Le grand soir des indépendants
Claude Tchamitchian ouvre en solo sur la contrebasse du regretté Jean-François Jenny-Clark. Il y a là plus qu’une reconnaissante gratitude à “J.-F.” mais avant tout une nécessité de musicien. Tchamitchian l’explique sur scène. Dès les premiers instants du solo, un chant jaillit d’outre-mémoire, une mémoire de la terre, de la vie en éveil dans le corps, dans la “voix” du contrebassiste, qui accompagnent la naissance d’une musique intime, charnelle, où se mêlent les fragments d’une histoire de racines, de cultures et de respect. D’aucuns diraient une musique de l’âme, résolue dans un unique universel. Allez savoir…
Les doigts sur le manche marquent des notes et des accords d’évidence, des phrases surgissent, les harmoniques appellent, les cordes aiguisées sous le va et vient de deux archets ritualisent une plainte du fond des âges, chaque son ouvre une affirmation dans la résonance du discours où il n’est question que de respiration, de souffle, d’empathie, même, pour cette part d’humanité inventée là, dans nos oreilles. En quarante minutes avec “In spirit“ et “In memory“ tout est dit, mais où sommes-nous ? La réponse nous appartient, et l’on sait alors pourquoi ce que l’on vient d’écouter – de vivre – nous touche. Une idée de la beauté ni candide ni naïve nous a saisi. Dense et évidente.
A peine remis, Régis Huby et ses violons s’installent avec, à ses côtés, Bruno Chevillon et sa contrebasse éruptive, Michele Rabbia avec son attirail à percussions et à sons. L’embarquement est souple, la direction ferme mais le balisage coutumier des genres musicaux a disparu. Très vite, on entre dans un espace sonore dru pour un monde du tumulte évocateur de mille imaginaires. Y participent des thèmes narratifs en sous main, des notes éparses ou effusives, des éclats inattendus, des frottements entêtés, des ponctuations telluriques, des rebondissements scénaristiques, de suspensives accalmies dans le déluge maîtrisé de la matière musicale par l’écoute affutée entre musiciens. Edifice commun à la fois brut et délicat, parfaitement construit.
Cela bouleverse une perception trop simpliste que l’on pourrait avoir de ce discours musical, certes radical, mais étonnamment jubilatoire. Le matériau emprunte autant à l’organique instrumental qu’à l’électronique, pour développer une musique de la vision que ce trio apporte sans esbroufe ni posture au-delà l’excellence individuelle dont ils sont dépositaires. Un ailleurs musical parfaitement accompli et assumé.
Troisième volet de cette soirée, le quartette du pianiste Bruno Angelini où l’on retrouve Claude Tchamitchian, Régis Huby et Edward Perraud à la batterie en quatrième mousquetaire. Une introduction ductile et engagée du pianiste où l’on perçoit que la musique à venir prendra une envergure là aussi en dehors des conventions stylistiques. Ce que confirment avec aisance et bonheur les assemblages réalisés entre les cordes du piano, de la contrebasse et du violon, le tout scandé par l’art de l’illustration bien tempérée du batteur. On pourrait entendre une sorte de quatuor classique un brin dévergondé dans l’interprétation, une touche de chambrisme dans l’équilibre harmonique et de la liberté jazz dans les arrangements et les improvisations, mais ce sont surtout des sortes de nouvelles musicales, fluides et profondes, où le quartette résonne de sa quintessence allègre, sans cesse stimulée par l’un ou l’autre des musiciens. Tout se joue dans une respiration sans cesse renouvelée, où Angelini suggère en finesse son art de l’architecture solidaire et son appétence pour la cause musicale commune. Une musique chaleureuse, subtile et riche de références mais hors du temps et magnifiquement présente que l’on retrouve dans “Open Land“ son dernier CD.
Open Ways Productions a ouvert une voie en présentant ce triple plateau et gagné un pari hardi : celui de présenter trois univers musicaux singuliers et forts, parfaitement aboutis, portés par des propositions artistiques de haute exigence, dans une diversité d’approche et d’interprétation où le territoire de la musique occidentale se transfigure. Il y a bien longtemps que je n’étais pas sorti d’un concert avec un tel sentiment de bonheur, ce ressenti jouissif de l’intelligence, de l’émotion et de la surprise comblés, avec ce goût généreux et indomptable de musiques en liberté, une riche idée du jazz finalement ! A saisir. Thierry Virolle
Photo : © Bruno Chavaret