Vincent Peirani “Au début, j’ai vraiment galéré avec mon accordéon”
Photo : © Dean Bennici
jazzmagazine.com Comment la musique est-elle arrivée dans votre vie, et pourquoi ce choix de l’accordéon ?
Mon père a fait de la musique en amateur dans sa jeunesse, et il a tout arrêté quand je suis né. Il travaillait à l’usine, et il avait un orchestre de bal qu’il faisait tourner le week-end et dans lequel il jouait de l’accordéon, de la guitare, du saxophone… Mais il n’a jamais pu en faire son métier. Sans faire de la psychologie de bazar, je pense qu’il a voulu vivre sa passion à travers moi, en m’incitant très tôt à faire de la musique et, comme tout petit garçon en adoration devant son papa, je me suis laissé faire. Au départ je lui ai dit que je voulais faire de la batterie, mais il a refusé, et c’est lui qui m’a imposé l’accordéon. J’avais à peine 12 ans et, franchement, pour moi ç’a été la tuile : l’accordéon je trouvais ça vraiment ringard. Mais il m’a forcé, fait travailler très dur, et je me souviens que pendant longtemps, chaque fois qu’il me mettait l’instrument sur les genoux, je pleurais. Finalement au bout d’un an de ce régime, il m’a dit : « Tu as bien bossé, tu vas pouvoir apprendre un autre instrument ! » Je pensais que j’allais enfin me mettre à la batterie, mais pas du tout, et il m’a mis une clarinette dans les mains ! Du coup, je suis entré au Conservatoire de Nice, et j’ai commencé à m’initier à la musique classique. Avec mon père, durant cette année d’initiation à l’accordéon, j’avais joué principalement du musette, mais là, via la clarinette, je découvre un autre monde, de la musique symphonique à la musique de chambre, et je prends une vraie claque. Mon père s’est rendu compte aussitôt de mon goût pour le classique et il m’a dit : « Mais tu sais qu’avec ton accordéon tu peux jouer aussi cette musique-là ? » Et il m’a amené voir un professeur qui s’est mis à jouer devant moi des pièces de Bach et Mendelssohn à l’accordéon. Et là, deuxième choc ! À partir de ce moment-là, j’ai arrêté de pleurer quand on me mettait l’accordéon dans les bras et je me suis mis à découvrir toutes les potentialités de l’instrument à travers cette musique-là.
Dans le champ de la musique savante occidentale, l’accordéon est quand même un instrument marginal…
En fait il y a un répertoire spécifique, mais extrêmement méconnu au-delà de la petite caste des accordéonistes, qu’on appelle le bayan. Ce sont des pièces contemporaines et des transcriptions de morceaux classiques. Moi, par exemple, j’ai toujours adoré jouer Mozart, Mendelssohn et Bach, ça m’a toujours parlé au plus intime. Mais le problème, c’est que c’est un petit milieu très fermé et qu’on se retrouve souvent à jouer seul. C’est pour ça qu’au conservatoire j’ai très vite essayé d’intégrer les classes d’orgue, de piano et de clavecin en essuyant beaucoup de refus, du fait de ma spécialité. Mais à force de les emmerder, ils ont fini par me faire une petite place et j’ai commencé à étudier des compositions pour d’autres instruments, sans qu’elles soient transcrites ou adaptées pour l’accordéon. Ça m’a beaucoup appris, en me faisant sortir de mes idiomatismes. Mais c’est indéniable que le choix de l’accordéon m’a placé très tôt dans une position de marginalité. J’ai toujours ressenti dans le regard des autres que ma place n’était pas légitime. Que je n’étais pas simplement différent mais “moins bien”. Dans le monde du classique, comme dans celui du jazz, un peu plus tard, quand je suis arrivé dans les jams avec mon accordéon, j’ai toujours dû faire le forcing pour m’imposer, ça n’est jamais allé de soi. Mais bon, j’ai toujours aimé les défis, la compétition, et je crois que ça m’a aidé à faire face quand j’aurais pu sombrer dans une sorte de dépression, à force de refus…
Vu la situation inconfortable dans laquelle il vous plaçait, qu’est-ce que vous lui avez donc trouvé à cet instrument pour persévérer ?
Je ne pense pas avoir jamais été un militant de l’accordéon. Ce qui s’est passé, c’est que j’aimais les musiques qu’on me proposait, cette possibilité de passer de la musique classique au flamenco, au jazz, etc. Je n’ai jamais rien cherché à prouver, sinon que j’étais un musicien, que c’était cet instrument que j’avais entre les mains, et que c’est à travers lui que je désirais m’exprimer. J’ai progressivement compris que l’accordéon, à travers la diversité de musiques qu’il était en mesure de véhiculer, me faisait du bien. Je me suis mis à aimer son contact. Ce n’est pas une légende, c’est un instrument qu’on embrasse, on le tient contre soi un peu comme un enfant, il y a quelque chose de très charnel, de très intime dans cette proximité. Et puis c’est un instrument très riche, très complet quand on l’explore, avec deux claviers, des registres comme sur un orgue. C’est fou ses potentialités, un véritable orchestre à lui tout seul ! Ce n’est pas pour rien qu’on le retrouve partout sur la planète, de la Chine à l’Europe de l’Est en passant par l’Amérique centrale. C’est un instrument nomade qu’on emporte partout, et qui à lui seul peut faire danser les gens, véhiculer plein d’histoires dans des humeurs très différentes. Il a une dimension réellement universelle.
Dans l’imaginaire collectif, l’accordéon demeure associé à la musique populaire, au folklore, à la chanson. Ce sont des genres que vous avez fréquentés ?
Absolument. Mon père m’a toujours dit : « Tu aimes le classique c’est une chose, mais tout bon accordéoniste doit faire du bal ! » Il m’a vraiment poussé à jouer le répertoire populaire, à le connaître, le maîtriser, l’aimer, à savoir faire danser les gens, et il y a un truc que j’ai conservé de ses habitudes c’est de parler de chanson et non de morceau, comme en jazz ou en classique… Du coup j’ai bien fait une demi-douzaine de saisons de balloche et j’ai trouvé beaucoup de plaisir à faire ça. Ça m’a fait totalement reconsidérer le répertoire du musette, qui a vraiment une image ringarde, mais à la vérité ce ne sont pas les chansons qui sont mauvaises, c’est la façon qu’on a eue de les interpréter pendant des années… Quand on l’extrait du folklore “gourmette, chemise ouverte et sourire crispé”, le musette est un genre à redécouvrir et, pour ma part, aujourd’hui encore j’aime faire des bals à l’occasion. Parce que n’est pas facile de jouer cette musique-là correctement, c’est même tout un art. Et dans mon propre univers, j’aime introduire des formes empruntées à ces traditions, des valses, des tangos, pour me les accaparer et les transformer à ma manière… Moi qui suis un rat de conservatoire qui a passé un temps fou le nez dans ses partitions, ça fait aussi partie de mes références, au bout du compte, cette forme d’oralité. Ça m’a ouvert à d’autres dimensions de la musique en matière de phrasé et de sentiments.
Et quand découvrez-vous le jazz ?
A l’orée des années 2000. J’ai été très malade à cette époque, et j’ai dû arrêter la musique pendant presque trois ans. Un de mes copains venait régulièrement me voir à l’hôpital et de temps en temps avec des disques. Il m’apportait du classique, du rock, de la chanson, et un jour il est arrivé avec “You Must Believe In Spring” de Bill Evans et “L’eau de là” de Sixun. Et là, ça m’a mis littéralement par terre. J’ai d’abord écouté Bill Evans, et ç’a été une claque encore plus forte que celle que j’avais reçue pour le classique. J’ai mis l’autre dans la foulée, même chose. J’ai appelé mon pote direct, et je lui ai demandé : « Les deux disques que tu m’as filés là, qu’est-ce que c’est ? » Évidemment il n’a pas compris ma question, il m’a répondu un truc du genre : « Bah c’est écrit dessus… – Non, ok, je veux dire : ce n’est pas du rock, ni du classique, qu’est-ce que c’est ? » Et là il est tombé de sa chaise : « Tu ne sais pas ce que c’est ?! Mais c’est du jazz ! » J’ai enregistré l’information, mais je ne l’ai pas laissé tranquille pour autant : « Du jazz ? Ok ! Mais lequel des deux ? – Eh ben les deux ! » Ça a été la révélation : que des musiques aussi différentes puisse relever d’une même catégorie, je trouvais ça fascinant. C’est comme ça que j’ai découvert ce à quoi pouvait bien ressembler le jazz dans toute sa diversité stylistique, et je me souviens m’être dit alors : « Si tu sors de tout ce pétrin et que tu refais de la musique c’est de ce côté-là qu’il faudra aller voir ! »
J’imagine que ce qui vous touche alors dans le jazz c’est la liberté, l’improvisation…
Absolument. Dès que je suis sorti de l’hôpital et que j’ai commencé à m’initier au jazz, cette impression de pouvoir jouer ce que l’on est, j’ai trouvé ça exaltant.
Alors pourquoi retourner à l’école en intégrant le département jazz du CNSM ?
A ce moment-là, j’ai tout juste 20 ans, je presse ma famille de me laisser monter à Paris, et mon père accepte à contrecœur. Mais il me donne un an d’essai, au terme duquel soit je réussis et je reste, soit je redescends à Nice. J’arrive en septembre 2000 à Paris, et pendant des mois, mon père, tous les matins, va me téléphoner pour me demander ce que je fais. Moi je débarquais, je ne connaissais personne, je commençais de sortir un peu dans les clubs pour essayer de faire des rencontres, mais les choses prennent du temps, ce n’est pas facile… Mon père me mettait une pression de fou et je commençais à me décourager quand François Jeanneau, avec qui j’ai la chance de faire quelques jams à ce moment-là, me dit : « Tu devrais t’inscrire au conservatoire, ça te permettra de rencontrer des musiciens de ton âge, et en plus il n’y a jamais eu d’accordéon, ça peut être super ! » J’ai trouvé l’idée géniale : c’était la façon idéale de rassurer ma famille et de gagner du temps !
Aviez-vous déjà commencé à écouter ce que certains accordéonistes, avant vous, avaient proposé dans le domaine du jazz ?
C’est dingue, mais spontanément, je n’ai pas eu ce réflexe ! Ce n’est qu’au bout de plusieurs mois à m’essayer à jouer du jazz qu’un jour un type m’a parlé de Richard Galliano. Je suis allé écouter, et ç’a été une vraie révélation. Pendant plusieurs années, je vais être littéralement “gallianisé”, en mode “super clone”. Je lui ai dit d’ailleurs, ça l’a fait rire. Aujourd’hui encore, la plupart de ses disques, je peux les chanter de A à Z. Ensuite je les ai tous écoutés : Marc Berthoumieux, Daniel Mille, Marcel Azzola… Je me suis imprégné de leurs styles par mimétisme, et tous m’ont nourri d’une façon ou d’une autre. Mais ce moment où je découvre le jazz, c’est une période de grande boulimie, j’écoute tout de façon vorace, pas que les accordéonistes. Je me souviens que je me faisais des séances d’écoute intensive, de plusieurs heures, allant même jusqu’à programmer des disques en boucle pour m’endormir avec, de sorte que la musique pénètre mon inconscient. Je découvre tout pêle-mêle mais mes grands chocs ce sont alors Bill Evans, Hermeto Pascoal, Pat Metheny et Frank Zappa ! De ces musiciens, j’ai tout écouté, et ce sont des références qui demeurent aujourd’hui. Ensuite, bien sûr, je vais avoir mes coups de cœur, mes périodes : Chick Corea, Bill Frisell, Herbie Nichols, Miles Davis et Herbie Hancock (curieusement sur le tard !), Keith Jarrett, John Coltrane. Tous ces immenses musiciens m’ont peu ou prou influencé…
Mais vos références ne se sont jamais limitées au jazz, et durant cette période vous commencez à fréquenter assidûment le milieu de la jeune chanson française…
Oui, je commence à jouer avec les Têtes raides, Louise Attaque, la rue Ketanou, les Ogres de Barback… J’ai toujours eu un vrai goût pour la chanson – Barbara, Brel… Et puis j’aime beaucoup l’idée d’accompagner. C’est une des leçons de mon père que j’ai gardées : si tu veux bien jouer d’un instrument, il faut savoir bien accompagner !
Qu’est-ce que vous conservez des années au CNSM ?
Les gens ! Le conservatoire, ce sont une soixantaine de musiciens aux parcours et aux sensibilités très différentes qui passent quatre années à vivre et jouer ensemble. C’est très stimulant ! Et puis il y a les profs. Moi là-bas j’ai rencontré Daniel Humair, Riccardo Del Fra, Hervé Sellin, François Théberge, j’ai beaucoup appris à leurs côtés. Maintenant je ne vais pas le cacher, au début j’ai vraiment galéré avec mon accordéon : étudiants, profs, tout le monde se foutait de ma gueule ! J’étais dans la même promo que Jeanne Added, et c’est bien simple : nous étions les deux rebuts, on était tous les deux relégués dans des positions subalternes, elle parce qu’elle n’était “que” chanteuse, et moi parce que j’avais un instrument atypique, hyper connoté. A force de travail, on a su s’imposer.
Quand commencez-vous à ressentir le besoin de faire entendre votre propre musique ?
Assez tard finalement. Mon premier vrai projet, c’est Living Being, c’est tout récent. Je me suis longtemps satisfait de mon statut d’“accompagnateur”, qui me permettait de passer d’un genre à un autre – du jazz au classique, de la world à la chanson – et de me construire dans ce nomadisme stylistique, dans toutes ces manières de faire et d’appréhender la musique. J’ai accumulé beaucoup d’expériences, de méthodes et de savoir-faire durant ces années, qui m’ont ouvert à des façons très différentes de raconter des histoires en musique. Mon défi a été de trouver ma propre voix dans tous ces contextes, de comprendre et définir ce que j’avais à proposer de personnel tout en respectant les musiques que je jouais. Glisser un accord jazz hyper sophistiqué dans un contexte de chanson, ce n’est pas “faux” en soi, c’est juste hors sujet. Tout ça m’a permis de comprendre qu’en musique, l’important c’est de savoir ce que l’on veut raconter, et quels outils on va utiliser pour le faire. Chaque musique, chaque morceau même a son caractère, et il importe de le respecter.
Votre musique a une dimension mélodique assez prononcée, comme si la “voix” était toujours placée au centre de vos préoccupations…
C’est vrai, mais curieusement c’est venu sur le tard. J’ai longtemps été dans des logiques d’instrumentiste, à avoir besoin de relever des défis techniques. J’ai mis du temps à apprécier à sa juste valeur ce que c’était que chanter, poser sa voix. C’est ma femme, qui est chanteuse, qui m’a ouvert à tout ça, en me faisant découvrir Abbey Lincoln par exemple. Mais à part ça, j’ai toujours été attentif à la mélodie, ça fait partie de mon éducation. Et de fait, comme j’écris à la table, quand je compose je me chante toutes les parties… Aujourd’hui la voix est au cœur de ma pratique. •
À écouter
“Live Being II Night Walker (Act Music / Pias), [CHOC] Jazz Magazine.
À voir
Vincent Peirani Living Being le 8 novembre à Paris (Café de la Danse), le 12 à Nevers (D’Jazz Nevers Festival), le 15 à Cenon, le 17 à Meriel (Jazz au fil de l’Oise), le 22 à Meylan, le 23 à Fontainebleau et le 24 à Monaco.
À lire
La suite de cet entretien “A prendre ou à laisser” dans le n° 711 de Jazz Magazine, actuellement en kiosque.