Jazz sous les Pommiers les 28 et 29 mai, un intervalle inoubliable !
Mardi 28 mai
Le premier concert m’a entraîné au TMC, pour écouter Laurent de Wilde et le New Monk Trio, avec Donald Kontomanou à la batterie et Bruno Rousselet à la contrebasse. Devant une salle pleine à craquer, strapontins compris, le pianiste a présenté au public des extraits de son album paru en 2017, à l’occasion du centenaire de la naissance du pianiste et compositeur de génie Thelonious Monk. Juste avant d’entraîner la salle dans cet univers, qu’il étudie depuis des années, il a évoqué l’esprit du festival et raconté qu’il venait à « JSLP » du temps où on comptait encore en franc, qu’il se souvenait d’un enregistrement mémorable où la cloche de midi était venue soutenir un solo de batterie, et que c’était dans le cadre du festival qu’avait pris corps le spectacle créé avec Jacques Gamblin, devenu une activité quotidienne pendant cinq ans. « Il arrive de pleuvoir à Coutances, a-t-il dit, pays rêvé pour que les graines poussent… » Dans un sourire où perçait une certaine émotion, il a remercié le public et tous ceux qui permettent que l’aventure se déroule à chaque fois dans un tel cadre. L’exploration musicale des œuvres de Monk pouvait commencer ou plutôt continuer à se tisser. Laurent de Wilde a fait revivre le mystère de ce répertoire, dont il a repris les arrangements, ponctuant chaque reprise de commentaires personnels. Misterioso. Ligne de basse, blues en si bémol, il explique la tonalité du compositeur, ouvrant les portes des mélodies, des thèmes, de chaque progression rythmique. De la ballade favorite de Monk, chanson d’amour au départ écrite du temps de sa jeunesse, il traduit les paroles, inventant un dialogue fictif avec lui. Il dit avoir trouvé la petite clé qui donne accès, par une porte dérobée, au cerveau de Monk, en jetant les accords qui accompagnaient la mélodie. Le musicien était célèbre pour ses colères envers ceux qui ne jouaient pas Round Midnight comme il voulait. Le trio reprend ce tube composé dès les 20 ans de Monk, enregistré dix années plus tard chez Blue Note, et l’un des titres le plus référencé de son histoire. Le tempo suit l’évocation de la vie nocturne, de l’alcool qui tourne les têtes, rapide, subtil, groovy. Puis, vient le temps de Pannonica, la ballade hommage de Thelonius à sa bienfaitrice, la baronne de Koenigswarter, que Laurent de Wilde a dédié à sa fille Pannonica, évidemment. L’histoire de la baronne, protectrice des jazzmen, est emblématique du lien exceptionnel de cette femme avec Thelonius Monk. Et par extension avec Laurent de Wilde. Le New Monk Trio en fait un récit renouvelé, qui se clôt au piano comme une berceuse. Monk est mort dans les bras de la baronne et le parallèle de la pensée ne doit rien au hasard. Standing ovation à la fin du concert pour le rappel, Friday the 13th, morceau composé avec Sonny Rollins. Il restait encore des minutes à fournir par Monk pour honorer un contrat avec une maison de production. Il a composé un thème qu’il a joué pendant treize minutes. De l’art de faire du morceau le plus court, le temps d’enregistrement le plus long, à la main gauche. Laurent de Wilde raconte que ce morceau est pour lui un talisman qui fait disparaître les soucis à chaque fois qu’il le joue. Il en fait chanter le thème par le public, conquis par sa générosité et la joie du trio.
En deuxième partie de soirée, Philip Catherine et son sextet entraîne vers une autre complicité. Le guitariste sort d’une blessure à l’épaule. Il met un certain temps à brancher sa guitare, a besoin d’aide pour enfiler la sangle de son instrument. Il n’a même pas commencé à jouer que le public est sous le charme de ses commentaires pleins d’humour et de sa délicatesse. Le touché du guitariste allie un groove irrésistible à une sonorité parfois rock, envoutant la salle. Le « grand père du jazz belge » lance un Old Folks, tout en subtilité, soutenu à la contrebasse par son fidèle compagnon de route, Philippe Aerts, et par Antoine Pierre à la batterie. Le titre est extrait de son album « New Folks » paru en 2014. Pour la reprise du standard de Miles Davis Stella by Starlight, Bert Joris, autre fidèle, le rejoint à la trompette au son lumineux. Le talent de Catherine ne cesse de se déployer au fur et à mesure que le rejoignent sur scène les membres du sextet. Voici dos à dos les pianistes Nicola Andrioli et Bert Van Den Brink. Leur quatre mains tisse une valse mélancolique et d’une complicité impressionnante, avec Letter From My Mother, titre paru en 2019 dans l’album « La Belle Vie », que Philip Catherine signe avec Emmanuel Bex et Aldo Romano. Du regard, Catherine impulse le swing de Piano Groove, une autre de ses compositions au tempo rapide datant des années 80, sur laquelle les pianistes déchainent deux solos d’une fluidité saisissante. Le répertoire est centré sur les compositions du guitariste et voyage dans le temps : December 26th, au duo swing entre guitare et trompette, Seven teas, dont le titre plein d’humour évoque son âge, et la mélodie l’époque des seventies. Puis plus mélancoliques Here and Now et Pendulum. Le concert touche à sa fin, quand il annonce avoir oublié de jouer une composition de Nicola Andrioli, ajoute que d’habitude il n’oublie rien, mais que c’est son premier concert deux mois après sa fracture de l’épaule. Il vient de saluer et a de nouveau du mal à enfiler la sangle de sa guitare, le public complice appelle « Paula » à la rescousse, qui traverse de nouveau la scène pour l’aider. Il entame Father Christmas, hommage à Charlie Mingus pour lequel il l’a écrit et avec lequel il l’a joué, avant d’enchaîner Mare di notte d’Andrioli. Malgré l’heure tardive, le public est debout pour le rappel Dance for Victor, une marche joyeuse et entraînante de l’album « Transparence » en 1986. Et sur ce swing à la Django, dédié au pianiste anglais Victor Fledman, se clôt un concert virtuose empli d’une bonne humeur bienveillante et bénéfique.
Mercredi 29 mai
L’atmosphère jazz se découvre au fil des photos de concerts dans les vitrines de la rue Saint-Nicolas à Coutances. L’heure du déjeuner s’étire au Magic Mirror, pendant la balance de la batteuse Anne Paceo, en résidence à Coutances avec ses musiciens, pour le concert du soir. Il faut aussi équilibrer le son pour les deux heures d’une émission spéciale de France Musique en fin de journée et tout le monde se retrouve peu à peu sous le chapiteau. Le meilleur d’un festival ressemble à ces instants où les musiciens passent pour s’écouter les uns les autres, pendant que techniciens, bénévoles, attachés de presse, tourneurs et journalistes s’agitent. Au détour d’une phrase, on apprend que le temps d’un titre, Raphaël Imbert rejoindra Anne Paceo sur scène. La température rock hip hop de la formation a déjà fait monter d’un cran la pression de cette demi-journée pluvieuse, pour tous ceux qui ont entendu les essais des musiciens et des trois poètes rappeurs. Le rendez-vous s’annonce incontournable.
En fin d’après-midi, Sarah Lenka se produit sur la scène du TMC avec son nouvel album, Women’s legacy (Musique Sauvage). Le projet s’inspire du chant des femmes esclaves afro-américaines et traite de la maltraitance des femmes. La chanteuse revendique une démarche au plus près des plus grandes voix qui marquent cette musique et dont elle a étudié la vie, les textes : Bessie Smith, Billie Holliday,… De ces femmes dont elle dit qu’elles lui ont appris à chanter et qui n’hésitaient pas à raconter leur vie sans artifice, elle veut retenir la sincérité, l’expression simple du vécu, l’authenticité. Sa voix plonge dans les graves, son timbre éraillé répondant au frottement de la guitare et au rythme du blues. Est-ce le sujet qui rend brusquement l’équilibre difficile entre l’illustration et les arrangements percussifs insistants ? It happened. On comprend bien qu’ils rappellent les chaînes qui entravaient les anciens esclaves ou les forçats des chain gangs. Se superpose le périple musical, poétique et habité, du bluesman Mighty Mo Rogers et de son « Mud’n Blood » (Dixiefrog) paru en 2014. Rien d’illusoire dans le titre Unmarked Grave. Le voyage du blues incite à trouver la lumière.
Sous la tente du Magic Mirror, Donald Kontomanou a rejoint Philip Catherine et Philippe Aerts, trio batterie-guitare-contrebasse, pour une improvisation be-bop manouche. Le public carbure au cocktail de Coutances, bière ou cidre, pendant que l’eau de pluie glisse sa cadence de terre-jazz normande. Ça scintille sous les balais du batteur, qui crible en douceur les rebords de la caisse claire. Quand le feu s’accélère, le guitariste rit, tranquille.
On écoute les commentaires, l’explication des coïncidences qui font que les projets naissent et comment les programmateurs suivent les concerts de Jazz sous les Pommiers. En résidence à Coutances, Sophie Alour et Mohamed Abozekry échangent en direct sur le défi du projet “Exil(s)” et du langage commun auquel ils parviennent à deux jours du concert de création. On ressent le cheminement subtil de la flutiste et saxophoniste dans cette rencontre avec l’univers du oud et du chant du musicien égyptien. Sur scène, ils retrouveront les mêmes Philippe Aerts et Donald Kontomanou, le pianiste Damien Argentieri et le percussionniste franco-libanais Wassim Halal. À J-2, la pression monte.
SMH, Salle Marcel-Hélie. Joshua Redman & trio Michel Reis/ Marc Demuth/ Paul Wiltgen. Le saxophoniste américain est tombé sous le charme du trio luxembourgeois et de son répertoire en 2014. Depuis, ils se retrouvent et remplissent les salles. Celle de Coutances est suspendue à chaque note, souffle, mouvement. La fascination est palpable, la puissance rythmique constante, et le public a la faveur de nouveaux titres. Le cinquième, No Storm Lasts For Ever est une composition du pianiste Michel Reis, jouée pour la première fois devant une salle. Le groove rend fiévreux et de longs applaudissements retardent presque le démarrage de Floppy Disk, du batteur Paul Wiltgen, qui signe trois des onze titres du concert, les autres revenant à Reis. Sur une rythmique solide, répétitive, envoutante, le solo de piano suit celui du saxophone, lumineux, bouleversant. Redman semble surfer sur une crête musicale invisible. Autre première avec le saxophoniste, Diary on an Unfettered Mind (journal d’un esprit libre), où le rythme soutient une cadence, haletante, effrénée, cinétique. La ballade qui suit, Home is next by, tient davantage de la complainte mélancolique se jouant de notes détachées, fluides. Le tempo enlevé de Silhouettes on the Kuranda rompt avec cette évocation nostalgique, renvoyant à l’image du train qui mène à Kuranda, ancienne ville minière d’Australie. Piano et contrebasse se répondent dans une course urgente contre l’éphémère, l’insaisissable. Autre montée étourdissante, celle de Cross Country. La rythmique est développée par chaque instrument, suspendue, reprise en trio, dans une flopée de sons, de coups, sonorités du bois de la contrebasse, roulement de baguettes sur la peau de la caisse claire. Quand le sax les rejoint, notes longues appuyées, on repense au titre d’un morceau précédent, unfettered mind, esprit libre. La résonnance du mot jazz se remplit de cette notion irréductible, la liberté. Le public est debout et l’intensité de l’ovation témoigne du bouleversement et de l’écho ressenti. Pour le rappel, Michel Reis présente 22 May 15, qu’il a composé pour le dernier album « Once in a Blue Moon » (CAM Jazz) en 2018. La légèreté de la mélodie séduisante n’est qu’apparente, le rythme revient qui accroche de nouveau le public de toute son influence. Les quatre musiciens ont enveloppé la soirée de leur alchimie complice, à la fois romantique et énergétique.
Retour au Magic Mirror pour les dernières heures de la soirée ou de la nuit. Pour la création de « Rewind », Anne Paceo est entourée du guitariste Matthis Pascaud et du bassiste Sylvain Daniel. Elle impose avec eux une rythmique au groove binaire implacable, creusant le sillon du hip-hop, jazz, rock, à la rencontre du groove et du slam. Combinaison gagnante avec les trois rappeurs qui enflamment le chapiteau : le poète américain Mike Ladd, le rappeur originaire de Chicago Racecar et le rappeur palestinien Osloob. Chacun déclame dans sa langue des mots balancés, jetés, parfois chantés, qui font chalouper le public multi-générationnel qui se presse. Le grain, le souffle, portés par chacun, diffusent une énergie impressionnante, dans laquelle le saxophoniste Raphaël Imbert se glisse le temps d’un morceau. Leader complice, Anne Paceo délivre un jeu vigoureux et nuancé le temps d’un solo habité, à la limite du free. Le flow de Osloob intervient pour prendre la suite, percutant et mélodique, juste avant que le sax ne revienne soutenir en douceur l’instrumentation vocale. « Rewind » risque de faire du bruit dans les mois qui viennent.
Marion Paoli
Photos © Pierre-Yves Le Meur (sauf chapiteau du Magic Mirror)