Jazz live
Publié le 13 Juin 2019

Pieranunzi intime

Pouvoir écouter le pianiste italien en solo, et en petit comité : voilà un double privilège rendu possible par la chaleureuse et raffinée Hélène-Caroline Bodet, organisatrice de concerts privés qui ont toujours un caractère inédit et stimulant.

Enrico Pieranunzi (piano), Paris, le 9 juin 2019

 

Enrico Pieranunzi était déjà venu en ce même lieu, l’an dernier. Il semblait un peu perdu, entre deux avions, deux concerts, deux pays, et avait eu besoin de se raconter (oralement et au piano) comme pour recoller tous ses morceaux épars. Cette année, c’est pareil et c’est différent. Pieranunzi est toujours entre deux avions, deux récitals, deux chambres d’hôtels. Se plaint avec humour (dans son inimitable mélange d’anglais, de français, et d’italien) de ne plus savoir très bien si le soleil se lève ou se couche.  « But we are nightbirds, arent’we ? ». Malgré ce décalage, il semble d’excellente humeur. Vêtu simplement, d’un jean et d’une chemise bleue, il a fait son entrée d’un sonore : « Bonjour !  Est-ce que par hasard vous auriez besoin d’un pianiste ? ». Ensuite, affable, il a discuté avec quelques connaissances, effleuré le piano d’une main, puis vers 16h30 a demandé un verre d’eau et une carafe qu’il a posé à ses pieds, à sa gauche. Il s’est installé. Un petit All the things you are pour voir comment répondent le piano et les doigts.  Il a enchaîné les premiers morceaux, réfléchissant quelques secondes sur leur choix. Un Charlie Parker, These foolish Things, quelques compositions personnelles (parfois, quand il s’agit d’un morceau qu’il n’a pas joué depuis longtemps, il plisse les yeux comme s’il cherchait à distinguer la grille à l’horizon).

 

 

Puis au bout de quelques minutes, la musique a coulé à flot, débordante,  inépuisable, comme si Pieranunzi  s’était connecté à une nappe phréatique profonde, et comme s’il n’était plus alors que le réceptacle d’une source se déversant indépendamment de lui. Et c’est alors que sont venus les plus beaux moments, avec une improvisation sur Scarlatti, et une autre sur une valse de Chopin, et ses belles compositions personnelles que (à part « Don’t forget the poet », The mood is good, et quelques autres) j’avoue avoir toujours du mal à nommer. Attardons-nous d’ailleurs un peu sur ce point-là. Si je peine à retrouver le titre de ses compositions, c’est possiblement que j’ai les portugaises ensablées. C’est peut-être aussi (les deux hypothèses sont compatibles) que les compositions de Pieranunzi ont entre elles une sorte de familiarité. Cet air de famille, à mon sens, n’est pas réductible à la mélancolie : au milieu du concert, Pieranunzi s’est d’ailleurs inquiété de sa réputation de compositeur de morceaux tristes, embrayant sur un Jitterbug Waltz très tonique, joué dans la tradition mais assaisonné de quelques petits décalages et ornementations personnelles.

 

Triste, Pieranunzi ? Ce que j’entends chez lui, c’est –certes- la nostalgie, les ambiances en mineur, mais aussi et surtout l’énergie vitale. Dans beaucoup de compositions, c’est comme si l’on assistait à un combat mouvementé entre le spleen et l’exaltation. Ce combat donne aux compositions de Pieranunzi ce caractère typiquement romantique : pas un romantisme tel qu’on le caricature souvent, une sorte de narcissisme un peu morose qui cultive sa pâleur maladive en la contemplant dans un miroir doré, mais plutôt un romantisme au sens originel,  dont les états d’âme sont le théâtre d’une météorologie extrême avec ses orages dévastateurs et ses canicules brûlantes. Il donne deux ou trois rappels, dont un superbe Fellini’s Waltz (applaudi à tout rompre, il lève comiquement les bras comme un footballeur qui vient de marquer un but).

 

Ensuite les apprentis pianistes se ruent vers lui pour le bombarder de questions. Ils le regardent comme s’il était le souverain pontife au milieu de la place Saint-Pierre. Le maestro répond avec affabilité, disponibilité. Il est au sommet de son art en tant que pianiste, et semble, d’un point de vue humain,  être parvenu à une sérénité dont on imagine qu’elle fut, pour une âme si profondément romantique, le fruit d’une longue quête.

 

Texte : JF Mondot

Dessins : Annie-Claire Alvoët (autres dessins, peintures, gravures, visibles sur son site : WWW.annie-claire.com . Une exposition en cours au Sunset-Sunside, présentant quelques-uns de ses  dessins et gouaches.