Courvoisier-Parker-Mori–Feldman… et ça pourrait avoir été écrit
Hier , 26 octobre 2018, après une première partie en solo par le bassiste de l’ONJ Sylvain Daniel, quatre géants de l’improvisation se retrouvaient sur la scène de la Dynamo de Banlieues bleues à Pantin, sans partition, mais les oreilles grandes ouvertes.
« Je vous remercie d’être venus si nombreux… » déclare Sylvain Daniel, ajoutant après une pause : « d’être venus si nombreux écouter Evan Parker, Sylvie Courvoisier, Ikue Mori et Mark Feldman. » Pas dupe, et moi-même pas certain d’avoir enfreint l’interdiction que je me suis faite de ne pas revenir sur Paris les jours où travail de bureau ne m’a pas obligé à le faire, et de m’être imposé 2h30 de transports en commun pour le seul solo de Sylvain Daniel. C’est le jeu des premières parties et leur vertu, facteur de découvertes et, ici, vitrine sur la résidence offerte par Banlieues bleues au bassiste de l’ONJ. Et, en dépit d’une vilaine ronflette qui couvrait parfois les nuances pianissimo d’une prestation aux écarts dynamiques extrêmes, Sylvain Daniel, sa basse électrique et son parterre de pédales ont séduit la part du public qui n’était pas venue pour lui (il resterait à démontrer qu’elle était majorité, car à mes côtés un jeune public lui semblait acquis et peu au fait de la suite) en l’emmenant vers des contrées fort éloignées que celles attendues. Encore que – son discours reposant sur la boucle et un charme mélodique puissant –, un certain minimalisme sonore n’ait pas été sans annoncer cet onirisme de l’infime que l’on était venu retrouver en seconde partie avec Ikue Mori. Douze heures plus tard, il me reste le souvenir de quelque chose qui évoquerait tout à la fois Bill Frisell, le Ry Cooder de Paris Texas et le Neil Young de Dead Man, l’americana en moins, et dans une transposition urbaine.
Mais voici nos quatre géants de l’impro, trois générations d’Evan Parker né en 1944 à Sylvie Courvoisier née en 1968. Nulle partition, nul pupitre, nulle tracklist à leurs pieds, nulle liste de consignes, Ikue Mori à sa table où se trouve disposé un peu d’informatique, Evan Parker et son soprano, Mark Feldman, son violon, son archet, plus une sourdine lourde, Sylvie Courvoisier à son piano (d’où elle tirera quelques ustentiles, dont des bandes de papier adhésif dissimulées sous le couvercle, qu’elle collera sur les cordes pour les en arracher bruyamment…). Et pour commencer un grand silence, comme si une grave question venait de fondre sur leurs épaules : « Et maintenant qu’on est là… et qu’ils sont là à nous attendre, que va-t-on faire ? »
Leur quartette, qui a pris le nom de Miller’s Tale (titre de leur merveilleux album paru chez Intakt en 2016 et dont les neufs pièces empruntent leurs titres à l’œuvre d’Arthur Miller), est né en 2014 à l’invitation d’Evan Parker lors de la nuit finale d’une résidence au Stone de New York et, depuis, ces quatre chevaliers.ères de l’impromptu n’ont pas manqué d’occasion de se croiser, le concert d’hier étant le septième et dernier d’une tournée européenne, la pianiste et le violoniste formant eux-mêmes depuis des lustres un tandem à la complicité rodée. Et cependant, il y a cette fragilité des premières notes, ce moment d’hésitation au bord de la piscine, cette façon de tremper un orteil pour tâter la température.
Si mes souvenirs sont bons, c’est Ikue Mori qui s’est lancée la première, comme ouvrant les vannes de petits ruisselets à la surface desquels Mark Feldman a lâché quelques araignées d’eau. Puis tout s’est enchaîné très vite, ce ruissellement sonore emportant l’imagination et la fougue de chacun. Et c’est très mystérieux de voir comme tout s’agence, se complète, s’oppose où se reflète, le flux d’Ikue Mori semblant souvent distribuer une matière sonore – stridulations, entrechoquements minéraux, grondements d’infra-basse… – qui donne à réagir. Très mystérieux d’observer l’interface entre ce vocabulaire musical radicalement non idiomatique (l’informatique d’Ikue Mori) et ces trois autres instruments marqués par différents idiomes : le soprano de Parker dont on connaît le pouvoir d’abstraction, laisse partir ici et là quelques flèches coltraniennes, voire se laisse aller à quelque bouffée lyrique, ses “pures” granulations timbrales laissant parfois deviner quelque chorale pygmée… ; le violon et l’archet de Feldman marqués par toute une gestuelle issue de la grande tradition européenne de Paganini à Eliott Carter, mais qui laisse aussi entendre des bribes de traditions populaires, sans oublier un certain vécu dans le jazz ; Sylvie Couvoisier disposant d’un clavier bien tempéré entre les touches desquelles aucun écart n’est possible, sauf à se livrer à quelque dérangement (plutôt que préparation, vu l’instantanéité du geste consistant à intervenir directement sur les cordes ou à y déposer des objets), ses doigts posant néanmoins le plus souvent directement sur les touches gammes, arpèges, accords et clusters qui ont une histoire de Bach à Stockhausen, de Fats Waller à Cecil Taylor.
Il y a souvent dans ces échanges quelque chose qui relève de l’art de la fugue, où la liquidité des sonorités diffusées par Ikue Mori semble entrainer non pas forcément un motif mélodique équivalent, mais des gestes, des attitudes, des timbres, un rapport à l’espace, au volume et à la densité sonore, selon un art qui peut être d’ailleurs tant de l’ordre du contraste que de l’imitation. Le tout reposant sur une écoute prodigieuse de tous les instants, un art de la réactivité et un sens du collectif. Soit une courtoisie qui fait qu’après de grandes effusions sonores culminant en des tutti impromptus, trois d’entre eux se taisent sans s’être concertés pour laisser la parole au seul quatrième, l’un d’eux se décidant finalement à lui donner la réplique. Et il est merveilleux de voir comment à l’issue de chacune de ces trois suites qu’ils ont improvisées hier, il arrive à un moment où la fin s’impose à eux quatre, d’un commun accord. Et ça pourrait avoir été écrit. • Franck Bergerot