D’JAZZ NEVERS (4) Laura Perrudin, Gauthier Toux, Tortiller Collectiv, Steve Coleman
Avant-dernière journée de l’édition 2018, entre musique expérimentale et jazz, entre solo et grand ensemble, bref la vie du jazz, dans sa diversité coutumière.
©Maxim François
LAURA PERRUDIN SOLO
Laura Perrudin (harpe amplifiée, effets, voix)
Maison de la Culture, salle Jean Lauberty, 16 novembre 2018, 12h15
J’étais resté sur un souvenir lointain de Laura Perrudin, de l’époque où elle avait été lauréate du Concours National de Jazz de La Défense, soit environ deux ans avant son premier disque millésimé 2015. Que de chemin parcouru en quelques années ! Elle présente aujourd’hui un solo qui mêle voix et harpe, harpe et technologie, composition et improvisation, avec une maîtrise confondante. J’ai quelques difficultés à bien écouter au début du concert, car j’ai choisi de me mettre sur le côté, pour prendre tranquillement des notes sans gêner mes voisin(e)s, mais je reçois de la sono beaucoup de basses, qui sont multidirectionnelles, et moins d’aigus, plus directionnels : cela privilégie un peu les effets au détriment de la voix et des textes. De plus un photographe qui fait un reportage express (pour la presse régionale ?) déclenche son réflex en rafales de 8 ou 10 prises de vues à moins de 50 centimètres de mes oreilles…. Mais tout s’arrange ensuite. La musicienne construit des boucles par couches successives, jouées et manipulées en direct (pas de séquences ni d’échantillonnage), et elle pose sa voix sur le résultat de cet artisanat d’art impromptu, et totalement maîtrisé : on se demande même comment elle peut gérer tout cela en conservant la maîtrise de sa voix, de l’expressivité de ses textes : un miracle permanent. Percussions sur la harpe, sur le corps, tous les moyens d’expression sont requis pour une musique tantôt très expérimentale, tantôt d’une limpide simplicité. Le répertoire est majoritairement celui de son second disque, «Poisons et Antidotes», avec aussi une incursion dans le premier (un poème de William Blake), et la primeur d’un extrait du disque à venir. La virtuosité vocale et technologique est bluffante, et c’est 100% musical : totale réussite. Et en rappel, sans électronique, rien que la harpe et la voix, une très belle version de Lush Life de Billy Strayhorn, comme un cadeau pour les jazzophiles qui auraient eu quelques réserves ; Grande Classe !
©Maxim François
GAUTHIER TOUX TRIO
Gauthier Toux (piano), Rémi Bouyssière (contrebasse), Maxence Sibille (batterie)
Théâtre municipal, 16 novembre 2018, 18h30
Avec Gauthier Toux, c’est un autre univers : un bon pianiste, qui joue le répertoire de son récent disque, mais aussi du précédent. Incipit coup de poing, avec changements de rythme, de tempo, et dynamique très large. La batteur a le pied de grosse caisse très très lourd…. Le thème suivant commence par le piano seul, en lents accords, presque une marche funèbre, puis on monte en pression : solo de basse, batteur très actif mais toujours prisonnier de ses pesanteurs. La dramaturgie musicale obéira souvent aux mêmes règles : crescendo, paroxysme, decrescendo. Gauthier Toux est un lyrique, qui sait dompter les sonorités cristallines, osant l’oxymoron dans le titre et la conception musicale de Enlightened Darkness, osant aussi s’engouffrer dans un drive très jazz, où le batteur manque encore de légèreté (cela changera un peu quand il jouera des balais sur Black and White). On aura aussi une évocation, pleine de tensions dramatiques, et de contrastes musicaux, sur le thème des attentats du 13 novembre 2015, avec de belles complémentarités entre les deux mains du pianiste. Au final, comme une légère frustration : un trio dont les partenaires ne sont pas toujours au niveau du pianiste. Accident de parcours ou problème structurel ? À réécouter lors d’un autre concert, pour connaître la réponse à cette interrogation.
©Maxim François
ORCHESTRE FRANCK TORTILLER « COLLECTIV »
Franck Tortiller (vibraphone, composition, arrangement), Joël Chausse & Rémy Béesau (trompettes), Tom Caudelle (saxhorn, flugabone), Léo Pellet (trombone), Abel Jednak (saxophone alto), Maxime Berton (saxophones alto & ténor), Pierre Bernier (saxophones ténor & soprano), Yovan Girard (violon, voix, textes), Pierre-Antoine Chaffangeon (piano électrique), Jérôme Arrighi (guitare basse), Vincent Tortiller (batterie)
Maison de la Culture, grande salle, 16 novembre 2018, 20h30
Depuis sa création en février dernier au Sceaux What, l’orchestre s’est affermi. C’était déjà d’une belle facture, mais cette fois le groupe est passé à la vitesse supérieure : comme naguère, on commence par Hobo Ho de Mingus, avant de filer vers les compositions originales, évoquant le souvenir de Biches Brew, ou du big band de Jaco Pastorius, ou ailleurs des couleurs à la Gil Evans, et un peu partout le goût du grand orchestre qui claque comme un fouet d’euphorie. Beaucoup de très bons solistes parmi ces jeunes musiciens, dont une forte représentation de Bourguignons comme le leader et son fils batteur (ici en débat familial),
©Maxim François
avec aussi le renfort d’un ‘vieux routier’ du big band, Joël Chausse. Et la belle prestation vocale et poétique du violoniste dans des spoken words de sa plume, lancés sur la musique avec un sens du placement rythmique réjouissant. Le chef d’orchestre est toujours au plus haut niveau, qu’il s’agisse d’écrire, d’orchestrer ou d’improviser en soliste:un très bon concert, ravivé en rappel par une reprise de Frank Zappa : le bonheur, en quelque sorte….
©Maxim François
STEVE COLEMAN & FIVE ELEMENTS
Steve Coleman (saxophone alto), Jonathan Finlayson (trompette), Anthony Tidd (guitare basse), Sean Rickman (batterie)
Maison de la Culture, grande salle, 16 novembre 2018, 22h30
Steve Coleman de retour à Nevers, où il avait donné un très beau concert en 2009 au Théâtre municipal, avant la fermeture d’icelui pour travaux. Encore un véritable événement artistique, un peu boudé par certains des professionnels présents qui abandonnèrent le navire en cours de concert, au prétexte que le saxophoniste de Chicago persévérait dans sa complexe superstructure de cycles, rythmes mouvants et autre leitmotive et offrait donc un air de déjà entendu : il fallait précisément rester à l’écoute pour porter attention à cette espèce de mouvement brownien qui n’a rien d’aléatoire, mais repose au contraire sur une fine logique, un brin obsessionnelle. Avec aussi des beautés d’expression, des interactions constantes avec le trompettiste, une dialogue souterrain avec la guitare basse qui recompose en permanence les fondations, et une incroyable présence du batteur qui à lui seul dessine un univers qui rappelle que le rythme est un fondement de la musique. Peu d’abandonnistes dans le public, sans doute un peu déconcerté en cours de route, mais qui a manifestement perçu l’enjeu esthétique, et laissé venir à lui la richesse de la matière musicale. Et pour marquer sa parenté assumée avec l’histoire du jazz, le groupe a commencé le concert par une variation légèrement contrapuntique sur Cheek to Cheek, citant furtivement au fil du concert d’autres harmonies de standards, et se livrant vers la fin à une déconstruction de Giant Steps, avant de conclure, en rappel, par un Salt Peanuts dans la plus pure tradition : grand moment de musique, d’un bout à l’autre du concert !
Xavier Prévost