Sylvie Courvoisier, Mark Feldman et le trio de Tyshawn Sorey Trio : deux performances inouïes
Ce jeudi 7 février, à l’Auditorium Jean-Pierre Miquel de Vincennes, le festival Sons d’hiver accueillait un trio et un duo, deux conceptions du temps musical et de la relation écriture-improvisation, mais surtout deux performances inouïes.
Inouïes, façon de parler. Voici plus de 10 ans que la pianiste Sylvie Courvoisier et le pianiste Mark Feldman interprètent le répertoire de John Zorn qui les réunissait encore hier. Quant au trio du batteur Tyshawn Sorey, avec le pianiste Cory Smythe et le bassiste Chris Tordini, on dispose d’une captation vidéo dans le cadre du Winter Jazz Fest New York diffusée par Mezzo HD. Ça n’en est pas moins inouï, dans la mesure où l’on n’imagine pas un autre duo jouer à la manièvre de Couvoisier et Feldman les partitions de John Zorn qu’ils ont interprétées hier, le Tyshawn Sorey Trio étant quant à lui un objet sonore encore mal identifié dans l’histoire du trio.
Il y avait là deux conceptions du temps, opposées l’une à l’autre, et bien plus, le temps long de Sorey impliquant une sorte d’envoutement de l’auditeur, là où le temps court des piécettes de Zorn invitent à la distance, voire à l’humour. Plongé dans une quasi obscurité d’où n’émergent que les gestes éclairés par les liseuses de pupitres sur lesquelles on peut voir des pages se tourner, le trio émerge du silence, d’entre les lignes d’un long prétexte consigné sur partition, par des affleurements de cordes et de clavier, le batteur débutant le concert le dos tourné au public vers des métallophones qui participent aux tintinnabulements initial, avant de progresser vers sa batterie dans un crescendo progressif aboutissant à un grand fracas de gong, ou dans une autre suite vers un tempo jazz précédé d’une longue phase de cette sorte de rubato répandu dans le jazz avec John Coltrane dernière période. Un crescendo qui n’est pas son seul fait, mais un fait collectif et infiniment progressif d’une extrême circulation des fluides sonores qu’illustre la confusion régnant entre le clavier du Steinway et le petit électrique qui lui est superposé, d’un tempérament contradictoire avec celui égal du grand piano (à moins que notre perception n’ait été abusée par quelque effets de pitch bend).
À l’inverse, les Bagatelles* de John Zorn, sont des quasi miniatures, dans l’écriture couvre un vase champ esthétique allant du romantisme beethovenien au Stockhausen post-sériel en passant par toute une littérature centro-européenne de Brahms à Bartok, incluant également réminiscences gershwiniennes, quelques pas de côtés vers le swing ou le jazz moderne, avec des moments bruitistes où Zorn rappelle son appartenance à la downtown scene new-yorkaise, sans oublier son goût pour Tex Avery et des moments de zapping d’un burlesque et/ou d’une brutalité extrêmes, l’ensemble du répertoire étant lui-même une grande opération de zapping exigeant une adaptabilité qui n’a d’égales que la virtuosité et la précision d’exécution requises. Ces partitions, brèves comme des sketches, donnent libre court à des variations improvisées en effet supposées se tenir au niveau d’intensité et de densité de leurs prétextes. C’est le pari tenu par Sylvie Courvoisier et Mark Feldman avec une imagination, une énergie, une exactitude, une virtuosité du geste et de la pensée qui sont proprement inouïes. Franck Bergerot
PS : ce soir 8 février, Sons d’hiver nous donne rendez-vous au POC d’Alfortville pour les Irreversible Entenglements de Chicago et Marc Ribot dans son répertoire “Songs of Resistance”.
*Précision qui n’éclaireront que les lecteurs n’ayant comme moi prêté jusqu’à ce jour qu’une attention très lointaine à l’œuvre de John Zorn (et remerciements au petit rappel que m’a fait Pascal Rozat dans le hall de l’Auditorium Jean-Pierre Miquel) : Les Bagatelles sont un ensemble de morceaux composés entre mars et mai 2015, qui n’ont pas encore fait l’objet d’enregistrement mais sont l’occasion d’un concert-marathon de cinq heures créé en 2016 à Victoriaville (Québec) et attendu cette année le 18 juin à Ljubljana, le 20 à Prague, le 9 juillet à Gand Jazz, le 10 à Jazz à Vienne, le 11 à Paris (Salle Pleyel), le 12 à Rotterdam (Northsea Jazz), le 26 à Marseille (Jazz des Cinq Continents), les 27 et 28 à San Sebastian, plus quelques autres dates à confirmer. Les Bagatelles font suite au Masada Book, dont Sylvie Courvoisier et Mark Feldman jouèrent deux partitions à Sons d’hiver.