Angrajazz, les possibilités d’une île (2)
Au programme de la deuxième moitié du festival açorien : deux quartettes antithétiques, un big band illuminé et une suppléante habile.
Andy Sheppard Quartet
Andy Sheppard (ts, ss), Michel Benita (b), Marco Tindiglia (elg), Sebastian Rochford (dm)
Avec ce groupe transnational, le soufflant relocalisé au Portugal et apprécié de Carla Bley et Steve Swallow a trouvé le compagnonnage idéal. Batteur monolithique, nappes de guitare aérienne (Marco Tindiglia en lieu et place d’Eivind Aarset), sobriété et rondeur de la contrebasse, et Sheppard aux saxophones prodiguant cinquante nuances de velours. Le quartette promeut une esthétique à la fois romanesque et terrienne, rêveuse et enracinée, connectée aux éléments. Ce caractère zen émane de la personnalité du leader, de ses valeurs sans doute, compatibles avec celles du label ECM qui l’abrite, et dont cette musique constitue un fleuron. Le jeu diffus, mesuré mais sans mollesse de Sheppard projette une vision du monde d’une sérénité bienveillante. Une spiritualité non inféodée à une divinité spécifique ni prélude à prêches enflammés. Il s’agit plutôt de trouver un point d’harmonie avec Dame Nature. Orientation illustrée par une chanson que le leader dit avoir volée à un oiseau de son jardin. C’est Maffra, comptine simple et joyeuse. De quoi nous remettre à notre place dans le cosmos. Des titres dialoguent avec le silence, le temps, les étoiles. Cette tempérance n’est pas à confondre avec une quelconque hésitation. Par choix mûrement réfléchi, Sheppard ne cède à aucun empressement, aucune bousculade. Pour nous murmurer ce qu’il a à nous dire, il manie l’abstraction impressionniste, cherche l’élargissement de l’expérience. Un jazz tilleul-verveine qui n’est pas du goût de tous, mais de mon point de vue la proposition est tout à fait valide. Une pièce aérée, que l’on qualifierait d’americana s’il ne s’agissait de jazz européen pur jus, fait la part belle à la basse et aux nappes de guitare électrique. Une musique en forme d’apologie de la lenteur, contrepoint à l’agitation des villes. Les saxophones, sertis dans un halo de résonance, ont une merveilleuse sonorité, au croisement de Charles Lloyd et Jan Garbarek. Un titre au soprano se fera plus animé et mettra en lumière Sebastian Rochford, déjà complice de Benita et Sheppard dans le trio Libero. Le guitariste s’approche des rives du rock, jusque dans une incartade nerveuse que l’on n’attendait pas dans ce contexte essentiellement cotonneux. Sans doute une histoire de yin et de yang. Le saxophoniste soigne la production d’harmoniques sans perdre de vue le caractère mélodique des compositions. On se tournera vers l’album « Romaria » pour retrouver ou découvrir ce répertoire et entrer dans une profonde méditation.
Billy Childs Quartet
Billy Childs (p), Steve Wilson (s), Alex Boneham (b), Christian Euman (dm)
En contraste avec ce qui précède, le jazz de Billy Childs est vif, virtuose, frôlant le tape à l’œil. Ce néo-hardbop issu des conquérantes années 80 s’appuie sur une grande technicité et vise à la perfection formelle. L’album « Rebirth », dont les compositions constituent l’essentiel du programme, s’est vu décerner le prix du meilleur album de jazz de l’année 2018 aux Grammy Awards. Un quartette de tueurs, au même titre que le trio de Gonzalo Rubalcaba, mais avec dans ce cas une écriture vitrifiée, sans chaleur, ayant troqué le feeling en faveur d’une intellectualisation de la musique. Childs semble rechercher la difficulté pour la difficulté, se créer des obstacles dans le seul but de montrer qu’il peut en venir à bout. Pourtant, la lisibilité pour l’auditeur reste permanente, même dans les moments les plus enlevés. On admire le caractère quasi-sportif de la performance, l’abattage d’instrumentistes chevronnés, à commencer par le saxophoniste Steve Wilson, dont le curriculum vitae en impose. Au ténor, ses solos sont façonnés de phrases courtes, d’un lyrisme sec. Le bassiste participe à la précision ciselée de l’ensemble. Il se charge seul de l’introduction d’une pièce casse-gueule, dont il se tire brillamment. Le batteur est le plus expressif et ponctue ses propres interventions d’exclamations approbatrices. Son jeu fourni comme son allure forment un contrechamp absolu au batteur du groupe de Sheppard. Une esthétique « pleine » à laquelle il manque des respirations. Elle inclut cependant des tempos ralentis : la ballade Peace d’Horace Silver, Stay, en duo piano-ténor et Aaron’s song, écrite par le pianiste pour son fils, et qui s’anime quand Wilson embouche le soprano. La pièce-fleuve et de résistance illustre les qualités et défauts de cette musique. Avec sa structure complexe faisant entrer un maximum d’événements dans la temporalité du morceau, Dance of Sheba est d’une virtuosité prodigieuse mais aussi sacrément démonstrative. Soyons juste : le succès auprès des spectateurs et organisateurs rend mon avis minoritaire. Ce qui se joue est bourré de « plans » à se pâmer, mais Childs semble davantage concerné par la vitesse et la clarté de l’élocution que par le fond du propos, au risque de reléguer celui-ci au second plan. S’en dégage une certaine distance, qui se ressent aussi lorsque le pianiste parle dans le micro. Verdict : beaucoup de notes et peu d’émotion chez ces premiers de la classe.
Darcy James Argue Secret Society
Darcy James Argue (dir), Dave Pietro (fl, s), Alexa Tarantino (fl, cl, s), Sam Sadigursky, María Grand (cl, ts), Carl Maraghi (cl, bs), Nick Marchione, Sam Hoyt, Matt Holman, Nadje Noordhuis, David Smith (tp), Mike Fahie, Ryan Keberle (tb), Kalia Vandever (tb, tuba), Jeff Nelson (btb, tuba), Sebastian Noelle (g & elg), Adam Birnbaum (p, elp, synth), Matt Clohesy (b, elb, bass synth), Jon Wikan (dm, perc).
Avec 18 musiciens venus des Etats-Unis pour cette soirée, le menu meneur propose des extraits de plusieurs albums (« Real Enemies », « Infernal Machines » et « Brooklyn Babylon ») la plupart ayant été créés sous la forme de collaborations multimédia. Des compositions foisonnantes, aux contrastes saisissants. Les sources d’inspiration proviennent le plus souvent de considérations affutées sur l’état de notre monde et le rôle des U.S.A. dans cette situation. Ses thématiques de prédilection, si l’on peut dire puisqu’il s’en désole et les dénonce, sont les « politiques de la peur » et autres théories du complot, dont il parle en s’appuyant sur des exemples précis et documentés, avec un débit-mitraillette. Il livre aux spectateurs un maximum d’informations contextuelles et anecdotes personnelles, avec un verbe tranchant. La pièce inaugurale découle de la lecture de « L’infinie Comédie » de David Foster Wallace, dans lequel sont mentionnées des listes de films imaginaires. Swing implacable, son énorme, et de flamboyants solos insérés dans le flux d’une écriture d’une insondable foule de détails. Une musique nécessitant plusieurs écoutes pour commencer à en saisir les rouages. Viennent trois mouvements extraits de la suite Brooklyn Babylon : Builders, Missing parts et Coney Island. Une suite sombre et menaçante, de notre temps, avec des associations instrumentales peu usitées, tel ce trio clarinette/guitare/piano coincé entre deux déflagrations orchestrales. Les idées fusent, se répandent, saturent l’attention. Ce défilement épileptique ne permet pas de tout appréhender, de s’arrêter sur telle ou telle trouvaille. Un débordement voulu par le compositeur et où il faut voir un parallèle avec le torrent de fake news qui envahit la sphère médiatique, et dans lesquels il n’est pas aisé de trouver le fil pertinent. Erik Prince dénonce sans détour le fondateur de Blackwater International, société de militaires privés responsables d’exactions sur les populations civiles de terrains de conflit notamment en Irak, déstabilisant encore davantage des zones sous pression. Les claviers électriques aux sons cristallins contribuent à échafauder une ambiance de manœuvres occultes. Sur un irrésistible rythme rock-funk, les vents sculptent des vagues monumentales, tandis qu’un trompettiste caracole en solo. Real Enemies est une œuvre instrumentale émaillée de samples de discours, et nourrie de concepts o combien actuels tels que la fragilité de la démocratie et les outils de manipulation des masses. Elle renvoie aussi aux riches heures des bandes originales de films paranoïaques des années 70 : « The Parallax View » (Michael Small) et « The Conversation » (David Shire) en tête… Suspense garanti, avec basses crépitantes aux claviers, riffs de guitare princiers, saxophones courbes (s’y distinguent la gracile María Grand, appréciée de Pascal Rozat et Mary Halvorson, mais aussi la pluri-soufflante Alexa Tarantino), avant un break latin-jazz ! Un alliage explosif de musique à la fois inquiétante et festive. Imperturbable, le chef d’orchestre veille à donner la meilleure interprétation possible de ses œuvres, les occasions de présenter ce big band sur le Vieux Continent n’étant pas si fréquentes. Wingéd Beasts est un hommage à Bob Brookmeyer, tromboniste et mentor d’Argue. Ce dernier recommande au passage l’écoute de l’album « Make me smile », paru sous le nom de Mel Lewis en 1982 et a priori peu disponible, dont il intègre The Nasty dance à une pièce de sa plume. En rappel, la ballade Last waltz for Levon est dédiée à Levon Helm, batteur, guitariste et vocaliste de country et de rock (notamment dans The Band, qui accompagna un temps Bob Dylan) et par ailleurs acteur pour le cinéma, souvent dans des personnages de militaires, tels le général Sudiste fantomatique du film Bertrand Tavernier « Dans la Brume électrique ».
Camila Meza
Camila Meza (voc, elg, comp), Adam Birnbaum (p), Barry Stephenson (b), Henry Conerway (dm).
L’étoile montante du jazz vocal Jazzmeia Horn s’étant faite porter pâle au dernier moment, on a fait appel à la chilienne Camila Meza, basée à New York et conviée in extremis à assurer le gig. Surprise et ravie de l’opportunité, et n’ayant guère le temps d’y réfléchir à deux fois, elle s’envole illico de la Grosse Pomme pour atterrir aux Açores quelques heures plus tard et se mettre immédiatement au travail avec la rythmique de l’absente et le pianiste du big band de Darcy James Argue. Au final, ce changement dans l’urgence a eu du bon. Pas sûr que l’on ait perdu au change, ou que l’on eut préféré entendre la multi-primée Miss Horn. Car Camila Meza, qui joue par ailleurs avec Guilhem Flouzat et Fabian Almazan, fait preuve d’autant d’assurance que de naturel, sa voix et son jeu de guitare aux accords recherchés la situant, toutes proportions gardées, quelque part entre Joni Mitchell et Flora Purim. Par une heureuse conjonction de spontanéité et de professionnalisme, la rencontre avec le public a fonctionné à plein, pour cette artiste encore peu connue. Les compositions personnelles bien tournées et les reprises chargées d’émotion n’ont pas déçu. Vocaliste honnête et enjouée, c’est pourtant le jeu de guitare de Meza qui nous a le plus emballé. Le groupe a semblé dans son élément, et si l’on n’avait rien su des conditions de mise en place de ce concert de remplacement, nul n’aurait pu deviner que les membres s’étaient rencontrés le jour-même et n’avaient eu qu’une seule répétition du répertoire apporté par la musicienne. Une prestation assurée avec brio, et un moment magique pour l’artiste elle-même. L’effet Angrajazz…
David Cristol
Photos : Luis Godinho & Rui Caria