Jazz sur son 31. The Amazing Keystone Big Band. Sarah McKenzie. Michele Hendricks
« West Side Story »
Bernstein / The Amazing Keystone
Vincent Labarre, Thierry Seneau, David Enhco, Félicien Bouchot, trompettes, Bastien Ballaz, Benoît Alois, Loïc Bachevillier, Sylvain Thomas, trombones, Pierre Desassis, Kenny Jeanney, Éric Prost, Jon Boutellier, Ghyslain Regard, Jean-Philippe Scali, saxophones, Thibaud François, guitare, Fred Nardin, piano, Patrick Maradan, contrebasse, Romain Sarron, batterie, Hetty Kate, Célia Kameni, Pablo Campos, Charles Turner, chant, Sébastien Denigues, récitant. Blagnac, Odyssud, 12 octobre.
Effet de la notoriété grandissante de l’orchestre ? De celle, bien établie, de Leonard Bernstein ? De son « West Side Story » qui, depuis sa création à Broadway en 1957, a largement imprégné la mémoire collective ? Peut-être les trois conjugués. Toujours est-il que la vaste salle d’Odyssud, à Blagnac, est archi comble. Elle ne ménagera pas, tout au long du spectacle, ses applaudissements aux divers acteurs d’une représentation qui oscille entre récit et musique, voire danse et théâtre, mais esquissés, Sébastien Denigues déroulant un fil conducteur que viennent illustrer tour à tour le big band et les chanteurs.
Inutile de revenir sur les péripéties de ce drame lyrique inspiré de la tragédie « Roméo et Juliette » de Shakespeare. Inspiré et enrichi par sa transposition à l’époque moderne et à Manhattan. Au ressort initial, la passion contrariée, s’joutent en effet les aspects sociaux et raciaux qui l’enracinent en plein vingtième siècle. Tout cela impeccablement narré par un récitant qui ne dédaigne pas de pimenter son propos d’une pointe d’humour.
Le big band, quant à lui, est au mieux de sa forme. Une mécanique bien huilée, des arrangements fouillés et, en même temps, d’une remarquable efficacité. Une fluidité qui doit beaucoup au travail du tromboniste Bastien Ballaz – et aussi aux piliers de l’orchestre Jon Boutellier, Fred Nardin et David Enhco. Une rythmique soudée, assurant une stimulation constante, soutenant et propulsant des solistes qui n’hésitent pas à s’exprimer longuement. Le contraste, au demeurant captivant, entre des improvisateurs usant d’un idiome contemporain et un son d’ensemble plus classique, la musique de Bernstein se trouvant tirée vers le swing.
Les mérites de cette formation, son enthousiasme, son originalité éclatent à chaque mesure. Sans conteste, c’est elle qui suscite l’intérêt majeur. Le reste, il faut bien le reconnaître, m’a paru moins convaincant. Non que les chanteurs manquent de qualités vocales, ce qui est bien le moins. Mais leur jeu de scène, parfois maladroit, voire emprunté, ébauches de scènes d’amour qui sacrifient à la mièvrerie, pas de danses demeurés à l’état d’esquisses, tout cela fait irrémédiablement tomber la tension dramatique. C’est, à mon sens, le point faible d’un spectacle qui oscille entre plusieurs genres. Il conserve, néanmoins, toutes ses vertus, si l’on se réfère à la réception chaleureuse que lui a réservée le public.
Sarah McKenzie, chant, piano, Pierre Boussaguet, basse, Hugo Lippi, guitare, Sebastiaan De Krom, batterie. Toulouse, salle Nougaro, 17 octobre.
Pour ce qui est de sa capacité à accueillir de grandes foules, la salle Nougaro ne saurait rivaliser avec Odyssud. Elle fait pourtant le plein, et même au-delà, pour accueillir la jeune Australienne Sarah McKenzie, à la tête d’un quartette en tous points remarquable. Vainqueur en 95 du Buddy Rich Award, partenaire de John Scofield et Herbie Hancock, puis de Jamie Cullum, Sebastiaan De Krom est un batteur aussi attentif que discret. Inutile de présenter Pierre Boussaguet qui se trouve ce soir quasiment sur la terre de ses débuts. Ce disciple de Ray Brown qui a multiplié les expériences musicales en a retiré une maîtrise impressionnante, tant comme accompagnateur, où son swing et son entente avec Sebastiaan De Krom font merveille, que comme soliste, auteur de développements toujours inspirés. Autant de qualités qui sont aussi celles du troisième larron, le guitariste Hugo Lippi, l’un des fleurons, avec Fabien Mary, Mourad Benhammou et quelques autres, d’une génération qui a repeint le bop et le hard bop aux couleurs les plus pimpantes. Sa sonorité, son imagination mélodique et sa vélocité, tant en accords qu’en single notes, en font un partenaire de choix.
Dans un tel contexte, Sarah McKenzie est littéralement portée vers les sommets. Et elle les atteint avec une bonne grâce certaine. Un sens de l’humour qui transparaît dans son jeu et dans ses propos, surtout quand elle détaille sa découverte émerveillée de la France, célèbre Toulouse, « the pink city ». De quoi s’attirer les faveurs d’un public vite conquis par son jeu de piano « musclé » (attaque franche, toucher volontiers percussif) et son ancrage dans la tradition, celle du swing et du blues qu’elle interprète avec la même fraîcheur et la même conviction. Sans parler de son charme personnel, un atout indéniable pour celle qui apparaît comme l’une des révélations les plus prometteuses de ces dernières années. Elle est, il est vrai, secondée par des musiciens abreuvés aux mêmes sources, auxquels elle concède de larges espaces de liberté. Pianiste-chanteuse ou chanteuse pianiste ? Question superfétatoire, tant les deux se complètent si bien qu’elles semblent inséparables. La voix est à l’image du jeu de la pianiste. Assurée. Dépourvue d’affèteries. Le répertoire – des standards, dont I’m Old Fashioned et quelques autres titres de Jerome Kerrn –, des extraits de ses précédents albums, dont Paris On The Rain, des rythmes et des mélodies venus du Brésil, comme De Nada, une bossa dont elle conte la genèse. Soit un programme varié, représentatif d’un talent déjà affirmé. Et d’une originalité attachante. Car, en dépit d’un ancrage revendiqué dans un mainstream du meilleur aloi, Sarah McKenzie n’ignore rien des nuances. Des détours. Des chemins de traverse qui la portent à butiner çà et là pour pimenter son propos. Son élégance naturelle fait le reste. Nul ne songerait à s’en plaindre.
Michele Hendricks, chant, Arnaud Mattei, piano, Gilles Naturel, basse, Philippe Soirat, batterie, Olivier Temime, saxophone ténor. Toulouse, Pavillon République, 18 octobre.
Avec Michele Hendricks, si l’on ne quitte guère la sphère du jazz dit « classique », l’approche en est un peu différente. D’abord parce que la chanteuse a baigné depuis sa tendre enfance dans un milieu qui lui a permis d’approcher et de faire siennes toutes les facettes du jazz vocal, en particulier le scat et le vocalese dont elle reste, à l’hure actuelle, la spécialiste. Être la fille de Jon Hendricks, voilà qui laisse des traces et elle ne manque pas, tout au long de son concert, de rendre un hommage appuyé à son géniteur. Lequel lui a permis de rencontrer de grandes stars, dont Ella Fitzgerald. Elle voue à celle-ci une admiration qui l’a conduite à lui dédier en 2016 l’album « A Little Bit Of Ella (Now and Then) » chez Crystal Records. En témoigne ce soir un flamboyant How High The Moon où éclate tout le talent de celle qui peut à bon droit revendiquer le titre de digne continuatrice. Non seulement elle manifeste toutes les qualités qu’on lui connaît (large tessiture, ductilité d’une voix qui se plie à toutes les acrobaties, swing de tous les instants), mais elle a l’intelligence de ne pas poser ses pas dans ceux d’Ella. De conserver cette distance qui lui permet d’affirmer sa propre personnalité. Une démarche qui inspire, du reste, son interprétation de standards (un I Got Rhythm décalé et jubilatoire, Airmail Special, Stardust, où s’illustre Philippe Soirat, It Don’t Mean A Thing, profession de foi ellingtonienne qu’elle assure partager, Comes Love, incursion dans le domaine de Billie Holidday). Sans compter des originaux et des thèmes sur lesquels Jon Hendricks a écrit des lyrics.
Le quartette qui l’accompagne est celui-là même qui figure au générique de son dernier album, à ceci près que Gilles Naturel a pris, à la contrebasse, la place de Bruno Rousselet. Il forme, avec Philippe Soirat, un des binômes rythmiques les plus sûrs du moment. Quant à Olivier Temime, si la fougue qui caractérisait son style originel demeure intacte, il a su la canaliser. Son style lyrique, ses effusions désormais parfaitement maîtrisées se coulent tout naturellement dans le discours du quintette. Pas le moindre hiatus, mais une communauté d’inspiration qu’illustrent ses dialogues avec la chanteuse et ses exposés de thèmes à l’unisson avec celle-ci. Cette cohérence contribue, dans une large mesure, à la réussite d’un concert qui a rallié, à juste titre, tous les suffrages.
Jacques Aboucaya