La fondatrice du New Morning parvenue à son crépuscule
Elle avait ouvert le New Morning en 1981 et en avait fait très le haut lieu du jazz parisien. Eglal Fahri (ci-dessus avec Dizzy Gillespie) est morte hier soir à l’âge de 97 ans.
Les dernières fois que nous l’avions croisée au New Morning, l’âge n’avait en rien altéré la fière allure de cette élégante et discrète personnalité. Née et grandie au Caire, réfugiée à Genève en 1967, parvenue au terme d’une carrière de journaliste, elle s’était inventé ce nouveau métier de directrice de salle à l’approche de la soixantaine. Tout avait commencé à Genève en 1976, lorsque ses fils Daniel et Alain, firent d’une usine une salle de concert à la façon des clubs new-yorkais. Le succès de ce premier New Morning, Madame Fahri décide alors de le transposer à Paris. La première affiche annonce un gala d’ouverture avec Richie Havens, les 3 et 4 avril 1981 puis, les jours suivants, les quartettes de Ron Carter, Chet Baker, Martial Solal et Lee Konitz… Des concerts annulés, par les contrôles de sécurité. La véritable ouverture se fait avec les Jazz Messengers d’Art Blakey, le 16 avril. Y étais-je ? Je ne me souviens plus vraiment, tant me fut racontée cette première soirée où l’on se pressait pour entendre le nouveau prodige de la trompette, Wynton Marsalis. Peut-être, chroniqueur en culotte courte, m’étais-je fait refoulé, parce que j’ai un souvenir très précis de l’entrée. Qui aurait pu deviner que, derrière cette médiocre porte d’entrepôt, se tenait un concert du grand Art Blakey ?
Je ne tarderai de toute façon pas à découvrir ce lieu obscur à l’allure de hangar, que seul viendrait plus tard décorer une exposition permanente de dessins et photographies. Rien pour distraire de ce qui seul importait, la scène et la musique qui s’y jouait. Je me souviens d’y avoir très vite vu Stan Getz nous versant directement à l’oreille le miel de sa sonorité en s’éloignant du micro, Steve Lacy et George Lewis au sein de l’orchestre de Gil Evans, Chet Baker toujours aux extrêmes dans ses hauts et ses bas, l’upercut des premières notes de Pendulum en début d’un concert de Quest, quelques années plus tard un tout jeune Bojan Z qui, tout juste débarqué de la Yougoslavie en guerre, venait de s’inscrire au Cim, nous arrachant, Alain Guerrini et moi, à nos conversations de bar par un époustouflant solo sur Giant Steps, le quintette d’Erik Truffaz avec Maurice Magnoni pour son premier concert parisien et, lors de l’un de ses derniers, le vieux Jim Hall, entre deux morceaux de sa musique plus juvénile que jamais, vilipendant la politique de George W.Bush et remerciant la France de s’être opposée à la guerre en Irak… Mais à quoi bon énumérer les programmes, chacun avait son New Morning et chacun y avait ses souvenirs particuliers, parce qu’au 7-9 de la rue des Petites Ecuries, il y en avait pour tous les goûts. Frédéric Goaty, tout jeune assistant à Jazz Magazine, se souvient d’y avoir conversé avec Miles Davis sur le tournage de Dingo et d’avoir compté parmi les privilégiés qui assistèrent aux fameux concerts-surprise de Prince, sans oublier la découverte des Five Elements de Steve Coleman. D’autres y ont pris leurs habitudes pour le blues, la soul, le hip hop, le rock, la world music, la programmation ayant élargi ses bornes esthétiques au fil des années.
Depuis 2010, Catherine Fahri avait pris le relai de sa mère, mais le souvenir de Madame Farhi exerçait et exercera encore longtemps son charme sur ceux des spectateurs qui avaient remarqué son sourire joyeux, et sur les musiciens qui étaient ses amis. Franck Bergerot