Jaimie Branch au Jazzdor — entre apocalypse et utopie !
Elle est montée sur scène, bonnet sur la tête et ample jogging noir aux motifs graphiques, a fait baisser les lumières jusqu’à atteindre une pénombre confortable propice aux rapprochements, a invité le public au recueillement, à la concentration, à “respirer ensemble”, puis s’est lancée dans un long blues hypnotique et vénéneux, profondément ancré dans le temps par la grâce gestuelle de la batterie tellurique de Chad Taylor. Éructant d’une voix forte aux accents de prêcheur une improbable et ironique prière pour l’Amérique, tandis que Lester St Louis au violoncelle et Jason Ajemian à la contrebasse généraient un bouillonnant creuset de matières et de rythmes entremêlés d’une richesse de timbre et d’une puissance pulsative irrésistible ; s’emparant de sa trompette pour, dans le prolongement de son discours militant, déchirer l’espace sonore de stridences expressionniste réveillant les fantômes de Lester Bowie, Olu Dara ou Baikida Caroll — Jamie Branch venait de happer l’auditoire pour ne plus le lâcher, l’embarquant dans un long périple intime aux allures de cérémonie cathartique, bouleversant d’humanité cabossée. En une série de thèmes enchâssé sous forme de suite sinueuse et informelle, alternant ritournelles naïves pulsées de grooves ethniques réinventés à la manière de Don Cherry à d’intenses plages abstraites mettant en valeur la richesse de la palette sonore de cette formation organique à l’instrumentation aussi séduisante qu’originale, Jaimie Branch a livré dans ce concert dense, peuplé, vécu, partagé, généreux, toute l’étendue de son talent d’instrumentiste nourri au free jazz de Chicago, mais surtout révélé l’urgence intime et la profondeur, autant émotionnelle que politique, de son geste créatif. “Je crois que les sons que l’on emprunte et que l’on fabrique reflètent à la fois le monde dans lequel nous vivons et celui que nous fantasmons. Faire de la musique c’est aussi créer collectivement son propre environnement, une sorte de monde idéal dans lequel on a envie d’évoluer…” — nous confiait-elle récemment lors de son passage à Paris. A la fois tourmentée et solaire, combattive et insidieusement dépressive, la musique intensément dramatique que nous a proposée Jaimie Branch ce soir à Strasbourg, suggère à la fois l’imminence de l’apocalypse à venir et l’utopie d’un autre monde dont le jazz avec ses valeurs de liberté et de partage demeurerait in fine le modèle idéal.
Stéphane Ollivier