Malguénac, 22ème édition sous le signe des oiseaux
On se rend à Malguénac – le nom du village claque comme un étendard – mais l’officiel est “Arts des villes, Arts des champs”, sous-titré sur l’affiche Jazz et alentours. “Le jazz mais pas que” n’est pas ici un simple alibi à ratisser large. Ouverture haut de gamme et pointue : hier le Sfumato Quintet d’Emile Parisien et le Ferenc Nemeth Trio avec Chris Potter et Gilad Hekselman.
Chaque année, un thème. L’an dernier Malguénac était sauvage et, de la vache qui parraine symboliquement des Arts des villes et des champs, il ne restait l’an passé sur l’affiche que le crâne et les cornes, façon vallée de la mort. Cette année, elle est de retour sur l’affiche, bel et bien vivante, et entourée d’une volière d’oiseaux, mais dans la salle multi-fonctions réhabillée pour l’occasion, qu’elle dominait depuis des lustres, elle a été remplacée par une grue couronnée géante, le crâne et les cornes de l’an passé subsistant derrière la régie.
Pour l’heure, après vernissage au boulodrome de l’exposition Oiseaux, vernissage animé par les roboratives Nouilles hors ligne (je vous laisse apprécier le jeu de mot), on s’attarde aux abords du chapiteau à l’extérieur de la salle, pour découvrir Three Days Of Forest, trio issu du Tricollectif et réunissant la chanteuse-diseuse Angela Flahault, la violoniste Séverine Morfin et le batteur Florian Satche, groupe adoubé par le dispositif d’aide au développement et à la diffusion, Jazz Migrations. Ecoute distraite par la fréquentation des stands de restauration et les retrouvailles de ce premier jour de festival. Sur scène a envoie, ça cogne, ça hurle, ça frotte, et ça me tient même un peu éloigné pour ne pas endommager mes vieilles oreilles un peu plus qu’elles ne le sont pour lesquelles j’ai oublié mes protections. Et c’est à la lecture du programme que je découvre que le trio tire sa matière des autrices afro-américaines protestataires.
Et nous voici dans la salle principale, où le trio du batteur hongrois Ferenc Nemeth réunissant Chris Potter (sax ténor et soprano) et Gilad Hekselman (guitare) démarre sur les chapeaux roue un programme dense, compact, bandé comme un muscle. Ferenc Nemeth, on l’a découvert en même temps que Lionel Loueke au sein du trio Gilfema formé au Thelonious Institute au tout début du siècle et, depuis, on l’a croisé avec Dhafer Youssef, Aaron Goldberg et bien d’autres. Batteur actif et hyper-présent, sur un répertoire de thèmes-riffs et d’ostinatos sur lesquels Chris Potter fait monter la sauce comme il le sait faire, Gilad Hekselman époustouflant dans ses solos qu’il accompagne lui-même de parties de basse. Quelques effets, pédales, boucles, le batteur chantant parfois a capella en faisant passer sa voix dans une machine entre le vocoder, l’harmonizer et le sequencer, pour en tires d’étranges chorales tirant tant vers l’accordéon que les voix de gorge de Mongolie. Triomphe devant une salle bien remplie et très chaude. Le 22ème Malguénac Festival est bien lancé.
L’accueil ne sera pas moins pour Emile Parisien (sax soprano) et son Sfumato Quintet, peut-être plus démonstratif, tant le saxophoniste est spectaculaire dans sa gestuelle, mais elle participe de son feeling, de sa façon de vivre ses phrases, mais aussi d’échanger cette énergie avec son quintette, de le galvaniser avec une musicalité et un sens du récit qui aura totalement captivé le public de Malguénac. Y participent cette qualité de profondeur du son chez Simon Tailleu (contrebasse) animée d’une belle mobilité en parfaite entente avec l’élégance, le sens de l’espace de Gautier Garrigue (batterie), les deux partenaires entretenant avec une belle assurance les ambiguïtés rythmiques de la grande suite L’Histoire du clown tueur de la fête foraine aux allures de musique de Nino Rota. Le flegme intense de Manu Codjia (guitare) contraste et complète la présence nerveuse du leader. Quant à Roberto Negro, il ne joue pas du piano, mais du Roberto Negro, avec constamment des idées qui n’appartiennent qu’à lui, imaginant mille boîtes à musique imaginaire qu’il déclenche sur le clavier avec une facétie, un goût du jeu, de la surprise ou de l’obsession, un humour, une facétie et un sens du drame sans précédent, sauf peut-être chez Paul Bley que l’on imagine comme un modèle possible, mais totalement assimilé. Lisant ces jours-ci le très bel ouvrage de David H. Rosenthal sobrement et sans ambiguïté intitulé Hard Bop, je trouvais sous sa plume, dans une brève et lumineuse analyse du style du trompettiste Lee Morgan, le mot de malice (en français dans le texte, anglais). Bien que le lien entre Morgan et Roberto Negro soit plus qu’incertain, et sans revendiquer la clairvoyance d’analyste de Rosenthal, j’appliquerai bien au jeu de Negro ce mot de malice.
Le concert aura été long – c’est du moins ce qui inquiétait les musiciens en sortant de scène, mais pas ce que ressentait le public –, et bien qu’il n’y ait pas eu les habituels concerts entre-actes sous le chapiteau, la nuit est fort avancé. Le temps de la mise en place du dernier plateau, on apprend que Dave King, programmé en duo le lendemain, samedi 16 août, avec Craig Taborn, a été annulé pour cause de santé. Du coup, Chris Potter et Ferenc Nemeth ont accepté l’invitation de Craig Taborn (déjà présent en coulisses hier soir) pour un programme totalement inédit. Et l’on apprend au même moment que le groupe Market Street ne pourra jouer son Tribute to Joe Zawinul que l’on attendait avec une vivre curiosité.
Du coup, c’est un Supergombo (dont se souvient surement le public de Jazz à Vienne 2019) qui s’installe sur scène et dont j’écoute distraitement le premier morceau m’apprêtant à partir… il est déjà 2h du mat. Mais me voilà happé par cette machine afro-funk dont les rouages de batterie, de percussions de basse de guitare, de claviers et de “cuivres” (trompette, baryton) enclenchés en un engrenage d’un irrésistible motricité font se lever tout le public restant. Trois quarts d’heure plus tard, je m’arrache cependant à regret pour reprendre la route, ces grooves pleins la tête, alors que dans les campagnes traversées au claire de la lune, les cercles de lièvres, lapins et blaireaux reprennent en cœur a qui bombo. Franck Bergerot (photos X. Deher)
Rendez-vous demain au même endroit pour, dès 17h Fred Schimdely, Philippe Dardelle et Peter Gritz, l’Ensemble Nautilis sur une répertoire composé par son batteur Nicolas Pointard, le duo de choc Bakos, la création impromptue de Craig Taborn, Chris Potter et Ferenc Nemeth… final nocturne avec Brass Against, brass band new-yorkais qui revendique les influences très complémentaires de Rage Against the Machine, Public Ennemy, Kendrick Lamar, Gil Scott Heron, A Tribe Called Quest et Led Zeppelin…