais de La Havane. J’avais un béret, et comme je savais que c’était une soirée jazz, je l’ai gardé. J’ai voulu me mettre au diapason – j’en ai ras-le-bol de mon costume noir ! Quand il a commencé à jouer, il a fait entrer un saxophoniste merveilleux, et à ce moment là j’ai eu envie de devenir un instrument. Ça dû durer six minutes, j’ai improvisé, triomphe ! C’est ça qui m’a donné envie de refaire un disque jazzy.

Oh, vous pouvez enlever le y…
Ah, le jazz… Quand j’étais jeune, j’allais dans les clubs bien sûr… Quand j’ai écrit Pour faire une jam, c’est ce que j’avais remarqué [il insiste] qui m’intéressait, je ne voulais écrire « je suis swing », tout ça, je voulais écrire sur ce que je voyais, ce que j’entendais. Plus tard, j’ai écrit Le jazz est revenu, car tout d’un coup je me suis rendu compte que ce jazz, qui était cette “musique de sauvages”, était là, avec des festivals partout, formidable ! J’ai voulu dire qu’il avait pris sa véritable place. Le jazz appartient à un peuple. Mais on y entre parce qu’on s’y instruit aussi. Aujourd’hui, on oublie un peu des musiciens comme Gerry Mulligan, mais je me souviens que quand il est arrivé, il y avait les pour et les contre, on disait « oui, mais ce n’est pas la même chose… ». À l’époque, je travaillais aux Vieux Colombier, et il y avait Sidney Bechet aussi. Mulligan est venu un soir pour l’écouter et faire le bœuf avec lui, toute la nuit. Moi, je disais aux autres : « Écoutez, maintenant, vous n’allez pas me dire que Mulligan c’est “différent” ! » Chacun a sa manière d’interpréter le jazz, c’est ce qui a fait les Coltrane et les autres, c’est ce qui a fait le jazz. Ces musiciens ont des vraies personnalités.

Le jazz est une musique précieuse, et qu’on doit écouter avec une oreille active…
Oui… Moi j’adore écouter du jazz en conduisant. Je suis toujours branché sur TSF Jazz. Ça me donne un rythme de conduite, c’est curieux, ça me fait ralentir ma vitesse – sans doute parce que je veux pas rater une note… 110 à l’heure le jazz pour moi !

Le jazz permet aux gens de distinguer leur goût et la mode…
La chanson d’aujourd’hui, c’est un mot sous une note. Il n’y a plus de mélodies. Parce qu’il n’y a plus d’harmonie. Michel Legrand, c’est le roi de l’harmonie.

Et c’est un grand mélodiste…
Parce qu’il une très belle culture musicale. Son père, Raymond Legrand, faisait des orchestrations sublimes.

Quels sont vos standards de jazz préférés ?
Ceux qui ont été chantés par Mel Tormé et Frank Sinatra. Parce qu’ils étaient plus “approchables” pour moi. Le premier morceau que j’ai appris en anglais, c’est Stardust. Et j’ai même rencontré son auteur [Hoagy Carmichael, NDLR.]

C’est mon standard préféré aussi… [Elle lui offre son CD en hommage à Ella Fitzgerald, où figure une version de Stardust, NDLR.]
Merci ! Dites-moi, quel est l’arrangeur qui compte aujourd’hui ? Qui peut me remplacer Paul Mauriat ?

Écoutez, Ivan Jullien [disparu en 2015, NLDR], avec qui j’ai travaillé, est un arrangeur invraisemblable. Ce n’est jamais ostentatoire, rien ne prend le pas sur l’interprétation et la mélodie. À propos d’arrangement, les arrangements de Comme ils disent, dans votre disque, donnent à votre interprétation une dimension nouvelle… Et du côté des chanteuses ?
Eh bien Ella, évidemment, mais aussi Peggy Lee, Helen Merrill, et surtout Nina Simone. Ce n’est bien sûr pas la perfection, mais on s’en fout ! En revanche, au piano, elle était parfaite. À New York, j’allais parfois la voir une semaine durant, et tous les soirs c’était différent. C’était un personnage… envahissant ! Elle a enregistré deux de mes chansons. Elle n’était d’ailleurs pas satisfaite de ses versions. Nina ne riait pas, elle entrait sur scène en faisant la gueule. Rachelle [Ferelle], qui chante avec moi sur mon disque, est plus souriante, toujours prête à rire. J’ai passé plus de temps en studio avec Rachelle qu’avec Dianne Reeves.

En écoutant votre nouvelle version de La Bohème, j’ai eu la larme à l’œil, il y a des fractures, des rugosités…
Vous savez pourquoi ? Parce que quand il y a quelque chose qui ne va pas et qu’on me dit « on va la refaire », je dis non, laissez la faute, parce qu’on ne peut pas être que des chanteurs parfaits.

C’est ce qui rend la musique ennuyeuse cette volonté de faire des disques parfaits…
Mais ils nous emmerdent ! Je ne suis jamais là au mixage, j’ai horreur d’être en studio pendant des heures pour vérifier une note de guitare…

Comment composez-vous ?
En vérité, je suis un mélodiste.

Vous composez d’abord une mélodie, puis vous harmonisez ?
Je n’harmonise rien du tout… Je joue une mélodie, telle qu’elle est, je trouve mes accords, que je donne à l’orchestrateur et je lui dit : « Si vous pouvez trouver les accords intermédiaires, je serai ravi ! » J’adore les accords intermédiaires… C’est ça la musique pour moi. Bouger, déranger. J’adore me mettre en danger. Lors de toutes les émissions que j’ai faites en public à mes débuts, à Moscou, New York, Londres, j’ai donné la permission à la radio d’être là. Faut le faire ! J’étais face à un public que je n’avais jamais rencontré, eux ne m’avaient jamais vu ! Je me mettais en danger mais, en même temps, le lion n’était pas en cage, il était libéré, dans l’arène. Quand je pars sur une scène, je n’y vais pas pour perdre. Je dis toujours au gens : « Vous voulez passer derrière moi ? Mais je vous préviens, je vous avale. » Pas d’histoires. Je ne commence pas par des coups de poings, non, non, je n’ai pas peur que les applaudissements ne viennent pas au début, mais alors la sortie doit être une sortie, et je les ai mes sorties, depuis des années. Je ne suis pas un artiste timide, ni pudique – dans ma vie, oui, mais pas en scène. Notre monde n’est pas le monde de tout le monde, et que nous le voyons et le vivons autrement. Je suis un artiste bourgeois. Et je vais vous dire pourquoi : je ne sors pas, je vais au spectacle de temps en temps mais je préfère regarder des DVD. J’ai une vie réglée. Je suis un artiste bourgeois dans la vie, donc, mais pas dans ce que j’écris, ni ce que je chante. Les gens ne retiennent pas tout ce que j’ai écrit, mais j’en ai raconté des choses : la prostate, la cellulite, j’ai tout dit ! Pourquoi ne dirais pas tout ce que nous vivons ? Je vais me cacher derrière ma plume ? Non, elle ne me fait pas assez d’ombre.

Je chante donc je suis ?
Oui, c’est ça, et puis c’est là où je me défoule, quand même. Quand des parents viennent me voir et me disent « Notre fils a 7 ans et chante des chansons à vous », généralement, je sais lesquelles : Emmenez-moi, parce que rrroule les mots, et ça, ça leur plaît. Mes emmerdes, parce que c’est un tabou qu’ils brisent, c’est pipi-caca. Je dis des tas de vérités, que ça plaise ou non. Quand vous demandez à un artiste quel est son artiste préféré, la plupart du temps il vous donne un nom connu, de préférence étranger…

… oui, oui, c’est vrai ! [Rires.]
Moi, quand on me demande quel est mon artiste préféré – je vous dirai aussi le deuxième –, mais le premier, c’est moi. C’est moi que je préfère. Et j’insiste là-dessus : tous les artistes se préfèrent. Ils ne vous le diront pas, mais il faudrait qu’ils apprennent à le dire une bonne fois pour toutes ! Ma liste d’artistes préférés est énorme, mais c’est d’abord moi que j’aime. Ce n’est pas prétentieux, c’est vrai. Il faut étudier la vie, étudier les autres. Savoir à qui on a affaire et qui on est.

Vous savez partager cette détermination avec votre public… À chaque fois que je vous ai vu sur scène, vous avez trouvé la petite phrase ou le petit mot qui font tomber les barrières…
Piaf avait ça. Elle disait tout le temps : « D’abord, je chanterai ce que je veux ! » Sur scène, quand elle se sentait mal à l’aise, elle sortait une vérité. Plus je prends de l’âge, moins on me critique. Si je vous disais que ça ma chagrine un peu, ça serait presque vrai. Parce que je suis finalement devenu “le vieux du métier à la mode”. Jusqu’ici, c’était Salvador, maintenant c’est moi. Est-ce que les gens disent la vérité ? Est-ce qu’ils écrivent vraiment ce qu’ils pensent ?

Vous vous posez réellement cette question ?
Oui.

Revenons à vos artistes préférés. Et le numéro 2 alors ?
C’est très difficile. Je ne sais jamais si c’est Ray Charles ou Frank Sinatra. Et le troisième, c’est Mel Tormé.

Tony Bennett ?
Beaucoup moins. Lui, il n’est jamais sorti du rail. Tormé a fait des choses énormes. Je l’ai connu, oui. J’avais ses disques bien avant de le connaître. Un jour, j’ai demandé à le rencontrer, on m’a dit qu’il était à Miami. Alors j’ai pris l’avion avec ma compagne de l’époque. C’était sans doute au début des années 60. J’étais venu incognito, sans prévenir, assister à l’un de ses concerts. Mais Mel Tormé était un fou de cinéma, et il a dit : « Ce soir nous avons dans la salle la vedette de Ne tirez pas sur le pianiste. » Le public a cru que c’était une plaisanterie. Je suis allé le rencontrer en coulisse après le concert.

Qu’est-ce qui attire les musiciens de jazz dans votre univers ? Votre voix ? Votre phrasé ?
Aretha Franklin a prétendu que j’étais un chanteur soul français. En France, on n’a pas compris, parce que soul, ça signifie quoi pour nous ? Un style. Mais non ! Ce n’est pas un style, c’est une émotion. Mais je dois dire que ce sont aussi les textes qui les attirent : quand ils savent le sens, il y a une approche possible. Là-bas, ils restent beaucoup plus élèves que nous, en permanence. La première fois que j’ai fait le Carnegie Hall, j’étais inconnu, j’avais un pupitre avec les textes des chansons, en anglais. Dans la salle, il n’y avait que des musiciens de jazz. Je me souviens qu’il y avait Jack Teagarden. Plus tard, à L’Alhambra, Duke Ellington et venu, Louis Armstrong aussi… Quand j’étais aux Etats-Unis, j’avais l’habitude d’aller dans une petite boîte, le Snooky’s, où il y avait un trompettiste qui jouait avec un panier sur la tête : c’était Dizzy. Il y avait Joe Carroll à ses côtés, un chanteur formidable. Quelques années plus tard, j’ai donc chanté à New York, et Eddie Barclay avait invité tous les artistes qu’il connaissait – et il en connaissait un paquet. Dizzy est arrivé, il m’a embrassé et m’a dit : « Je viens ici pour un chanteur français, je ne sais pas qui c’est, tu peux m’expliquer ? » Je lui ait dit que c’était moi !

Comment écoutez-vous de la musique aujourd’hui ?
À la radio. Du jazz, ou du sud-américain. En fait, tout ce qui est bon est devenu parent. Tous les musiciens aiment les autres musiciens. Il y a moins de jalousie chez les musiciens que chez les artistes.

Vous faites la différence entre “artiste” et “musicien” ?
Oui, totalement. Un musicien se promène avec son instrument, L’artiste, le chanteur, il chante pour là-bas, voyez vous, pour faire du succès, pour vendre du disque. Le musicien, lui, souvent, est dans un big band ou un petit orchestre, et son nom n’est pas connu. Un artiste veut être reconnu. Un musicien travaille la tête baissée, pas la tête relevée.

Vous, vous êtes un artiste-musicien…
Moi, je suis avant tout un auteur de chansons. Parce que tout est là. La coupe ! Quand j’écrit, toutes les lignes sont faites de manière à ce que le musicien trouve sa place. Je n’ai pas une syllabe de plus qui dépasse la frontière du 3 ou du 4 ou du 6. C’est construit. J’ai une géométrie d’écriture ce qui change l’interprétation. Moi, j’écris des géométrie. J’ai toujours été un artisan, et l’artisan est un artiste. Je ne conçoit pas mon métier sans que ce soit un artisanat. C’est un “artisanat de chez moi”, que je promène – comme les touristes ne viendront pas, c’est moi leur apporte le produit…

Ray Brown disait : « Hard way is the best way. » Ça vous va parfaitement, non ?
Absolument !

Il disait aussi : « Swing is a way of life. » Et vous, monsieur Aznavour, vous swinguez dans la vie ?
Je ne fais que ça ! [Rires.] Mais je vis avec une femme qui ne swingue pas du tout. Mais ça fait quarante-six ans que nous sommes ensemble… Vous savez, le jazz, on ne faut pas toujours le penser, il faut le laisser s’infiltrer en vous et partir en folie. Moi, je n’ai pas beaucoup de folie, mais de la fantaisie. C’est mon écriture qui est folle, pas moi. Moi, je suis un laborieux.

Mais votre écriture, c’est vous…
L’écriture, c’est une vision. Moi, je ne suis une vision, enfin j’espère… Je suis un peu plus solide que ça. L’écriture, c’est ce qui vous a marqué, et que vous n’avez même pas retenu. Quand je dis « je suis moins intelligent que j’en ai l’air », c’est vrai : je n’ai pas l’intelligence de mon écriture. Je suis plus riche en écriture que dans la vie. Autre chose : il y a des mots qui m’arrivent au bout de la plume que je n’ai jamais employés, et je ne sais pas d’où ils viennent, et ils arrivent exactement là où ils doivent arriver. C’est un miracle.

L’inspiration, elle dans votre vie quotidienne ?
L’inspiration, c’est une somme de travail. Qu’on ne vienne pas me dire, parce que ça m’énerve, « j’étais dans la rue et tout à coup j’ai eu une idée ». Ce n’est pas vrai ! L’inspiration, c’est du travail et de la sueur. Et le bonheur, c’est ça, c’est de souffrir là-dessus. Pas dehors : je ne souffre pas en scène, jamais. C’est l’aboutissement de ma souffrance, qui est là [il tape sur sa poitrine] qui me donne le bonheur d’entrer sur scène.

Propos recueillis par Frédéric Goaty