Jazz live
Publié le 14 Juil 2019

JAZZ à VIENNE : JOHN ZORN BAGATELLES MARATHON

Escapade viennoise (sans escalopage, pour les amateurs de cuisine….) pour une soirée événement, et une immersion de fin de journée dans l’ambiance du festival

L’aventure commence par l’ascension de la colline, vers le Théâtre Antique, sous un soleil de plomb. Un message du stagiaire du service de presse m’a annoncé la balance (sans possibilité de faire des photos) du pléthorique programme de John Zorn de 16h à 17h30. Arrivé sur place : porte de bois. Manifestement John Zorn a préféré l’absence des media pour ce qui est en réalité un filage, et l’on ne saurait lui reprocher de ne pas déflorer la sensation du concert.

Je redescends donc vers la Scène du Forum de Cybèle, où des groupes se succèdent de midi à 23h. Public nombreux, qui va et qui vient, écoutant-selon ses goûts- avec attention ou distraction les groupes qui se succèdent. À l’instant c’est le groupe Marthe. Je file vers le théâtre où l’ami Alex Dutilh doit conférencer sur l’un de ses sujets favoris : John Zorn

L’exposé est, on s’en doute, passionné, et aussi passionnant. Une rapide rétrospective, illustrée d’extraits sonores courts mais pertinents, offre des voies d’accès au monde protéiforme du saxophoniste-compositeur et agitateur culturel. Plaisir de réécouter ‘Cobra’, ‘News for Lulu’, ‘Naked City’, ‘Pain Killer’, mais aussi ‘Kristallnacht’ et les reprises de Morricone, sans oublier les musiques de films et d’autres aventures, dont le ‘Massada String Trio’.

Avant de filer vers la cantine, je tends l’oreille pendant une dizaine de minutes vers un groupe que j’apprécie : ‘House of Echo’, du pianiste Enzo Carniel. Musique subtile, pleines de tensions et d’infimes nuances, peu compatible avec ce lieu où le public va et vient, parfois bruyamment. Je sens que les musiciens souffrent sur scène, car la musique, de très belle qualité, ne bénéficie manifestement pas du contexte qui lui conviendrait.

Après l’ambiance détendue de la cantine, où les membres des groupes qui entourent John Zorn donnent la sensation de former une sorte de famille, c’est le concert, qui commence à l’heure dite, car l’affiche est plus que nourrie.

JOHN ZORN : BAGATELLES MARATHON, avec

MASADA

John Zorn (saxophone alto), Dave Douglas (trompette), Greg Cohen (contrebasse), Joey Baron (batterie)

SYLVIE COURVOISIER-MARK FELDMAN duo 

Mark Feldman (violon), Sylvie Courvoisier (piano)

MARY HALVORSON QUARTET

Mary Halvorson & Miles Okazaki (guitares), Drew Gress (contrebasse), Tomas Fujiwara (batterie)

CRAIG TABORN Solo

Craig Taborn (piano)

TRIGGER

Will Greene (guitare), Simon Hanes (guitare basse), Aaron Edgcomb (batterie)

ERIK FRIEDLANDER-MIKE NICOLAS duo

Erik Friedlander & Michael Nicolas (violoncelles)

JOHN MEDESKI Trio

John Medeski (orgue), Dave Fiuczynski (guitare), Calvin Weston (batterie)

NOVA QUARTET

John Medeski (piano), Kenny Wollesen (vibraphone), Trevor Dunn (contrebasse), Joey Baron (batterie)

GYAN RILEY-JULIAN LAGE duo

Gyan Riley & Julian Lage (guitares acoustiques)

BRIAN MARSELLA trio

Brian Marsella (piano), Trevor Dunn (contrebasse), Kenny Wollesen (batterie)

IKUE MORI solo

Ikue Mori (électronique)

KRIS DAVIS quartet

Kris Davis (piano), Mary Halvorson (guitare), Drew Gress (contrebasse), Kenny Wollesen (batterie)

PETER EVANS solo

Peter Evans (trompette)

ASMODEUS

Marc Ribot (guitare), TrevorDunn (guitare basse), Kenny Grohowski (batterie), John Zorn (direction)

Vienne (Isère), Théâtre Antique, 10 juillet 2019, 20h30

Le concert commence avec le seul groupe dans lequel Zorn jouera ce soir, Massada. Un groupe issu de l’aventure antérieure, celle qui trouvera son expression sur scène et sur disque, entre 1993 et 2107, avec les quelque 600 compositions du Massada Book, jouées par ce groupe, mais aussi par le plupart des artistes que nous écouterons ce soir dans cette nouvelle folie, une série de bagatelles. La musique classique désignait ainsi des pièces légères ou aventureuses dont la fantaisie échappait aux formes canoniques (sonate, nocturne, scherzo, etc….). Il ne s’agit pas ici de musiques légères, mais d’une foule de propositions musicales, pour des groupes ou des solistes différents, qui ont en commun d’être souvent atonales, parfois attirées vers un centre de tonalité, et aussi souvent modales. Ce nouveau cycle nous éloigne du Massada Book dont toute la thématique se référait à l’univers de la musique juive, celle des ghettos d’Europe centrale et d’autres communautés. C’est une cinquantaine de ces nouvelles compostions, ces Bagatelles de John Zorn que nous allons écouter, jouées par 14 groupes ou solistes différents.

Avec la quartette ‘Massada’, c’est comme une bouffée de l’avant garde d’hier (et qui ne cesse d’être à l’ordre du jour) : souvenir d’Ornette, et des éclats du free, avec une foule de segments thématiques d’une précision infernale, et surtout un goût de l’instantané qui tutoie la perfection dans l’improvisation. Une sorte de free jazz dirigé, car Zorn par ses gestes sollicite les interventions, les nuances, les ruptures…. C’est musicalement puissant, le public est conquis, et votre serviteur itou.

Quinze minutes de musique coup de poing, et c’est le groupe suivant, dont Zorn va présenter les membres, comme il le fera tout au long de la soirée. Pas de temps morts : c’est le concept, et il fonctionne à merveille, c’est d’autant plus important que les musiques sont chaque fois radicalement différentes. Avec Sylvie Courvoisier et Mark Feldman, on navigue entre des pièces rythmiques percutantes (Bartók n’est pas loin) et chez le violoniste des couleurs lyriques à la Alban Berg. Beau contraste avec ce qui précédait. Ce jazz de chambre un peu corrosif me plonge dans l’admiration émue, et je regrette que le médium du piano soit si pâteux, même si cela s’arrange un peu au cours de la courte prestation. Pour avoir souvent écouté, et admiré, Sylvie Courvoisier, je sais que la musicienne n’est pas en cause. Et pour n’avoir pas entendu l’instrument de près à la balance, je ne saurais dire si c’est le fait d’un piano mal harmonisé ou d’une sonorisation peu attentive.

Après dix minutes de ce duo, c’est le quartette de Mary Halvorson : cohésion, qualité des solistes, vibrantes tensions et écarts improvisés, c’est remarquable, et Miles Okasaki n’a rien à envier à sa consœur guitariste. La rythmique est du feu de dieu, on aura une coda en forme d’aria baroque ou de chanson sentimentale, et pour finir une musique cyclique, obsessionnelle, comme un blues en surchauffe ou une sorte de flamenco psychédélique. Les solos sont d’autans plus percutants qu’ils sont courts : 15 minutes pour jouer trois thèmes et les dynamiter d’improvisation. Grand moment !

Retour à une nomenclature chambriste, avec le duo qui associe les violoncelles d’Erik Friedlander et Michael Nicolas. Je sais, le septuagénaire radote un peu, mais j’entends ici ou là le souvenir de Bartók (encore !) et Stravinski. La musique est tendue, riche de nuances. Sur un dialogue à l’archet le public semble décrocher, car un léger brouhaha se fait entendre. Mais les oreilles s’ouvrent, et d’accords soyeux en ruptures brutales, jusqu’à une coda fédératrice en forme d’accord parfait, les auditeurs finissent par recevoir le message musical. Assez gonflé dans un tel contexte, et totalement réussi.

Encore une transition hardie : après les deux violoncelles, une espèce de punk hard core par le trio ‘Trigger’, une sorte de free rock group. C’est violent, et violemment assumé. Avec les défauts du genre, pas dans la musique mais dans l’attitude : le bassiste invite le public à applaudir plus fort, alors que les applaudissements sont fournis ; mais le niveau de sonorisation affecte les tympans… Des tonnes d’infra basse noient un peu le son de guitare, pourtant tranchant. La musique est structurée, avec un effet Machine Gun qui ravit les amateurs nostalgiques du free jazz européen. Jeu avec le larsen à la Hendrix : entre les basses offensives et les aigus saturés, mes acouphènes vont se réveiller. Mais bon, on est toujours dans la cohérence musicale de ce projet archi contrasté.

Contraste encore, voici Craig Taborn en solo. Le piano n’est manifestement pas au top ; mais heureusement le pianiste l’est. Fulgurances, éclats vifs, du grave à l’aigu, sons nets ou longuement résonants : Craig Taborn sait ce que peut livrer le piano dans une musique ouvertement libre. Difficile de deviner ce qui vient du thème écrit par Zorn et ce qui ressortit à l’improvisation du pianiste. Une sorte de free rag pour conclure 15 minutes de grande musique : vive Craig Taborn !

Avant l’entracte, environ un quart d’heure de Zorn par John Medeski, à l’orgue et à la tête de son trio. On est à nouveau avec la second batterie, celle qui a servi pour le groupe Trigger : la lourdeur saturée de la grosse caisse et du tom basse (mais aussi les graves du pédalier de l’orgue) étouffent la musique de la guitare et des claviers. C’est dommage, car la musique est puissante (j’allais écrire forte, mais cela aurait prêté à confusion….), David Fiuczynski est un fameux musicien, et j’ai retrouvé là des émois anciens suscités par le trio ‘Lifetime’ de Tony Williams, avec Larry Young et John McLaughlin.

Après l’entracte, vers 22h20, c’est le tour du ‘Nova Quartet’ : John Medeski est cette fois au piano. Ce pourrait être une version très énervée du quartette qui associait Keith Jarrett à Gary Burton au début des années 70, mais c’est beaucoup plus libre. C’est précis, engagé, sans concessions. Encore l’effet coup de poing, mais qu’est-ce que c’est bon : on en deviendrait maso, si l’on ne se surveillait pas….

Contraste encore, avec l’arrivée d’un duo de guitares acoustiques ; vu le contexte, la taille du Théâtre antique, et les décibels torrentiels de certains groupes, c’est gonflé, mais ça marche. Le jeune et brillant Julian Lage est associé à un presque vétéran, le quadragénaire Gyan Riley, dont le nom vous dit probablement quelque chose puisqu’il est le fils de Terry Riley. Les compositions de Zorn sont ici plus tonales/modales. On songe à ce beau duo qui associait, à peu près à l’époque où naissait Gyan Riley, Philip Catherine et Larry Coryell. On est dans la logique de cette instrumentation, mais en même temps qu’ils l’assument, ils en jouent et s’en libèrent, avec par exemple à un moment une tentation sérielle. Brillant et infiniment musical. Quand ils les présente à nouveau en fin de prestation, John Zorn – qui aura joué son rôle de Monsieur Loyal d’un bout à l’autre de la soirée- parlera de Flamenco Bagatelles : pas faux.

Encore un grand moment de musique à venir avec le trio du pianiste Brian Marsella. C’est la première fois que je l’entends sur scène, après avoir (sur l’instigation de l’Ami Jean-Paul Ricard) découvert un enregistrement, et ce fut encore un choc. Le piano ne cache pas ses défauts mais cela ne suffit pas à altérer les formidables qualités du pianiste. Comme chez Lennie Tristano, il semble conquérir dans la rigueur musicales les armes d’une liberté absolue. Le premier et le troisième thème sont du genre segmenté, anguleux. Le jeu du pianiste est vif et très ouvert, dans de beaux échanges avec le bassiste et la batteur. Entre les deux un thème lent, qui tourne autour d’une note obstinée, avant de s’envoler vers un lyrisme mélancolique qui me rappelle les frissons de Lonely Woman d’Ornette Coleman. Je suis conquis, et manifestement les autres spectateurs le sont aussi.

Maintenant un solo d’Ikue Mori, avec des thèmes plutôt sériels, traités, amendés, métamorphosés par l’électronique. La prestation est courte, mais dense, et se termine par une sorte de petite ritournelle sérialisée.

Puis c’est le tour de Kris Davis, et de son quartette. C’est vif, avec de beaux dialogues entre la pianiste et Mary Halvorson. Vient un thème lent, qui respire le mystère, un peu comme la musique de Scriabine. Ici la guitare s’aventure dans ube ballade qui se jouerait de l’harmonie conventionnelle. Pour conclure un tempo plus vif, et une rythmique presque latine qui bifurquerait vers le chabada ; et toujours une musique très libre, côté piano comme côté guitare.

Encore un virage en épingle à cheveux avec le solo du trompettiste Peter Evans. Incroyable déambulation dans les arcanes des modes de jeu, de l’expressivité exacerbée, et de la virtuosité qui se soucie exclusivement de musique, de musicalité. Époustouflant !

(photo Marc Ribot Zorn)

Pour conclure la soirée, John Zorn reste sur scène après avoir présenté le groupe de son vieux complice, le guitariste Marc Ribot : le trio Asmodeus. Mais il ne jouera pas. Assis dos au public, affublé d’un sweater à capuche car il perçoit la fraîcheur de la nuit, il dirige l’interprétation de ses dernières œuvres, et des improvisations qu’elles suscitent. Trevor Dunn est cette fois à la guitare basse, avec un sont surchargé d’infra-basses, et un niveau monstrueux. Idem pour la batterie. Marc Ribot survole ce magma un peu empâté d’une virtuosité confondante, d’une fine musicalité, mais à un niveau extrême de décibels. C’est impressionnant. Je suis épaté, et conquis, avec malgré tout quelques craintes concernant le retour de mes acouphènes…. Très belle soirée d’un projet déjà venu en 2017 à la Philharmonie de Paris, passé cet été par Gand le 9 juillet, et qui devait le 11 se donner en version allégée au New Morning à Paris, Pleyel ayant annulé faute de réservations suffisantes. C’était au Pays Bas le 12, et ce sera à nouveau du côté de chez nous, le 26 à Marseille, et en Espagne, près de la frontière, les 27 & 28 à Saint Sébastien.

Xavier Prévost