Angrajazz, les possibilités d’une île (1)
Pour ses 20 ans, le festival situé à Angra do Heroismo dans l’archipel des Açores a vu les choses en grand, avec une soirée supplémentaire par rapport aux précédentes éditions et pas moins de trois big bands.
Du 3 au 6 octobre, la programmation au Centre Culturel est allée crescendo, du local à l’international et de la tradition à la modernité. Autour du festival on a exploré l’île de Terceira, ses villages bordant l’océan, ses criques hérissées de récifs, ses pâturages à flanc de volcan. Quant à la météo, elle est demeurée imprévisible, conformément au dicton autochtone : « toutes les saisons dans la journée »…
Orquestra de jazz de Hot Clube de Portugal
« Toca a musica de António Pinho Vargas »
Luis Cunha (dir), Pedro Nobre (prod), Daniel Vieira (as, ss), J. Mortágua as, cl, fl), César Cardoso (ts, cl, fl), Mateja Dolsak (ts, cl, fl), Paulo Gaspar (bs, bcl), Lars Arens (tb), André Ribeiro (tb), André Conde (tb), Rui Bandeira (tb), Ricardo Carvalho (tp), Johannes Krieger (tp),Gonçalo Marques (tp), Tomás Pimentel (tp), Nuno Costa (g), Óscar Graça (p), Diogo Alexis (b), Pedro Felgar (dm)
Ce big band créé en 1991 et qui invita quelques grands noms (Freddie Hubbard, Benny Golson, Curtis Fuller, Eddie Henderson) n’est guère sorti des frontières du pays. C’est donc l’occasion de l’entendre, d’autant qu’il est immédiatement engageant, avec un état d’esprit redevable au jazz des années 70/80, des arrangements touffus sur un répertoire de compositions inconnues sous nos latitudes, signées António Pinho Vargas, musicien et enseignant qui, après un parcours dans le jazz, s’inscrivit par la suite dans le champ de la musique classique contemporaine. Chaque pièce réserve son lot de surprises, et la machine bien huilée est capable de virages préservant de tout ronronnement. Aux puissants assemblages des vents répondent de précautionneux passages en trio, et des changements de cap sont négociés, de la modération à un swing très rapide. Des cellules successives en petits groupes sont ménagées au sein de l’ensemble, qui resurgit régulièrement dans son entier avec le sens de la dramaturgie. On ne s’étonnera pas que ce jazz arbore une coloration européenne, et plus spécifiquement portugaise bien sûr. Une paire de compositions pêchent par excès de solennité, et un titre ressort davantage du domaine de la variété et de la pop que du jazz. Mais dans l’ensemble cela fonctionne, le caractère inédit à nos oreilles ajoutant au plaisir de l’écoute. L’orchestre présente une réelle fluidité dans l’exécution, sous la houlette de Luis Cunha. Les musiciens, assez jeunes pour la plupart, sont considérés comme les meilleurs du genre dans le pays et présentent un niveau homogène. On retient encore des solos de qualité (trompette, flûte, soprano, alto, sans oublier le trombone, cet instrument-clé du jazz à ne pas sous-estimer), les interventions d’un guitariste ayant manifestement écouté Bill Frisell, des vagues orchestrales volontairement disjointes de ce que joue le batteur. Citons encore une ballade dans l’esprit de Basie et Ellington, des solos sensuels, des échos de Stardust et Concerto for Cootie. Un jazz joué avec autant de cœur que de savoir-faire, et la découverte d’un compositeur méconnu dans l’Hexagone.
Angrajazz Orchestra
Claus Nymark & Pedro Moreira (dir), Sara Miguel (voc), Davide Corvelo, Micaela Matos, Filipe Gil, Rui Borba (as), Rui Melo, Mauro Lourenço (ts), José P. Pires (bs), Márcio Cota, Paulo Borges, Bráulio Brito, Roberto Rosa, Sérgio Cabral (tp), Rodrigo Lucas, Mário Melo, Manuel Almeida (tb), Edgar Marques, Gonçalo Ormonde (cor français), Antonella Barletta (p), Nivaldo Sousa (g), Paulo Cunha (b), Nuno Pinheiro (dm)
On quitte cette fois les standards de l’an passé en faveur de compositions de plusieurs membres du groupe. Une excellente idée. Le big band insulaire n’a pas ménagé ses efforts, d’autant plus louables que le résultat est honorable, impression confirmée par l’album qui nous sera remis à la fin du concert, sur le même répertoire, dans un ordre différent. Les titres sont à la gloire de l’île, de sa capitale et du festival qui a fidèlement programmé la formation depuis les débuts. Témoignent de cet attachement Volta a Terceira, Ribeira da barca (bossa lente et élégiaque, avec une guitare évoquant le cymbalom), FPWL aux arrangements travaillés. Le rôle du batteur semble en revanche limité, contraint, son jeu assez impersonnel. Il se peut que cela tienne à l’écriture. Après tout, un big band est affaire de discipline et chacun doit tenir son rôle. A ce sujet la direction est précise et sans fioritures. Les morceaux affichent une brièveté bienvenue – on ne dira jamais assez à quel point l’écrémage est une qualité. Une pièce grondante semble sortie d’un polar musclé. Avec O sol pergunto a lua, la chanteuse Sara Miguel, qui était la veille de la jam session du Blues Bar, fait son apparition. La mélodique et lyrique Morte que mataste lira abuse de la saccharine, mais le groupe retrouve ses esprits avec un titre qui balance, chacun donnant le meilleur et contribuant à la cohésion de l’ensemble. L’Orquestra Angrajazz, dont les spectateurs locaux sont à bon droit fiers, a vocation d’entretenir la flamme : c’est chose faite et bien faite. On les encourage à poursuivre dans la voie des partitions signées par les musiciens du groupe, et autres relectures de musiques traditionnelles des Açores, car c’est sur cette littérature que le groupe exprime une personnalité propre, davantage que par l’exécution, fut-elle impeccable, de standards. Une bonne surprise, et une musique que l’on aura peu de chances d’entendre hors de Terceira.
Gonzalo Rubalcaba trio
Gonzalo Rubalcaba (p), Armando Gola (b), Ludwig Afonso (dm)
Le public est respectueux, attentif, et, si les échanges verbaux ne sont ni exclus ni gênants, les spectateurs ne sont pas prompts à dresser dans le champ de vision leurs écrans de téléphones portables. A Angrajazz, on écoute et on savoure, tout simplement. Et on en est récompensé par un trio dont la puissance le dispute à la finesse. De l’espace, ça respire, les musiciens se gardent constamment de la facilité et du bruit et privilégient… la musique. On est sur les traces volubiles et sagaces de Chick Corea, George Duke et du Herbie Hancock des grands jours. En pleine possession de ses moyens, qui sont grands, le pianiste est libre de se balader comme bon lui semble sur le matériau, aux changements rapides comme l’éclair, la rythmique laissant percevoir une énergie rock sous-jacente, sans jamais céder à l’excès. Les racines cubaines du leader ne le limitent nullement à une esthétique donnée. Rubalcaba embrasse large, son horizon est ouvert à toutes les influences, il tire un vaste éventail de couleurs de son clavier. La branche latine n’est que l’un des aspects de sa musique. Des phrasés complexes sont envoyés avec une facilité déconcertante, et on est percutés par des lichettes de free, des clusters ébouriffants, des décalages vertigineux, une rythmique fusionnelle à la communication maximale. Ce jazz-rock feutré collectionne les poly-rythmes indéchiffrables, exécutés con gusto. On est au-delà de la maîtrise, dans cette zone rarement atteinte où tous les envols sont possibles, tant le cadre est intériorisé, ne pose même plus question aux interprètes. Le trio magnifie sans effort apparent des thèmes à tiroir. En résulte une musique à la fois précise et perméable, apte à provoquer une ivresse sonore chez l’auditeur. Côté Cuba, un morceau est signé de l’oncle Giacomo Rubalcaba. Prévenant, mon voisin referme discrètement ma mâchoire, afin que je n’aie pas l’air trop idiot. Si personne ne bouge pendant le concert, sitôt la dernière note jouée c’est un succès retentissant dans la salle.
David Cristol
Photos : Luis Godinho & Rui Caria