Sylvain Rifflet à la corde avec l’OSB
L’OSB, tel qu’on l’appelle désormais, sous l’impulsion de son administrateur Marc Feldman, clôturait hier à l’Opéra de Rennes son premier festival de jazz symphonique “Ça va jazzer”, par la reprise du programme “Re Focus” de Sylvain Rifflet. Jazzmag y était.
Tout récemment labelisé “Orchestre national en région”, l’Orchestre symphonique de Bretagne est en pleine cure de rajeunissement depuis que Marc Feldman en est devenu l’administrateur. Ce New-yorkais diplômé de l’Ecole normale de Paris, ancien compagnon d’Ars Nova, premier basson de l’Orchestre national de Lyon, démissionna de l’Orchestre Metropolitana de Lisbonne en 1997 pour rejoindre le Centre culturel de Banff lorsqu’il prit conscience de l’épuisement du monde symphonique et de son public. Sollicité par Miguel Angel Estrella pour jouer au sein de son Orchestre pour la Paix, il s’y découvre une vocation d’administrateur qui l’incite à reprendre des études, exerce comme directeur exécutif de l’orchestre philharmonique de Sacramento, puis débarque à Rennes en 2011 pour prendre la tête de l’Orchestre symphonique de Bretagne, jouant sur les deux tableaux, économique et artistique, développant le mécénat privé d’une part avec le soutien du cercle de mécènes Symphonia, l’ouverture artistique d’autre part. C’est au travail de précédentes collaborations avec le saxophoniste et compositeur Guillaume Saint-James (création de Mégapolis pour sextette de jazz et orchestre symphonique en 2013, Brothers in Arms avec Chris Brubeck autour des commémorations du débarquement de 2014, concerto pour accordéon Sketches of Seven avec Didier Ithursarry en 2016, Black Bohemia en hommage à Jim Europe et aux Hellfighters avec Branford Marsalis en 2018) que nous avons commencé à prêter attention à ce bain de jouvence de l’OSB et, si l’appellation “Ça va jazzer” a un petit côté infantilisant dont la réputation du jazz se serait bien passé, et si le langage symphonique est pour le jazz un terrain sérieusement miné, ce festival de jazz symphonique lancé cette année avec Naïssam Jalal et Sammy Thiébault pour le concert du 24 octobre et Sylvain Rifflet le lendemain, ne pouvait pas nous laisser indifférent.
Certes, ce “Re Focus” enregistré et publié sur disque il y a déjà deux ans ne date pas d’hier. Or, je dois avouer que submergé par la très grosse centaine de CD qui nous sont envoyés chaque mois, j’avais oublié celui de Sylvain Rifflet sous l’une des piles qui s’effondrent périodiquement sur mon bureau lorsqu’elles atteignent leur taille critique. Aussi, ai-je sauté sur l’occasion lorsque j’ai reçu le programme de l’OSB et découvert que Re Focus était repris à une heure et demie de TGV de Paris, une petite demie heure de plus que mon trajet quotidien pour me rendre chaque jour aux bureaux de Jazzmag (et qui s’est avéré être juste le temps dont j’avais besoin pour rédiger mon compte rendu du concert de la veille : Nicolas Folmer au Bal Blomet dans le cadre des Jeudis de Jazz Magazine). Arrivé dans cette salle de l’opéra de Rennes, entre les deux placements qui me furent proposés, soit le premier balcon, soit le premier rang, j’ai opté pour la seconde option qui m’a amené au pied du saxophone, dans l’axe au pavillon et au plus près des cordes, quitte à faire injure à la sonorisation très juste de Céline Granger que j’avais pu apprécier dans le Lady M de Marc Ducret au Pan Piper. Mais ce n’est pas tous les jours que j’ai l’occasion d’entendre cette belle matière qui naît sous l’archet, alors autant s’y immerger.
Quant à Sylvain Rifflet, c’est l’une des plus belles sonorités de saxophone qui se puisse entendre en France aujourd’hui et elle était la première motivation à mon déplacement. Quant au projet Re Focus, j’en avais quelque peu oublié la nature, et ne l’avais peut-être même jamais sue, prenant place en toute candeur, si ce n’est ma connaissance du “Focus” de San Getz et Eddie Sauter. J’en retrouverai quelques souvenirs dans l’élan des premiers traits de Night Run faisant écho au fameux I’m Late, I’m Late de l’original. De même que je retrouverai dans le timbre de Rifflet ce mélange de suavité et d’énergie qui faisait le puissant charme de Getz. Mais de même que Rifflet est parti du saxophone de ce dernier pour se l’approprier, l’amener sur son terrain, l’apprivoiser et le plier à ses propres caprices de musicien né un demi siècle plus tard (cinq décennies et plus au cours desquelles d’autres figures et d’autres imaginaires ont pu venir peupler son panthéon, d’Ornette Coleman à Joe Lovano, de John Surman à Louis Sclavis…), de même parler d’“original” à propos de “Focus” en regard de “Re Focus” qui n’en serait qu’une remake, était dans les lignes qui précèdent un abus de langage.
Et du siège où j’étais installé, j’ai pu jouir du spectacle formidable offert par le travail saxophonistique et musical, la beauté de la colonne d’air à gorge déployée, le travail de la cavité bucale sous la mobilité du masque, les respirations, la discrète pratique du souffle continu – l’air de rien et non pas comme un effet, mais au profit d’une plus grande liberté dans le découpage des phrases –, et donc les techniques d’émission et d’articulation en ce qu’elles constituent une plastique du timbre, de l’intonation et de la phrase, la limpidité des tenues et leur étranglement, la lisibilité des “rapides” et leur soudain “tourbillons”, le tout au profit d’un lyrisme mélodique et purement sonore en constante relation avec le discours orchestral. S’il en est l’auteur, c’est avec la complicité de Fred Pallem pour l’arrangement dans une belle conscience du potentiel de l’effectif réuni, en terme d’étoffe, d’énergie, de dynamique, d’épanouissement harmonique, de déploiement mélodique, évitant bien les avatars courants du jazz dit symphonique (et de l’usage des cordes dans les musiques de variété) qui sont le tartinage, la redondance, le trop plein, l’emphase, la banalité ; sans jamais tourner le dos à une certaine tradition post-romantique mais sans jamais s’y embourber… le tout dynamisé par la direction de Mathieu Herzog, fidèle à ces partitions qu’il porte depuis leur création sur disque.
Soudain, une mélodie s’élève que je connais par cœur. Mais quelle est-elle ? Une vieille mélodie irlandaise ? Un cantique des origines ? Renseigné à l’issue du concert, j’en retrouve le titre : Une de perdue, une de perdue, petite ritournelle élégiaque imaginée par Pallem et que j’entendis il y a vingt ans lors de la création de son Sacre du tympan.
Mais tout ceci n’est rien dire de la présence du contrebassiste Florent Nisse dont la profondeur de timbre, l’assise et la faculté d’initiative inscrivent définitivement ce programme dans la tradition du Grand Jazz à laquelle fera insulte ce soir sur France 5 la nature de la cérémonie de remise des Victoires du jazz (dénoncée entre deux morceaux par Sylvain Rifflet qui en démissionna du comité artistique aussitôt qu’il en découvrit le projet) et celle de Guillaume Lantonnet qui, passant de la batterie au vibraphone, tire de son grand clavier à mailloches des timbres et des propos d’une subtilité inouïe en parfaite sympathie tant avec l’orchestre qu’avec le soliste principal.
En rappel, un autre chef d’œuvre mélodique, The Peacocks de Jimmy Rowles (cher aux jazzfans depuis la version que le compositeur-pianiste en donna avec Stan Getz) et dont Rifflet offre une version hallucinée, s’accompagnant d’une espèce de petit guide chant à soufflet qu’il actionne du pied. Un extrait de son nouveau projet “Troubadours” avec lequel il assure ainsi la transition. Franck Bergerot (photo © Sylvain Gripoix)