Clément Abraham, François Corneloup, Théo Ceccaldi à l’Atlantique Jazz Festival
Il fallait s’aventurer dans Brest, ce mercredi 10 octobre, pour feuilleter un nouveau chapitre de la quinzième édition de l’Atlantique Jazz Festival. Il fallait emboîter les pas de l’onirique Jacques Prévert et du sulfureux Georges Querelle – l’enfant de papier de Jean Genet. On filait des souvenirs de lecture remuante et cela nous donnait l’air rêveur en traversant le pont de Recouvrance. Il n’y a pas qu’à Paris que l’on est piéton et flâneur des deux rives – n’est-ce pas Léon-Paul Fargue, Guillaume Apollinaire ? Ici on va plus loin, beaucoup plus loin, et comme à rebours du temps. La rue de la Porte est grise, en apparence, ainsi que l’était Brest quand Jean Grémillon y tournait Remorques. Il y règne un calme de village endormi que l’on voudrait surpris par une chanson de Pierre Mac Orlan. De ce côté-ci de Brest, le grand écrivain des aventures passives possède son mausolée. Un ancien cinéma de quartier successivement nommé le YoYo Palace puis l’Atalante avant de signaler l’auteur du Quai des brumes.
C’est aujourd’hui une pimpante salle de spectacles abritant un club de jazz où nous attend le batteur et compositeur Clément Abraham. Né en Bretagne et sans doute aussi, un peu, au Sénégal où il vécut principalement en musique, il est le fils de Jean-Pierre Abraham, gardien de phare à Ar-Men, auteur d’une incomparable poignée de livres dont Le Guet (Gallimard, 1986), écrivain admirable dans la proximité d’André Dhôtel et de Jean Grenier. À Brest, jamais on ne déchausse de la littérature.
Clément Abraham a hérité de son père le goût de la prosodie, soit du rythme et des intonations. Il fait entendre les battements d’un jazz dans le sillage de Wayne Shorter, de Thelonious Monk et de Charles Mingus. C’est un adepte des cœurs en ébullition. Son maître du drumming est « Papa » Jo Jones. Il écrit des pièces aériennes, puissamment solaires, légères – dyonisiaques en ces temps de manque.
Charles Bordais (piano), Simon Le Doaré (contrebasse), Nicolas Péoc’h (saxophone), Clément Abraham (batterie). Photographie : Walden Gauthier
Les membres de son quartet prennent des accents de John Coltrane ou de Michel Petrucciani pour exprimer une rébellion souriante. Nicolas Péoc’h, fidèle saxophoniste des origines, est un brillant sideman de l’Ensemble Nautilis, inventif brouilleur de styles.
Au Mac Orlan, le brouillard n’entre pas. Une lumière intense enveloppe le public. Elle diffuse un jazz chaleureux venu pour partie de Turn Around (dernier disque du quartet sorti en 2017) et de suites d’un album à venir respirant d’enthousiasme, de fraîcheur, d’infaillible swing, de groove absolument phénoménal. Euphorie, quand tu nous tiens …
Était-ce hasard, coïncidence significative, mais remontant de la cave, le soleil piquait les yeux. D’un coup de baguettes magiques, Clément Abraham avait effacé les nuages.
Il fallait redevenir flâneur des deux rives, passer la Penfeld, rejoindre les hauteurs de la rue Jean-Jaurès et consentir aux agapes dans un restaurant éphémère qu’animaient les organisateurs et bénévoles de l’Atlantique Jazz Festival. Il y avait là, venus de loin, de fort fort loin, les instrumentistes du Rova Saxophone 4tet, collaborateurs historiques d’Anthony Braxton, de John Zorn et de Steve Lacy lequel avait ouvert, en octobre 1997, le premier chapitre de l’événement brestois que l’association Penn Ar Jazz avait imaginé.
J’y retrouvai Janick Tilly, la fée des lieux, le clarinettiste Christophe Rocher (pivot de l’Ensemble Nautilis), le transatlantique Alexandre Pierrepont et le fraternel Théo Ceccaldi habillé de flamboyantes couleurs. C’étaient les convoyeurs des deux actes à venir au Vauban, salle mythique dans l’héliosphère du jazz.
J’y croisai Hélène Labarrière et l’on se rappela ces jeunes années où elle reprenait le répertoire des Jazz Messengers au Triptyque, le club de René Vidal situé dans une arrière-cour de la rue de Charonne à Paris.
François Corneloup (saxophone baryton). Photographie : Walden Gauthier
Ce fut alors l’instant pour François Corneloup et son 5tet de faire leur Révolution. Promesse d’un disque à venir, bienvenu en ces temps de dévolution – n’est-ce pas Mark Mothersbaugh ?
Set de haut vol pancosmique et de liberté grande – ô Julien Gracq ! – en terre habitable par des musiciens capables de peindre tous les contrastes, depuis l’anthracite de nos jours jusqu’à l’embrasement des joyeuses utopies. Il faut la faire cette révolution semblent nous dire le tromboniste Simon Gérard et le bassiste Joachim Florent encouragés par le beat subtil du futurible Vincent Tortiller.
La révolution en transe, revenue des sources, celles d’Albert Ayler, d’Eric Dolphy, elle résonne dans le Vauban avec des éclats de thrash metal et de jazz infiltré par Carla Bley, Sun Ra, Ligeti, Mike Patton, Jimi Hendrix, Frank Zappa au temps du Petit Wazoo. Ce sont les Freaks de l’émouvant Théo Ceccaldi qui empoigne son violon comme on se jette à la mer.
Théo Ceccaldi (violon) & Valentin Ceccaldi (basse). Photographie : Walden Gauthier
Rejouant Amanda Dakota dans une version furieuse, ils dansent, tounoient, titubent, s’observent comme des archers visant la cible des musiques de l’ennui et décochant les acclamations d’un public transporté. Ils ajoutent au jazz le mouvement. Et l’amour suprême si cher à John Coltrane. Et la passion célébrée par Charles Fourier. À l’impossible ils sont tenus. L’Atlantique Jazz Festival est un voyage étourdissant à travers les musiques ● Guy Darol