Fletcher Henderson, l’inventeur du big band : Episode 8 (fin de partie et postface)
Résumé des épisodes précédents : Lorsqu’en 1934 est dissout le premier big band de l’histoire du jazz fondé en 1923 par Fletcher Henderson, ce dernier met sa plume d’arrangeur au service du chef d’orchestre blanc Benny Goodman bientôt sacré King of Swing grâce aux partitions signées par Henderson et d’autres arrangeurs, noirs pour la plupart, tels Jimmy Mundy et Edgar Sampson. Fletcher Henderson qui n’a pas totalement renoncé à diriger un orchestre revient en studio à partir de 1936. Mais la fête est finie, il est désormais un homme du passé.
En photo ci-dessus, en 1936, le Grand Terrace Orchestra de Fletcher Henderson autour duquel sont réunis (de gauche à droite) Chub Berry, Joe Thomas, Horace Henderson, Sid Catlett, Dick Vance, Teddy Lewis, Elmer Williams, Israel Crosby, Don Pasquall, (accoudés au piano) Buster Bailey, Ed Cuffee, Roy Eldrige, (perchés à droite), Fernando Arbello et Bob Lessey.
Après la débandade de 1934, tout en fournissant des arrangements à Benny Goodman, Fletcher Henderson parviendra bien à rassembler de nouvelles sections orchestrales mais pour une activité sporadique. On le retrouve au Roseland Ballroom à partir du printemps 1935, avec quelques engagements hors de New York. À partir de1935, on voir revenir deux anciens de l’orchestre (le clarinettiste Buster Bailey et le contrebassiste John Kirby) qui recrutent trois étoiles montantes : Roy Eldridge, virtuose de la trompette s’inspirant de la fluidité de phrasé des saxophonistes, ce qui en fera la chaînon manquant entre Louis Armstrong et Dizzy Gillespie ; Chu Berry qui profite du séjour de Coleman Hawkins en Europe pour occuper sa place de leader du saxophone ténor (Lester Young étant encore confiné à Kansas City, loin des studios d’enregistrement, Ben Webster n’étant encore qu’une promesse) ; Sidney Catlett, musicien de transition qui, en 1945, assurera avec beaucoup de savoir faire la partie de batterie des premiers chefs d’œuvre du bop Salt Peanuts et Hot House aux côtés des deux avant-gardistes Dizzy Gillespie et Charlie Parker.
Derniers feux au Grand Terrace
Entre deux engagements au Roseland, l’orchestre est à l’affiche du très populaire Apollo Theater de Harlem, une semaine durant à compter du 13 décembre. Le 26 janvier 1936, le Fletcher Henderson Orchestra s’installe au Grand Terrace de Chicago, fief du big band d’Earl Hines parti en tournée. C’est à Chicago, le 27 mars 1936, qu’il revient en studio où il n’a pas remis les pieds depuis septembre 1934, pour jeter ses derniers feux. Il y enregistre une refonte par le trompettiste Dick Vance de son D Natural Blues de 1928 sous le titre Big Chief de Sota (retitré Grand Terrace Stomp lors de la séance du 23 mai 1936), et surtout Christopher Columbus qui devient immédiatement le générique de l’orchestre et un véritable tube. Détourné d’une chanson grivoise, Cristoforo Columbus, il prend forme à partir d’un riff de Chu Berry auquel Horace Henderson ajoutera un contrepoint orchestral (probablement emprunté à Roy Eldridge) et que Jimmy Mundy incluera au grand succès de l’orchestre de Benny Goodman Sing Sing Sing. Bien plus, la grille harmonique de Christopher Columbus fournira au répertoire du jazz l’une des variantes les plus répandues des rhythm changes, la grille standard d’I Got Rhythm.
Fletcher Henderson and his orchestra : Christopher Columbus* – Big Chief de Sota [Grand Terrace Swing]** – Stealin’ Apples** (Chicago, séance Vocalion du 27 mars 1936. « Study in Frustration » Poll Winners Records, et pour Big Chief de Sota « The Chronogical 1934-1937 » CD Classics ou « In Chronology, 1934-1937 » en ligne Complete Jazz Series)
Dick Vance (tp, **arrt), Joe Thomas, Roy Eldridge (tp), Fernando Arbello, Ed Cuffee (tb), Buster Bailey (cl, as), Scoops Carey (as), Elmer « Skippy » Williams, Chu Berry (ts, cl), Fletcher Henderson (**p), Horace Henderson (*p, arrt), Bob Lessey (b), John Kirby (b), Sidney Catlett (dm).
Un autre enregistrement de Chicago mérite le détour, c’est Jangle Nerves dont le tempo ultra rapide et la simplissime succession de riff sur le blues évoque Kansas et l’orchestre de Bennie Moten tel qu’il le dirigeait en 1932 (écouter Toby ou Lafayette) avant de laisser la baguette à Count Basie. Chu Berry, Roy Eldridge et, dans un style staccato un peu plus daté, Ed Cuffee, y font montre d’une époustouflante virtuosité. On y voit apparaître un nouveau contrebassiste, qui fera le bonheur d’Ahmad Jamal dans les années 1950, Israel Crosby.
Fletcher Henderson and his orchestra : Jangle Nerves (Chicago, séance Victor du 9 avril 1936. « The Chronogical 1934-1937 » CD Classics ou « In Chronology, 1934-1937 » en ligne Complete Jazz Series)
Comme plus haut mais Omer Simeon (cl, as) et Israel Crosby (b) remplacent Scoops Carey et John Kirby. Roger Moore ou Horace Henderson (arrt).
Le succès de Fletcher est tel au Grand Terrace, qu’au retour d’Earl Hines en mars, il faudra à ce dernier argumenter fermement avec Ed Fox, l’impressario des lieux, pour récupérer sa place. Fletcher y reviendra à plusieurs reprises, se produisant également dans d’autres salles chicagoanes comme le Savoy, tournant entre temps dans l’Indiana, l’Ohio, Detroit, le Kansas, l’Iowa… jusqu’à son retour sur la côte Est en mars 1937, où dans les studios new-yorkais comme à l’Apollo et au Savoy, l’orchestre déçoit. Même John Hammond ne ménage pas son protégé et lors d’un nouveau séjour à Chicago pour l’ouverture du New Terrace le 19 juin, Ed Fox menacera le producteur de l’attaquer s’il continue de dénigrer l’orchestre. On commence à prédire une nouvelle vague de défection dans l’orchestre, à commencer par Chu Berry qui s’en va en juillet pour rejoindre l’orchestre de Cab Calloway… que Ben Webster quitte pour prendre la place abandonnée par Berry chez Fletcher. On comparera les deux ténors avec cette nouvelle version de Stealin’ Apples.
Fletcher Henderson and his orchestra : Stealin’ Apples (New York, séance Vocalion du 25 octobre 1937. « The Chronogical, 1937-1938 » CD Classics ou « In Chonology, 1937-1938 » en ligne « Complete Jazz Series)
Dick Vance, Russell Smith, Emmett Berry (tp), John McConnell, Albert Wynn, Ed Cuffee (tb, Jerry Blake, Hilton Jefferson, Elmer Williams (cl, as), Ben Webster (ts), Fletcher Henderson (p), Lawrence Lucie (g), Israel Crosby (b), Peter Suggs (dm).
Le déclin
En juillet 1937, alors que l’orchestre s’apprête à quitter Chicago pour une nouvelle tournée du Middle West, Dick Vance s’en va rejoindre Chick Webb à New York, puis c’est au tour de Ben Webster de démissionner. Fletcher est désormais un homme du passé, débordé par l’énergie de Chick Webb, la poigne de fer de Jimmie Lunceford, l’imagination sans limite de Duke Ellington, sans compter ces nouveaux chefs qui font souffler un vent nouveau venu du Middle West, Andy Kirk et Count Basie. Fletcher a pourtant aidé ce dernier à ses débuts, lorsqu’après avoir quitté Kansas City, il s’est présenté au Grand Terrace, encore inexpérimenté et sans répertoire capable de convaincre les grandes villes de l’Est. Fletcher lui a alors offert des douzaines d’arrangements. Généreux, Fletcher est aussi pingre et négligent lorsqu’il faut payer les musiciens et ceux-ci s’en sont lassés. Il lui arrive de disparaître en abandonnant l’orchestre à lui-même et, s’il est souvent sur les routes, on dit que c’est pour éviter son épouse restée à New York. En 1940, son frère Horace, qui a beaucoup fait pour palier son absence de direction, décide de monter son propre orchestre et grave une vingtaine de faces sous label Vocalion et Okeh. Fletcher enregistre à son tour une dernière séance pour Vocalion le 24 avril 1941, mais la fête est finie. Il tourne quelques temps avec la Swing Battle of the Sexes, un double plateau qui l’oppose à l’orchestre féminin des International Sweethearts of Rhythm. Lors d’une tournée fin 1943 dans le Sud pour laquelle il a engagée trois musiciens blancs, on l’obligera à maquiller ceux-ci en noir au nom de la ségrégation.
Si sa discographie signale encore quelques retransmissions radio et captations de concert, les problèmes de santé se multiplient. En 1950, on peut une dernière fois l’entendre à la tête d’un sextette au Café Society de New York. Le 29 décembre 1952, il décède à l’âge de 55 ans des suites d’une série d’attaques. Louis Armstrong enverra un gigantesque bouquet de fleurs en forme d’orgue pour ses funérailles qui se dérouleront le 2 janvier 1953 en présence de Benny Goodman, Count Basie, Don Redman, Andy Kirk, John Hammond… En 1957-1958, le Great South Bay Jazz Festival de Long Island accueillit un Fletcher Henderson Reunion Band à l’initiative de Rex Stewart, où se cotoyèrent Joe Thomas, J.C. Higginbotham, Benny Morton, Garvin Bushell, Hilton Jefferson, Don Redman, Coleman Hawkins, Bernard Addison. Herman Blount, alias Sun Ra, qui joua brièvement dans le Fletcher Henderson Orchestra de 1946-1947, reprit son répertoire à sa façon un peu brouillonne dans les années 1970, mais on gardera en mémoire la reprise de King Porter Stomp par Gil Evans en 1958, avec Cannonball Adderley, puis en 1975 avec David Sanborn.
Postface et quelques précisions phonographiques
Pourquoi donc, en 2018, un rédacteur chef de Jazz Magazine se donne-t-il encore le temps, entre deux concerts de Sylvie Courvoisier avec Mary Halvorson et Evan Parker (voir la rubrique Jazz Live de ce site) et deux bouclages, de raconter cette vieille histoire dont la mémoire sonore gratte aux fond de grossiers sillons de 78-tours, loin du confort d’écoute des enregistrements d’après guerre ? Le goût de l’Histoire et des histoires, tout simplement, et je ne vois pas pourquoi le jazz devrait s’en trouver privé au nom d’un prétendu archaïsme. Songerait-on à raser les alignements de Carnac sous prétexte que l’on n’en comprend plus la signification ou le patrimoine roman au nom de son austérité ou de l’usure de ses pierres ?
Or, au cours des mois passés j’ai profité de mes trajets métropolitains pour lire passionnément et abondamment annoter quelques livres : The Uncrowned Kink of Swing, Fletcher Henderson and Big Band Jazz de Jeffrey Magee (Oxford City Press), The Song of the Hawk, The Life and Recordings of Coleman Hawkins de John Chilton (The University of Michigan Press), Swing, Swing, Swing, the Life & Times of Bennny Goodman de Ross Firestone (Hodder & Stoughton), John Hammond on Record, an Autobiography recueillie par Irving Townsend (Penguin Books), 52nd St., the Street of Jazz d’Arnold Shaw et Come In and Hear the Truth, Jazz and Race on 52nd Street de Patrick Burke (The University of Chicago Press), plus – enfin dégotée à un prix raisonnable –, la Bible des fans de Fletcher Henderson Hendersonia, the Music of Flechter Henderson and his Musicians, a Bio-Discography de Walter C. Allen (Jazz Monographs) qui m’est parvenue trop tard pour que j’en tire un véritable parti, mais qui m’a tout de même un peu servi pour les lignes qui précèdent.
Et je trouvais bien bête de garder ses lectures pour moi seul, comme les CD de cette intégrale de la collection Chronogical conçue par Gilles Pétard sur son label Classics que j’ai aujourd’hui quasiment complétée (avec quelques raccords passant par les très beaux volumes réalisés par Mark Berresford à partir des collections et restaurations de 78-tours de John R.T. Davies, parus dans la collection Historical de Timeless : “The Harmony & Vocalion Sessions, Volume 1, 1925-1926” et “Volume 2, 1927-1928”). La republication récente en 3 CD, sous label Poll Winners, du coffret 4 LP 1961 imaginé en 1961 par John Hammond et Frank Driggs pour Columbia, (“The Fletcher Henderson Story, A Study in Frustration”) n’aura été qu’un prétexte.
L’envie était grande de parsemer mon texte d’illustrations sonores et, là, je dois dire que j’ai un peu pataugé et changé de tactique d’un chapitre à l’autre. Quels hyperliens proposer ? Je comptais d’abord renvoyer sur Qobuz, plateforme française, qui s’est toujours distinguée par sa volonté de préserver une relative qualité et s’est même vantée d’accompagner ses fichiers son du matériel documentaire qui accompagnait autrefois le LP et le CD de crédits et de liner notes. Las ! L’évolution a été trop rapide pour s’accompagner de la fastidieuse restitution de toutes ces données. Même chez Qobuz, chez qui l’on trouva un temps disponible la collection The Chronogical, distribuée en physique lorsque Qobuz était encore un distributeur de CD appelé Abeille, on n’en trouve plus la trace. Ce qui m’a amené à renvoyer sur YouTube, deux chapitres durant, solution bien pratique mais qui ne me satisfaisait pas.
Rappelons que cette collection ainsi nommée The Chronogical à la suite d’une erreur graphique sur ses premiers volumes, mais déposée sous le nom de The Chronological, fut créée en 1989 par Gilles Pétard sur son label Classics avec pour ambition de mettre à disposition des amateurs de jazz le patrimoine du jazz contemporain du 78-tours dont les grands éditeurs phonographiques commençaient à se désintéresser. D’où la publication systématiquement chronologique de l’œuvre des grands et petits noms du jazz hot, du jazz swing, puis même du bebop, le tout accompagné de tous les crédits qu’exige l’amateur de jazz car eux seuls permettent d’identifier une œuvre de jazz : noms de l’orchestre et de son chef, des sidemen et arrangeurs, des compositeurs et auteurs, numéros de matrice, de prise et de première publication, label d’origine, lieu et date d’enregistrement. Autant d’éléments qu’ignorent les fichiers son des plateformes, mais sans lequel on se retrouve facilement avec un enregistrement qui n’est pas le bon, ces morceaux ayant donné lieu à de nombreux enregistrements de nature totalement différentes parfois même sous la direction du même chef à quelques heures de distance. On trouve aujourd’hui sur le net la discographie complète de la collection disparue, telle qu’elle put se développer jusqu’en 2008, de sa première référence 500 (“Ella Fitzgerald, 1935-1937” au numéro 1464 (“Eddie Condon 1954-1955”).
Or, j’ai découvert, non sans mal, sur Deezer (mais également disponible chez itunes, Amazon, rateyourmusic, Spotify, hélas pas chez Qobuz) que cette collection avait été numérisée par son créateur sous un nouveau nom, Jazz Complete Series, reprenant les volumes de Chronogical retitrés “In Chronology” et leurs exacts track listings, hélas sans ses livrets, mais chaque titre étant assorti de son indispensable date d’enregistrement.
C’est ce qui m’a incité à assortir ma sélection de liens ne renvoyant pas hélas vers le morceau exact mais vers le volume qui le contient, non sans menacer l’auditeur non abonné au service d’intempestifs messages publicitaires pour Le Morpion ou autres couillonnades qui ont dû en décourager plus d’un. Du coup, sur ce dernier chapitre, j’ai renoncé à ces liens. Ceux qui voudraient me le reprocher sauront par eux-mêmes aller trouver ces morceaux. Cette histoire de Fletcher Henderson, réalisée la nuit en marge de ma contribution à l’édition papier de Jazz Magazine, aura été une expérience que je saurai renouveler à l’avenir probablement avec plus d’efficacité. • Franck Bergerot