César Poirier et la Guerre Froide
Hier 27 octobre, Césard Poirier, Juan Villaroel et Vladimir Delavigne jouait au Balzac en ouverture de la projection du film Cold War de Pawel Pawliskowski dont on ne saurait taire l’existence à nos lecteurs.
J’évite les sorties parisiennes le week end, le reste de la semaine de travail me suffit, sauf à me laisser entrainer au cinéma sans avoir rien à faire ni décider. « Ce soir, on pourrait aller au Balzac, voir Cold War ? Prix de la mise en scène à Cannes. La critique est très réservée, mais – tu te souviens ? – on avait bien aimé Ida du même réalisateur. » C’est parti ! « Et puis, il y a un petit concert de jazz en ouverture. » Piégé !
Sans le chaleureux accueil de l’ancien patron du Balzac Jean-Jacques Schpoliansky qui avait lancé cette habitude des concerts-projections mais qui a récemment passé la main, les musiciens ont un peu l’air d’arriver sur scène comme un cheveu sur la soupe et l’on voit quelques spectateurs non avertis continuer à consulter leurs smartphones comme si le quart d’heure publicitaire continuer.
Ils ont tort ! Les musiciens : César Poirier, que l’on a entendu à l’alto chez Yonathan Avishai et Géraud Portal, est ici au ténor ; Juan Villaroel – que j’ai déjà vu jouer, mais où ? – est à la contrebasse ; Vladimir Delavigne – dont j’ignore tout – est à la batterie. Le ténor s’impose avec une calme autorité, une belle projection du son sans micro, un discours très méthodique, ressassant souvent de petits motifs arpégés ou fragments de gammes dont il varie les détails mélodiques et rythmiques, avant une soudaine échappée. Il y a du Rollins là-dedans en plus millimétré. « C’est quoi ce thème ? », me demande-t-on à l’oreille. Ça tombe bien, je sais… Yesterdays, le premier standard que j’ai su reconnaître, à cause de la version de Wes Montgomery, 3’20 de perfection absolue. Poirier joue tout autre chose quoique sur un tempo assez semblable, et le son chaleureux du ténor me fait soudain penser à ce qu’en aurait fait Benny Golson sur ses faces Argo du début des années 1960, avec Ron Carter et Art Taylor. Juan Villaroel est très souple dans ce qu’un contrebassiste est sensé apporter au soliste en l’absence d’un pianiste, avec une belle plastique sonore. De Vladimir Delavigne, faute d’en savoir plus ou faute de compétence, je dirai juste qu’il fut “discret mais efficace”… donc parfait. Trois petits tours et puis s’en vont. Le temps de démonter la batterie, le film commence et mon compte rendu pourrait s’arrêter là…
…sauf que du jazz, il y en aura encore à l’écran. Rappelons que Cold War de Pawel Pawliskowski a obtenu le Prix de la mise en scène à Cannes et qu’une partie de la critique lui a un peu fait payer ce prix en lui reprochant sa perfection formelle. J’avais aimé cette perfection formelle (qualité des images noir et blanc, de la lumière, du cadrage, du montage…) dans Ida, son précédent film. Je l’ai aimée dans Cold War, mais je n’en dirais rien ici s’il n’y avait autre chose. Avant même que l’image ne commence (selon un procédé récurent qui verra à chaque début de séquence le son précéder l’image), la musique s’impose… Certes, ce n’est pas du jazz. Une violente cornemuse à soufflet, accompagnée d’un âpre crin-crin. C’est d’une beauté farouche qui déroutera les jazzfans – je les connais –, mais ces scènes de collectage musical dans les campagnes polonaises d’après-guerre, puis de recrutement pour une chorale folklorique sont saisissantes et tombent à pic alors que je viens de terminer le chapitre consacré par Greg Millner (Une histoire de la musique enregistrée “Perfection Sound Forever”) à Leadbelly, aux Lomax (père et fils, ethnomusicologues pour la Library of Congress) et à Moses Asch (fondateur de Folkways). Où l’on retrouve toute la question de l’authenticité, de la pureté et de la fonction des musiques populaires : orales, traditionnelles, rurales, ethniques, communautaires, identitaires, régionales, nationales, au service d’une idéologie… Le héros du film, qui a travaillé au recrutement d’une grande chorale populaire nationale destinée à servir la cause communiste, prendra la fuite vers l’Ouest, espérant entraîner avec lui la chanteuse qu’il a su repérer.
Histoire d’un amour maudit par-delà les frontières dressées en travers de l’Europe par la guerre froide, qui voit notre héros exercer ses talents de compositeur de musiques de film et de pianiste de jazz dans un club parisien. Le montage est assez adroit et le propos assez prenant pour tromper notre volonté de savoir si l’acteur et le pianiste que l’on entend sont une seule et même personne. Il nous faudra consulter la fiche du film pour découvrir que Tomasz Kot est doublé au piano par un certain Marcin Masecki et que le cubain résident en Pologne Luis Nubiola joue à l’écran son propre rôle de saxophoniste. Des scènes suffisamment fortes tant musicalement que cinématographiquement pour mériter d’être signalées au jazzfan qui se souvient peut-être que dans Ida, l’héroïne échappée d’un couvent découvrait le jazz en entendant un jeune saxophoniste jouer Equinox de John Coltrane et qu’ils faisaient l’amour sur l’enregistrement de Naima. Une présence du jazz dans les pays de l’Est qui n’était pas sans rappeler le film suédois Sven Klangs Qvuintett tandis que le traditionnel enregistré dans un studio parisien par l’héroïne de Cold War entourée d’un orchestre de jazz évoquera tout à la fois le To Sweden With Love d’Art Farmer et le film, certes plus anodin (mais pas indigne) Monica Z, biopic sur la vie de la chanteuse suédoise Monica Zweterlund. • Franck Bergerot
À voir:
Equinox et Naima dans le film Ida de Pawel Pawliskowski
Deux aperçus de Cold War avec Joanna Kulig (Zula) et Tomasz Kot (Wiktor).