Les Émouvantes 2019 : l’épique et le tragique
Hier 21 septembre, grand final pour le festival marseillais de la compagnie Émouvance : son fondateur, Claude Tchamitchian, seul à la manœuvre avec sa contrebasse, puis Marc Ducret et l’équipage de son programme Lady M.
“Orbiculaires et Hyptiotes” © X.Deher (Fictional Cover)
“In Spirit”, tel est le titre du programme que Claude Tchamitchian a livré sur disque et qu’il continue à faire vivre sur scène. Véritable corps à corps avec son instrument, plus exactement l’une des contrebasses du regretté Jean-François Jenny-Clark, au prêt de laquelle il doit d’avoir pu trouver et expérimenter l’accordage correspondant aux idées qui s’imposaient à lui, spécifiquement pour ce projet. Et dès la première pièce qui se présente comme une sorte d’étude en forme de suite de motifs à développer, c’est une nouvelle identité sonore très sensible de l’instrument qui nous est présentée, avec ces cordes à vide dialoguant – qu’elles soient pincées, frottées, frappées de l’archet, ou qu’elles réagissent par sympathie – avec les lignes mélodiques et arpèges développés par la main gauche aux extensions parfois extrêmes.
Affranchis du tempérament et des tensions harmoniques que suppose l’accordage traditionnel, l’instrument chante ainsi de toutes ses fibres et c’est justement de chant qu’il s’agit dans le second mouvement qui prend pour prétexte une antique mélodie arménienne. Cette fois-ci, muni de deux archets tenus d’une seule main, mais l’un passant sur et l’autre sous les cordes, il pousse la logique de cette nouvelle scordatura à l’extrême évoquant ce violon traditionnel norvégien de la région du Hardanger, le hardingfele, équipé de cordes sympathiques, mais surtout d’un chevalet dont l’arrondi sur lequel repose les cordes est aplani de façon à faciliter le jeu en double voire triple cordes, jusqu’à quatre cordes dans le cas du jeu à deux archets de “Tcham” qui magnifie ainsi son nouvel accordage.
Un troisième mouvement, plus bref, qu’il présente comme un interlude, In Childhood, est véritable morceau de bravoure dans le développement continu de lignes mélodiques générant leurs propres accompagnements et développements, évoquant les logiques de as de la guitare folk en open tuning. Le quatrième est un grand final qui d’agitatissimo en lamento souligne la dimension épique de cette performance qui laisse l’artiste exténué saluant un public pantois, sans encore bien saisir ce qu’il vient de réaliser
Après l’épique, le tragique, le destin de Lady MacBeth revisité dans son programme Lady M, par Marc Ducret, aussi grand lecteur qu’il est guitariste et compositeur. Ayant déjà écrit à deux reprises sur ce programme dans ces pages en me répétant quelque peu, et l’heure de mon train approchant en gare de Marseille, je m’autorise à reprendre la chronique du disque parue dans notre édition papier qui résume assez bien tout ce qu’il me faut dire sur ce spectacle, à ceci près qu’il a gagné en élan, avec une implication que l’on sent enthousiaste des instrumentistes, et celle particulièrement frappante hier des deux chanteurs, comme si, plus que dans les précédentes représentations auxquelles il m’a été donné d’assister, ils s’étaient totalement approprié le propos du compositeur.
Dans Jazz Magazine, à propos de “Lady M” paru chez Illusions (L’Autre Distribution), j’écrivais donc ceci :
Depuis “Qui parle ?” (2003), Marc Ducret n’a cessé de mettre à l’épreuve son rapport à la littérature, fruit d’un héritage familial qui s’est heurté de plein fouet à son adolescence musicale. Avec le polyptique “Tower-Bridge”, il s’était livré à une transposition orchestrale des techniques narratives de Nabokov. Avec “Lady M”, il se confronte au propos dramatique même, en empruntant à Shakespeare un corpus de monologues de Lady McBeth distribués à un contre-ténor et une soprano, pour une triple variation qui voit s’épaissir la damnation du personnage. L’art lyrique est ici l’occasion de relier l’expression mélodique du guitariste à ce qu’elle retient de la fréquentation du répertoire “classique” du XXème siècle. Plus encore, la réussite est ici d’avoir su, en évitant tout hiatus et sans céder au métissage passe-partout, rassembler l’expérience du rock, du jazz, de la virtuosité instrumentale, de l’improvisation libre, fléchée ou conceptuelle dans une écriture orchestrale magistrale. On pense aux relectures de Joyce par André Hodeir, le jazz ne servant cependant pas ici de dogme, mais d’acquis combiné à d’autres en un alliage d’une irréductible cohésion. Ce qui n’est rien dire des complices réunis :
Léa Trommenschlager (chant soprano), Rodrigo Ferreira (chant contre- ténor), Sylvain Bardiau (trompette), Samuel Blaser (trombone), Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset), Liudas Mockunas (sax soprano, clarinette contrebasse), Régis Huby (violon), Bruno Ducret (violoncelle), Joachim Florent (contrebasse), Sylvain Darrifourcq (batterie, electronique), Marc Ducret (guitares électriques, électronique, composition). Franck Bergerot