Marciac (2): Omara Portuondo, besáme mucho !
.« Je ne fais que quelques concert de jazz, exclusivement en Europe. Mais bon rien d’étonnant pour moi. Aux États Unis maintenant on ne joue plus cette musique. Faut être réaliste. Les jeunes musiciens sont passés aux machines, à la technologie numérique et au web. Qui peut se permettre de passer 10 ans à travailler un instrument pour espèrer posséder un vocabulaire jazz comme celui de Rollins ou Elvin Jones? Moi je dois ramener de l’argent pour faire vivre ma famille, éduquer mes gosses. Alors j’ai fait de la pop, du disco, de la variété. Je l’avoue je n’aimais pas ça. Mais j’ai accompagné Whitney Huston. Parce qu’un chabada sur la cymbale, même très bien foutu ça ne fait bouffer personne…Le jazz aux US, c’est fini, c’est juste de l’histoire… »
Baptiste Herbin (as), Simon Chivallon (p), Pierre Marcus (b ), Yoan Serra (dm)
Place du Village
Antonio Farao (p), Ira Coleman (b), Mike Baker (dm)
Gilberto Gil (voc, g, elg), Nara Gil (voc), Flor Demasi (voc, invitée), Bem Gil (elg, voc), Claudio Andrade (cla), Thiago Queiroz (as, bas, fl), Diogo Gomes (tp, bug), Bruno Di Lullo (b), José Gil (dm, per) , Domenico Lancelloti (dm, perc)
Chapiteau
Jazz in Marciac, Marciac (32230), 5 août
Des séquences vécues par flash, sur deux épisodes, en plein jour sur la scène plantée au centre du village, dans un quadrilatère bordé de bistrots, de restos, de terrasses, de boutiques éphémères. Alerté à l’arrivée dans le village par le son d’un alto. Baptiste Herbin. Une sonorité qui porte, franche, coupante, flattée par un enchaînement top net dans les articulations musicales. Et puis à l’écoute sur ce « tribute » à Canonball Adderley, on s’en rend compte assez vite, la tonalité globale de l’orchestre, le son du quartet révèle plus qu’une simple restitution. Il s’agit bien d’un vrai travail pour revisiter la musique du saxophoniste « canon » de l’époque des sixties. Avec l’idee d’y apporter une touche personnelle, une trame, un engagement aussi, daté du jazz d’aujourd’hui. Tel ce chase, duo/duel en guise de final sax/batterie sur une musique de film signée de l’aîné des frères Adderley.
On ne le voit plus très souvent sur une scène, mais dans l’idiome il est toujours là. On retrouve un phrasé brillant, une expression pianistique très marquée par le centre du clavier. Rien d’exceptionnel peut-être, ou de profondément original -surtout 24 h après un concert d’Ahmad Jamal dont le village bruissait d’échos laudatifs voire d’épithètes magnifiants- en matière de trio piano. Au total pourtant un jazz très bien foutu, avec son lot de nuances. Marqué du sceau d’une forte résonnance rythmique (Latín dance) du fait notamment de l’apport du bassiste Ira Coleman, revu avec plaisir. Et piqué au vif par la batterie explosive de Mike Baker, lequel in fine s’y entend malgré tout en matière de pratique du « vocabulaire jazz » (voir chapô introductif du papier) À noter une séquence (trop) brève de piano solo empreinte de délicatesse (Syrian Children) Plus une autre, motif rythmique de main gauche très expressif dédiée à Kenny Kikland (Brother Kenny)
C’est le genre de récital où, si l’on est un adepte de la prise de notes pour ne rien oublier du concert, on a vite fait de noircir les pages de son carnet. Clairement dit: le chapiteau s’en souvient encore, ce concert de Marciac raconte l’histoire, non LES histoires de Gilberto Gil (assumé) au pluriel. Venu en famille jouer et chanter le Brésil. Sauf que l’on découvre alors sur scène que Gilberto Gil, natif de Bahía, est aussi…un rocker ! Éclectique, électrique, expressionniste dès lors qu’il se lève pour empoigner une Fender Télécaster.
Au départ on entend sa voix bien sur. De fuit tropical et sucré de canne épicée. D’ailleurs pas forcément assez mise en avant dans ce tableau sonore illustrant son dernier album (OK OK OK ) Car derrière viennent huit instruments ou voix, formule offrant une large palettes de couleurs sonores, une richesse certaine de lignes mélodiques (exemple d’un chorus de bugle tout en légèreté ) dans les arrangements signés de son fils Bem (Sereno, Quatro pedhacinhos) La séquence initiale se poursuit le temps d’un « chorro « cette musique du Nordeste qu’il qualifie tout sourire de « samba plutôt complexe » avant d’en confier sa recette propre« j’en ai composé un très simple que tout le monde peur apprécier chez nous » Rythme de danse explicité à trois : percussion, bugle, flûte au service de sa voix. On peut avoir dans le souvenir, l’information pour ceux qui découvrent, des échos du Tropicalisme, ce courant qui avait révélé Gilberto Gil ou son ami Caetano Veloso. Même sentiment, émotion à fleur de peau dans ce second mouvement du concert. Gilberto Gil rend hommage à Jao Gilberto récemment disparu, prince de la bossa nova, seul à la guitare « il m’a beaucoup inspiré dans sa dimension spirituelle » (Se eu qui ser fala com Deus)
Puis voilà qu’il se lëve à présent. On lui tend une guitare électrique. On lu monte son micro. Tout l’orchestre revient en scène, se met en place. Un riff sec sur les cordes répercuté dans la sono. C’est parti pour le troisième acte. Une samba qui bouge, une bossa qui tape. La rythmique muscle le ton (son fils Bem passe à la batterie) Viennent en contrechant des traits d’alto, voir de sax baryton et leurs alter ego de trompette, cuivres trempés dans l’aigu. C’est parti pour une heure de musiques métissées made in Brésil d’aujourd’hui, chargées de groove, de rythmes souples ou fermes, de chants gorgés de couleurs contrastées, musiques qu’à Sao Paulo ou Rio on qualifie de « bossa rock « ou même « bossa-funk » Un pan du travail de Gilberto Gil compositeur (21 morceaux joués pour terminer sur son hit, Toda Menina Baiana) enrichi par un contexte fàçon coloration big band (marqué des cuivres notamment)
Avec en incise volontaire un clind’oeil au carnaval de Bahía « là où les noirs sauvent une partie de la culture du Brésil » affirme Gilberto Gil à propos de sa ville -Petite parenthèse : cette phrase mise à part il paraît étonnant de ne pas avoir entendu dans la bouche de celui qui fut Ministre de la Culture de Lula, la moindre référence critique à la situation politique et sociale du Brésil de Bolsonaro…- Avec également à noter, dans cette furia qui a poussé le public à venir danser en masse au bord de la scène, un moment de répit: une chanson en duo avec sa petite fille d’une dizaine d’année, visiblement pas impressionnée par les milliers de spectateurs enthousiastes.
C’était l’histoire du clan Gil récitée au présent, série vue dans sa version Marciac Grand Chapiteau.
Alfredo Rodriguez (p, cla), Pedrito Martinez (perc)
Roberto Fonseca (p, elp, cla), Yandy Martinez (b, elb), Ruly Herrera (dm), Andrés Coayo Batista
Invités: Mayra Andrade, Joe Lovano, Omara Portuondo
Jazz in Marciac, Chapiteau, Marciac 32230, 6 juillet
La parure, le look, ce peut être une indication, un signe. À ce titre celui affiché par Pedrito Martinez frappe le fond de l’oeil: tout de blanc immaculé vétu, casquette y compris, ray-bans rutilantes, pur Miami Beach style…Ceci dit dans son jeu en alternance, congas, cajón et tambours batas, il y a du savoir faire, de l’expression directe bombardée à haute dose. Plus de la virtuosité affichée quelle que soit la peau frappée et/ou caréssée. Son compère Alfredo Rodriguez joue lui également sur l’alternance. Moments de douceurs, notes appaisés dans le fin canevas d’une ballade. Puis dans le cadre d’une longue séquence de piano solo le jeu sans pression s’efface peu à peu au profit d’une montée en tension progressive, diaporama successifs d’univers balayant musique classique, musique répétitive, emphase d’accords en saccades accélérées jusqu’à la démesure. L’heure de la griffe afro-cubaine a passé. Sur les tambours comme sur le clavier s’instaure dès lors une ambiance d’exploit technico-physique pour reprendre le vocabulaire rugbystique. Notion de démonstration, volonté du show, de son impact immédiat. Et Pedrito Martinez derrière son set de congas de rappeler à son tour que l’album de la paire cubaine, Duologue a bénéficié du travail de production de Quincy Jones. Efficacité à transposer donc sur scène. Vient ainsi rapidement la demande de participation du public. Celui de Marciac, à l’habitude, ne se fait pas prier très longtemps. La conclusion du concert boucle la boucle: le blanc éclatant du corps sculptural du percussionniste s’anime, vibrionnant, sur le tracé des pas de danse stroboscopés du Thriller de Michael Jackson. Cuba be ? Cuba bop? Ou Cuba out ? aurait pu se demander Dizzy Gillespie…
À l’écoute du mode pianistique rutilant de son compatriote Rodriguez me revenait cette phrase recueillie à Coutances auprès du tout jeune Roberto Fonseca pour sa première interview dans Jazz Mag « Aux pianistes cubains on demande de jouer mille notes à l’heure. Pour ma part je préfère en user beaucoup moins, mais toujours senties… » Une forme de pari à tenir pour celui qui fut le dernier pianiste du Buena Vista Social Club face à l’attente du public de Marciac, une scène qu’il vient visiter quasi chaque année : « Autant vous dire qu’ici je me sens revenir chez moi… » Dans la perspective d’un programme artistique plus que chargé: 16 morceaux à fouiller au plus profond -dont les standards incontournables de la chanson cubaine Quizás Quizas, Lagrimas negras, Dos gardenias– Trois invités -très distincts dans leur être artistique- à honorer : Joe Lovano, Mayra Andrade et Omara Portuondo la diva cubaine aux 88 printemps . Plus le challenge de faire marcher un orchestre symphonique d’une centaine de musiciens issus des conservatoires de la Region Occitanie en cadence dans les pas de son quartet cubain.
Au final de plus de deux heures de musiques dès lors forcément plurielles dans leurs formes et globalement cubaines dans leur fond, leur esprit commun, un moment tient le haut du pavé. Côté jardin spécifiquement musical, le quart d’heure (sans doute plus mais à ce niveau de production saxophonique on peut estimer que le temps, parfois, consent à suspendre son vol..) Joe Lovano « J’ai tenu à l’inviter car pour moi il figure l’un des plus grands saxophonistes dans le jazz d’aujourd’hui » affirme Roberto Fonseca. Il entre en scène sous des augures de couleur vive : bleu azur, chemise et toque assorties. Sans attendre il rentre direct dans un chorus intense, armé d’une sonorité immédiatement reconnaissable, teintée d’acides animées aptes à vriller à son profit, à son plaisir et le nôtre, les grilles harmoniques les plus complexes. Pour revenir, au besoin à un souffle de rondeur, appaisé sur le tapis soyeux d’un boléro typique (Que bueno baile usted) Deuxième acte: une attaqué de front au ténor style Rolllins sur un thème mi afro-cubain, mi funky façon découpe de phrases brûlantes, hachures rythmiques sérrées, et autres stridences à rayer le cuivre…fallait voir le regard hypnotique de Fonseca, debout, à l’observer sans mot dire.
Second point culminant, côté cour cette fois, côté moment d’émotion surtout. Trois chansons offertes par et pour Omara Portuondo, icône de la chanson, de la scène cubaine. Quatre vingt huit ans: elle a bien sûr du mal à marcher, ne peut se tenir debout. Mais lorsque les musiciens lui fournissent l’essence musicale, sa voix revient, s’impose malgré l’âge. Une sorte de magie tient dans son art de chanter. Toujours les nuances, un charme, une étonnante présence dans le filet de voix. Et de l’humour tel ce moment où elle décide de reprendre la main car Roberto Fonseca ne parvient pas à stopper la foule répétant à sasiété le couplet de Bésame mucho..
Le reste de l’histoire dans cette énième nuit cubaine marciacaise ? Mayra Andrade, dommage ! Avec un brin de frustration. On aurait voulu entendre davantage la chanteuse capverdienne plutôt à son aise sur ce répertoire « latino » En coulisse plus tard Roberto Fonseca et elle se sont promis des retrouvailles actives. Quant à l’ambition de symphoniser l’air circulant cubain avec force cuivres et cordes d’orbite régionale, il s’agissait d’un pari qui tient à l’artistique comme à l’économique sans doute. Afficher la force productive d’une région vaste désormais entre Pyrénées et Méditerranée. Il y eut de la couleur donnée. Du volume aussi sans doute. Et du travail accompli, certainement. La circulation des flux musicaux afro-cubains était-elle la meilleure voie d’accès pour un tel métissage? Il aurait fallu un investissement supplémentaire : celui d’un sondage sortie de chapiteau pour savoir si ce pari faisait partie du hit parade des impressions émotions ressenties cette nuit là, avant l’orage, à Marciac.
Robert Latxague