Jazz sous les pommiers : le festival de tous les jazz
La journée avait commencé tôt, dans les touffeurs du Magic Mirror où le contrebassiste Théo Girard présentait son nouveau programme, “Pensées rotatives”, associant à son trio habituel (composé du batteur britannique Sebastian Rochford et du trompettiste Antoine Berjeaut) un ensemble de 12 musiciens répondant au joli nom d’Orchestre circulaire…
Théo Girard Trio & Orchestre circulaire Pensées rotatives
Théo Girard : composition, direction, contrebasse ; Antoine Berjeaut : trompette, bugle ; Sebastian Rochford : batterie ; Julien Rousseau, Simon Arnaud, Jérôme Fouquet, Nicolas Souchal : trompette ; Basile Naudet, Martin Daguerre, Adrien Amey, Raphaël Quenehen : saxophone alto ; Théo Nguyen Duc Long, Morgane Carnet, Nicolas Stephan, Sakina Abdou : saxophone ténor.
Qui dit “circulaire” dit cercle et circulation — et de fait, ces deux principes actifs et structurels façonneront tout du long la forme de la musique proposée par Girard. Placé au centre de l’arène comme une sorte de matrice rayonnante le trio assure l’exposition des thèmes mais surtout l’alimentation des grooves, les 12 musiciens disposés en cercle autour des spectateurs en une habile et mouvante spatialisation assurant la partie orchestrale imaginée par le contrebassiste et venant un à un au fil des morceaux jouer leur partie soliste (une mention spéciale à ce titre au très beau solo plein de hargne de Sakina Abdou)… Constamment revivifiée par les changements de perspectives et de dynamique induits par les multiples reconfigurations orchestrales agissant comme des effets de loupe et d’anamorphose, la musique âpre de Théo Girard gagne à la fois en fluidité et en consistance, ses thèmes s’ouvrant comme naturellement vers de nouveaux horizons idiomatiques d’être ainsi réinvestis de façon collective. Un beau projet, encore un peu vert, mais riche d’indéniables potentialités.
Changement radical d’humeur avec le concert suivant, offrant, dans l’atmosphère recueillie (et rafraîchie !) de la Cathédrale de Coutances le bonheur de retrouver le contrebassiste Yves Rousseau et le saxophoniste Jean-Marc Larché, engagés depuis près de 25 ans, dans les contextes les plus divers, dans les méandres d’une conversation au long cours pleine de plis, replis et poésie…
Jean-Marc Larché & Yves Rousseau duo Continuum
Jean-Marc Larché : saxophones alto & soprano ; Yves Roussau : contrebasse.
Profitant de la réverbération naturelle des lieux, les deux hommes ont offert, en une petite heure de musique pleine d’intensité spirituelle, une autre dimension à leur entretien — une autre “résonance”. Magnifiée par la pureté exceptionnelle de la sonorité de Larché, notamment au soprano, et pulsée de façon subtile par la contrebasse légère et déambulatoire de Rousseau, la musique du duo s’engage naturellement du côté de la musique de chambre occidentale, développant ses climats intimistes dans des registres ultra-mélodiques mettant en avant des qualités de clarté, de tendresse et de raffinement. Une conversation “à hauteur d’homme” — c’est-à-dire d’un très haut niveau avec de tels musiciens…
A peine le temps de se remettre de nos émotions et nous voilà plongés en guise d’apéritif, dans les moiteurs d’un programme épicé concocté par le SFJAZZ Collective autour de la musique chatoyante du grand compositeur brésilien Antonio Carlos Jobim..
SFJAZZ Collective
David Sanchez : saxophone ténor ; Myron Walden : saxophone alto ; Etienne Charles : trompette ; Robin Eubanks : trombone ; Warren Wolf : vibraphone ; Edward Simon : piano ; Matt Brewer : contrebasse ; Obed Calvaire : batterie.
Alternant reprises de Jobim, réorchestrées chaque fois par un musicien différent, et compositions originales inspirées de façon plus ou moins directes par les rythmes et harmonies de la Bossa Nova, la formation nous a offert un concert “à l’ancienne”, où l’on se surprend à prendre plaisir à applaudir au terme de chaque intervention soliste, tant les musiciens ont su faire preuve, chacun à leur niveau (David Sanchez impérial, comme toujours…), d’un mélange de professionnalisme, de savoir-faire et de total investissement parfaitement réjouissant. Rien de révolutionnaire donc dans cette musique tirée à quatre épingles, parfaitement “cadrée” dans un souci pédagogique réaffirmé consistant à donner à entendre à travers ses figures iconiques la richesse et la diversité stylistique du jazz, mais de la belle ouvrage, dénuée de tout cynisme mettant en valeur des qualités fédératrices de lyrisme et de générosité par quoi le jazz peut continuer de croire à son ancrage populaire.
Dans un registre (encore !) différent mais également lié à sa façon à la “grande tradition” du jazz, Pierrick Pedron, pour lancer la soirée, allait encore faire monter la température de quelques degrés…
Pierrick Pedron Unknown
Pierrick Pedron : saxophone alto ; Carl Henri Morisset : piano ; Etienne Renard : contrebasse ; Elie Martin Charrière : batterie.
A la tête d’un quartet “High Tech” composé de jeunes musiciens aussi talentueux qu’impliqués (très jolie présence du pianiste, Carl Henri Morisset, d’une belle inventivité dans ses propositions harmoniques) le saxophoniste breton (amoureusement chahuté par la salle pour avoir osé réaffirmer ses racines chez ses voisins normands !) a décliné avec le talent et la fougue qu’on lui connait toutes les dimensions du programme éclectique de son dernier disque en date “Unknown”. Enroulant, déroulant les longues phrases tourmentées de son chant acidulé, plein d’accidents et de rebondissements, Pierrick Pedron, renouant avec l’engagement émotionnel des grands maîtres de l’instrument, a offert au public la pleine (dé)mesure de sa musique de haute intensité animée d’un lyrisme tout en contrôle, parvenu désormais à sa pleine maturité stylistique. Une standing ovation méritée viendra ponctuer ce concert tout feu tout flamme, d’une constante générosité.
Magnifiquement “introduit” par Pierrick Pedron, le All Star’s band “The Art Of The Quartet” composé de Kenny Werner au piano, Scott Colley à la contrebasse, Peter Erskine à la batterie et Benjamin Koppel au saxophone alto est venu en apothéose clôturer cette dense journée jazzistique d’une prestation toute en finesse et raffinement.
The Art Of The Quartet
Kenny Werner : piano ; Scott Colley : contrebasse ; Peter Erskine : batterie ; Benjamin Koppel : saxophone alto.
Dès les premiers instants la complicité entre les quatre membres de l’orchestre est manifeste et particulièrement réjouissante. La batterie vibratile et ascétique de Peter Erskine, tout en maîtrise gestuelle et accentuation légère assure avec la contrebasse à la fois pulsative et subtilement digressive de Scott Colley une base à la fois sûre et mouvante sur quoi le piano raffiné et discontinu de Kenny Werner et le saxophone alto de Benjamin Koppel, lyrique, mélodique et constamment surprenant dans ses échappées belles hors des sentiers battus harmoniques, développent un discours toujours lisible, fidèle à une certaine tradition du jazz, et dans le même temps s’inscrivant sans ambiguïté dans la modernité et ses sophistications formelles. Une façon de célébrer l’histoire sans se répéter qui illustre à merveille l’esprit du festival !
Stéphane Ollivier