STEVE KUHN, SUNSIDE, 30 octobre, second set
Un authentique Maître du piano était de passage à Paris, deux jours après un concert marseillais au Cri du Port. Occasion inespérée de saisir une bribe de l’un des trois concerts parisiens.
STEVE KUHN TRIO
Steve Kuhn (piano), Aidan O’Donnell (contrebasse), Billy Drummond (batterie)
Paris, Sunside, 30 octobre 2018, 22h45
Les contingences du quotidien m’ont obligé à renoncer au premier set. J’arrive à la pause : derrière moi le bassiste et le batteur devisent avec quelques connaissances, tandis que le pianiste se réfugie dans un angle ombré du bar, presque anonyme derrière ses lunettes teintées et son masque lunaire. Après le va-et-vient du répit désaltérant ou nicotinique, le pianiste regagne, d’un pas mesuré, son tabouret, et le concert reprend. Une intro sombre, presque mélodramatique, celle de ‘Round About Midnight, va déboucher de manière très inattendue sur Four, composition de Miles Davis. Dès que l’on aborde ce tempo mi-rapide, le dialogue s’installe entre les trois pôles du trilogue. Le pianiste lance le bassiste sur une trajectoire qui conduit à un solo très mélodique, expressif, et totalement inscrit dans la pulsation. Ce balancement bienvenu conduira, le plus naturellement du monde, à un dialogue d’accents et d’accords entre piano et batterie. Le titre suivant conduit à un tempo plus détendu, avec Two by Two, un thème du pianiste gravé naguère en duo (1995) avec Steve Swallow pour le label Owl Records. Sur ce blues la main gauche du pianiste contrechante, commente, et parfois dynamite ; et l’apparent confort de cette forme familière va se dissoudre dans la confidence quand basse et batterie se livrent à un échange ténu, pianississimo, avant que Steve Kuhn ne relance le mouvement par une citation furtive de Night Train.
Puis c’est une valse de Johnny Mandel, Emily : s’il est courant de référer Steve Kuhn au style de Bill Evans, lequel immortalisa ce thème, on constate bien vite que notre pianiste n’est pas prisonnier de ce qui fut pour lui une influence précoce. Dans le déroulement de l’improvisation, c’est un peu Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. Comme dans la nouvelle de Borges on est dans une sorte de labyrinthe : quand on croit deviner la mesure qui va venir, c’est un leurre ; une autre issue s’ouvre à nos oreilles étonnées, surprise jouissive. Le pianiste annonce ensuite Don’t Explain, thème sur lequel il va exercer une mise en suspens dramaturgique. Les accords de la main gauche sont harmoniquement très tendus, tandis que la dextre s’aventure entre paraphrase sophistiquée et improvisation émancipée. Le chroniqueur retrouve d’anciens émois, suscités sur ce thème par les versions de Billie Holiday ou Helen Merrill. Pour conclure le set Steve Kuhn annonce Airegin. Il va dans son introduction en solo déconstruire méticuleusement le thème de Sonny Rollins, qui sera réunifié up tempo par l’entrée en lice de la basse et de la batterie. Un instant, je jurerais que le pianiste a pensé à Tea for Two : citation furtive ou phantasme d’auditeur ? Comment savoir…. un échange piano-batterie va lancer Billy Drummond dans un solo très développé, d’une large dynamique, qui laissera retentir en filigrane le phrasé du thème, jusqu’à un retour purement mélodique par un dialogue avec le piano.
Public ravi, chroniqueur itou, et rappel en trio pour The Zoo : une composition de Steve Kuhn, qu’il avait enregistrée en 1979 pour le disque «Playground» avec la chanteuse Sheila Jordan. Et juste avant de conclure, main gauche sur le piano pour les accords, et micro dans la main droite, le pianiste va chanter une bribe du texte, un petit plaisir qu’il s’offre, et qu’il nous offre, avant de tirer sa révérence. Deux autres concerts sont prévus au Sunside, ce soir même, mercredi 31 octobre, au moment où j’écris ces lignes : à 19h30 et à 21h30. À ne pas manquer, évidemment !
Xavier Prévost