The Savory Collection 1935-1940
L’an passé, Mosaic Records publiait “The Savory Collection, 1935-1940”, 6 CD de captation d’émissions de radio le plus souvent live. Franck Bergerot a cassé sa tirelire et nous dit ce qu’il y a entendu
La rumeur avait annoncé l’acquisition par le National Jazz Museum de Harlem d’une importante collection de captations radio (airchecks) gravées entre 1935 et 1940 par William Alcott “Bill” Savory (1916-2004). Non seulement, quelques privilégiés connaissaient déjà l’existence de ce fonds, mais Bill Savory n’était pas tout à fait un inconnu – en tout cas pas pour quelques spécialistes de la discographie et autres historiens du phonographe et de la radiodiffusion –, puisque la qualité de ses airchecks l’avait fait remarquer par CBS (Columbia Broadcasting System) qui l’engagea en 1940. Après avoir mis ses talents au service de l’US Navy pendant la guerre (son fils fit même courir le bruit qu’il avait travaillé pour la CIA), il travailla chez Columbia Records où il contribua à la mise au point du disque vinyle 33 tours Long Playing (LP). En outre, il eut le bon goût d’épouser Helen Ward, ancienne chanteuse de l’orchestre de Benny Goodman et divorcée d’Albert Marx.
Précision pour la petite histoire, qui mérite digression. Helen Ward avait quitté Goodman en 1936 lorsqu’elle avait épousé Albert Marx, producteur chez Brunswick Records. Le 16 janvier 1938, non seulement Albert Marx l’invita, pour son anniversaire, à assister au concert de Goodman au premier rang du Carnegie Hall mais il lui en offrit l’enregistrement qu’il avait fait réaliser dans le petit studio d’Harry Smith, situé en face de la fameuse salle de concert (ce même studio où, en 1947, aurait lieu la fameuse séance Savoy au cours de laquelle Charlie Parker réunit un quintette spécial, avec Bud Powell au piano, pour enregistrer Cheryl, Chasin’ the Bird, Donna Lee et Buzzy). Or c’est Savory qui réalisa en 1950 pour Columbia le transfert au microsillon du concert de Goodman*.
Mais revenons à notre Savory Collection pour laquelle Michael Cuscuna a réuni une équipe de coproducteurs éclairés afin d’en tirer un coffret de 6 CD pour sa prestigieuse collection Mosaic, qui fut notamment récompensé en France par l’Académie du jazz du Prix du meilleur inédit de l’année 2018. Une distinction destinée aux rares jazzfans soucieux de compléter leurs intégrales de Count Basie, Joe Marsala et Joe Sullivan. Ce qui n’est pas exactement mon obsession, mais Jazz Magazine n’étant pas connu du service de presse de Mosaic, ma curiosité fut tout de même suffisamment piquée au vif pour que je casse ma tirelire.
A l’heure des rééditions réalisées par Zev Feldman (notamment autour des enregistrements de Wes Montgomery), les coffrets Mosaic sont livrés dans d’austères boîtier 30 x 30, accompagnés de livrets du même format non moins austère. Ils s’adressent à un public de connaisseurs peu soucieux du flacon pourvu qu’ils aient l’ivresse. Le contenu de “Savory Collection, 1935-1940” est si disparate, que l’on peut craindre l’indigestion avant d’atteindre l’ivresse : les 20 titres du seul premier CD vous font passer successivement de Coleman Hawkins à Ella Fitzgerald, Fats Waller, Lionel Hampton, le duo Karl Kress & Dick McDonough et le trio d’Emilio Caceres. Karl qui ? Emilio qui ? Soyez patients…
Commençons par Coleman Hawkins Ah, bon ? Il n’existait pas déjà suffisamment de disque de Coleman Hawkins ? Oh, certainement… mais vous lui en connaissez beaucoup des versions de Body and Soul de 5’51 en mai 1940 ? Body and Soul est ce standard qui fit remarquer le saxophoniste en 1939, au retour d’un séjour européen de cinq ans. Deux chorus où le thème n’est évoqué que dans les premières mesures – où il glisse le fameux calembours harmonique appelé “substitution tritonique” qui deviendrait le sésame des boppers. Ces deux chorus qui connurent un populaire succès immédiat (Thelonious Monk s’en étonna « alors qu’il ne joue même pas le thème ! ») est toujours étudié dans les écoles quatre-vingt ans plus tard.
Deux chorus seulement ? À l’époque, les disques de 25 cm tournant en 78 tours par minutes ne permettaient pas de dépasser les trois minutes de musique. Or Savory enregistrait sur des disques aluminium nu ou couvert de gomme laque (incorrectement appelés acetates) d’une taille de 30 ou de 40cm tournant en 33 tours. D’autre part, ces airchecks consistaient en des captations de diffusions radiophoniques réalisées en public, ici dans les studios des stations (NBC, CBS, WNEW), dans les salles de concert ou de bal (Golden Gate, Savoy Ballroom), les hôtels (Ambassador) et les clubs du Village (le Café Society) ou de la 52ème rue (Onyx, Yacht Club). Les airchecks étant réalisés eux même par des studios souvent spécialisés, comme l’Ezekil Rabinowitz’s Audio-Scriptions où Savory fit ses débuts, en branchant leur équipement sur la ligne téléphonique par laquelle transitait les radiodiffusions.
Alors certes, l’aircheck de Coleman Hawkins, ne provient pas du Kelly’s Stables où il créa son Body and Soul avant l’enregistrement du 11 octobre 1939, mais du très select Fiesta Danceteria le 17 mai 1940. Et les quatre chorus qu’il s’autorise devant ce public de danseurs, l’autorisent à ré-habiller sa version initiale d’une foule de variations et à faire monter la sauce (comme on l’entendra le faire trois ans plus tard sur un The Man I Love tout aussi anthologique, enregistré en studio mais sur un support plus grand). En outre, on pourra comparer dans ce même coffret la version de Coleman Hawkins avec celles des trompettistes Bobby Hackett, délicatement rêveur “à la Bix” le mois suivant, et l’impatient Roy Eldridge qui se jette soudain dans un doublement de battue deux ans plus tôt.
On ne va pas tout vous détailler, mais on ne saurait vous cacher que la suite comprend notamment huit titres de Fats Waller and his Rhythm au Yacht Club et cinq autres tirés de l’émission Make Believe Ballroom, sur des durées suffisamment longues pour entendre mieux qu’à l’ordinaire le très lyrique ténor de Gene Sedric, le pianiste et chanteur n’étant jamais plus à son avantage que la bride sur le cou. Toujours dans le cadre de Make Believe Ballroom, Lionel Hampton dirige une épique jam session où il confie Stardust à Herschel Evans qui en fait un émouvant testament cinq semaines avant sa mort, Hampton se réservant une version chauffée à blanc de Chinatown, My Chinatown, jouée à deux index sur le clavier du piano, à la façon des mailloches sur le vibraphone, son instrument habituel.
Vous demandiez qui sont Karl Kress, Dick McDonough et Emilio Caceres ? Ce dernier, passant du sax baryton à la clarinette, partageait un trio avec son frère, violoniste du genre à faire fumer les cordes, et le guitariste Johnny Gomez à la pompe robuste. Quant à Karl Kress et Mick Donough, ce sont deux très grands virtuoses de la guitare acoustique des années 1930, avant que n’émergent Charlie Christian. Leur duo est un modèle de maîtrise du langage harmonique sur la guitare, leurs deux instruments se complétant (Mc Donough principalement en single notes, Dick Donough en accords) avec une musicalité infinie. Et puisque l’on parle de guitares, les longues captations de la jam session animée par le clarinettiste Joe Marsala nous offrent d’entendre de longs solos du guitariste Carmen Mastren, lui aussi à la pompe robuste comme Johnny Gomez, mais auteur de solo en accords qui témoignent de ce que cet art était développé à l’époque.
Un autre guitariste se taille la part du lion sur ce coffret, c’est Freddie Green, le guitariste de Count Basie à l’orchestre duquel sont consacrés les deux derniers CD du coffret. Mais que dire de nouveau de Freddie Green, qui passa sa vie à battre les quatre temps à l’arrière plan. C’est que sur I Ain’t Got Nobody où, le 18 août 1938 au Famours Door, on l’entend parfaitement, le voici qui joue de formidables syncopes pendant le dernier B du solo de piano. Et le voilà qui recommence sur Every Tub et sur Shout And Feel It. Sur une autre version d’Every Tub, huit mesures sont réservées au tandem Green-Walter Page, au cours desquelles le contrebassiste chahute joyeusement la métronomie du guitariste.
Et bien sûr, il y a L’Orchestre ! Ici avec des captations qui permettent de découvrir notamment les premières versions longues de One O’Clock Jump (4’38), Texas Shuffle (4’48), Jumpin’ At Woodside (4’12, aaaah, les deux chorus de Lester !), Panassié Stomp (4’32). Et si les deux versions d’Apple Jump ne dépassent pas les 3 minutes (ce qui restait une durée assez habituelle pour un titre à faire danser), n’hésitez pas à vous les repasser une seconde fois pour la seule partie de batterie de Jo Jones.Et sachez enfin que Limehouse Blues est une rareté dans le répertoire du Count Basie Orchestra et qu’on ne fera pas la fine bouche sur les 2’32, et les solos réservés à Herschel Evans, Harry Edison, Lester Young, Jo Jones et Count Basie.
Pensez-donc, 1938 est l’année du véritable envol de l’orchestre de Count Basie, récemment arrivé de Kansas City à New York, dynamisé par la rivalité Herschel Evans-Lester Young, ce dernier dans toute la splendeur de sa première manière. John Hammond, premier soutien de Count Basie, avait convaincu la direction du Famous Door de prendre l’orchestre pour l’été – saison où la chaleur estivale new-yorkaise incitait beaucoup de clubs à fermer – en échange d’une diffusion nocturne sur CBS et de l’installation d’une climatisation. Et croyez moi, clim ou pas, sur la petite estrade où s’entassaient les quatorze musiciens du Count (quant le largissime Jimmy Rushing ne les rejoignaient pas), ça chauffait méchamment. Je n’y étais pas, mais ça s’entend.
Entre le 12 juillet et la fin de la résidence de l’orchestre le 12 novembre, je compte dans les discographies près de 20 séances de captation dont dix réalisées par Savory et inédites auxquelles s’ajoutent celles du Carnival of Swing du 29 mai 1938 sur Randall’s Island, le premier festival en plein air de l’histoire du jazz, et d’autres captations de 1939 et 1940 tirées de la Columbia Dance Hour de CBS ou de concerts au Panther Room de Chicago ou au Southland Ballroom de Boston. On connaissait déjà un certain nombre d’airchecks de l’orchestre, principalement au Famous Door, grâce à la collection Masters of Jazz, mais la qualité des inédits de Savory est très supérieure, permettant notamment d’entendre assez précisément le travail de Freddie Green et Walter Page.
Cette supériorité de qualité sonore vaut pour une bonne partie du coffret, notamment pour Teddy Wilson à la tête de son big band qui ne dura hélas que quelques mois, et dont l’arrangement de Sweet Lorraine absent des deux seules séances en studio de la formation, est ici gravée le 29 décembre 1939 avec une qualité de prise de son qui restitue tant la qualité de la partition et la tendresse de Ben Webster que l’atmosphère du Golden Gate, luxueuse salle de balle sise à l’intersection de Lenox avenue et de la 142ème rue.
Quoi d’autre ? Dix titres du merveilleux quintette de John Kirby, vingt-quatre minutes d’improvisations libres du pianiste Joe Sullivan jouant comme au salon pour les invités d’un soir… En tout, six heures à parcourir les rues de New York et pousser les portes des lieux du jazz il y a quatre-vingt ans. Franck Bergerot
* Le concert du Carnegie Hall de Benny Goodman avait été enregistré avec trois microphones, un au-dessus du pupitre du leader et deux de part et d’autre de l’orchestre. Les trois sources étaient mixées en une seule sans travail de balance qui fut envoyée vers un camion de la CBS, puis acheminée par une ligne téléphonique dédiée vers le studio de contrôle de la CBS et réacheminée jusqu’au Harry Smith’s Artist’s Recording Studio et gravée sur des disques d’une durée maximum de 8 minutes 45. Afin de capter la totalité du concert, deux platines de gravure étaient en fonction, relayées par deux autres au studio Universal de Raymond Scott également en communication avec CBS. Hélas, on constata par la suite un léger décalage de vitesse entre les gravures respectives des deux studios et il fut longtemps impossible de monter entre elles les gravures de l’un et l’autre. Aussi n’est-ce que la partie gravée par Harry Smith qui fut publiée lors de la publication de 1950 préparée avec le secours de Bill Savory. Et il fallut attendre l’avènement de la technique digitale pour que Phil Schaap résolve ce problème et livre une édition intégrale du concert.