Monte Carlo: Quand Herbie joue et danse
Herbie Hancock vient de terminer la balance. Pénètre alors Marcus Miller sur la scène. Salut, embrassades et souvenirs évoqués sous la coupole de l’Opera Garnier. Le bassiste a reçu en début de semaine une distinction, chevalier de la culture de Monaco des mains de la Princesse de la Principauté. Pourtant l’échange d’infos effectué dans une ambiance de plaisanterie un tantinet potache porte sur un tout autre sujet: la liberté que donne sur scène le fait de pouvoir bouger avec son instrument…
Snarky Puppy: Mike League (elb), Keita Ogawa (perc), JT Thomas (dm), Chris McQueen(g), Shaw Martin, Bobby Sparks (cl), Justin Tanton(tp, cla), Michael Malher (tp, fl), Chris Bullock (ts, fl), Zach Brock (vln)
21 novembre
Quinze années d’existence. Et quelques deux mille concerts au compteur selon les comptes de son leader qui a désormais élu domicile en Catalogne! Le groupe fonctionne toujours sur le triangle basse-batterie-percussion. La base, le substrat permanent d’un matériau musical que Snarky Puppy déroule telle une machine réglée au quart de tour sur une piste de vitesses étudiées, d’accélérations, de ruptures, de breaks et d’accentuations toutes mesurées. Maîtrisées. Pour qui a eu le privilège de voir Frank Zappa et ses Mothers en concert, le parallèle de la structure orchestrale est parfois frappant, jusque aux postes de combat: cuivres, claviers, violon… Chaque instrument utilisé en mode développement solo vient ajouter des couleurs ou des crêtes â ces reliefs orchestraux naturels. Les longues pièces (Coven) découpées en escaliers sont marquées de moments très rythmiques. Elles culminent dans des chorus de sax, trompette, guitare voire Moog (jeu sur les hauteurs de sons) ou synthé. L’écriture s’avère très serrée, très dense excluant parfois quelques moments de respiration. Amateurs de silences monkiens, s’abstenir ! Pas facile pour certains d’y rentrer. Pourtant dans le mouvement impulsé (Xavi) une partie du public, jeune à l’évidence, conquis, manifeste bruyamment son adhésion dans les ors du Palais Garnier monégasque. La longue montée, texture instrumentale de plus en plus fournie, guitare glissant sur un bottleneck électrisant, duo de percussions claquant comme autant d’explosions cuivres/peaux a fait son effet. Quand l’improvisation déclenche enfin, au bon moment, de la surprise…
Eli Degibri (ts, ss), Tom Oren (p), Tamar Shmerling (b), Eviatar Slivnik (dm)
Une attitude, une sonorité, une sorte de sceau musical imprimé au bout du pavillon de son saxophone ténor. Éli Degibri reste néanmoins un musicien peu connu en Europe. Certains l’auront peut-être entendu dans une des formations d’Herbie Hancok auprès duquel il s’est produit deux ou trois ans fin des années 90. Sans garder de souvenir prégnant. Le saxophoniste s’affiche pourtant marqué par une envie de jouer évidente: ainsi en milieu d’après midi, le check sound donne lieu à un véritable…concert. Chaque morceau se trouve visité, fouillé, joué d’une intensité, d’un engagement total de la part du leader -au sommet d’un chorus il se retrouve même à genoux sur la scène, le sax soprano tendu vers le plafond à dorures et cristal de l’Opéra Garnier. Car le musicien israélien originaire de Jaffa manie le soprano également, justesse, articulations fines, placement des phrases en accord avec la mélodie. La bonne surprise du premier week end du festival, la découverte digne d’intérêt. Tout au long du concert il communique son énergie à tout le quartet, avec un souffle de sax tendu, puissant en tête de gondole. Un répit, une accalmie le temps d’une ballade « dédiée à mon manager Ziv » puis au coeur du concert, un thème débute en trio avec juste la rythmique en appui. Le temps d’une montée en tension jusqu’á un solo brûlant du ténor. Vient alors le piano pour se joindre à la fête. Rebelote pour un chorus terrible via un clavier parti en folie. Le trio qui accompagne Eli Degibri présente de jeunes musiciens israéliens vivants à New York. Le final pris sur un standard, Like someone in love, basé sur une musique de Bach leur offre un espace pour démontrer leur savoir faire. Exercice de style pour le pianiste en particulier, Tom Oren, aussi à l’aise sur la séquence introductrice classique que dans la transcription postérieure dans le monde de l’impro jazz. Avec chez lui, au delà de la technique évidente, une bonne dose de feeling, svp…
Herbie Hancock (p, cla), James Genius (b), Lionel Louke (g), Justin Tyson (dm)
22 novembre
Opéra Garnier
Du Herbie tel le label personnel qu’il se plaît désormais à afficher. Du Hancock, de son histoire de jazzman et pas que, du passé et du présent de ses musiques en résumé deux heures durant. Comme quoi Herbie Hancock joue maintenant ce qu’il a envie comme il en a envie. Sans en faire trop ou pas assez, sans se livrer à trop de démonstration non plus. Avec dans l’exécution un plaisir évident. Une force tranquille. À Londres, Paris, Lyon, Toulouse comme à Monte Carlo dernières étapes en date de son périple européen de l’automne. En quartet ou en quintet puisqu’aussi bien, s’il faut en croire son management, la volonté tardive de sa part de s’adjoindre une flûtiste s’est heurtée in fine à des engagements autres prévus de longue date pour cette dernière…
Ainsi commence le set sur les planches fort spacieuses du « Palais Garnier » made in Monaco. Un grand flux de sons mélés, cocktail de signaux instrumentaux plus ou moins définissables, naturels, électriques, numériques. Eclectiques. Quand soudain jaillissent quelques accords de piano caractéristiques du bonhomme, plantés frais au centre du clavier. Oui mais ça ne dure pas forcément longtemps…Il imprime sa marque par touches successives sur un groove ronflant batterie/basse projetté épais à haut volume. Difícile dans ce déroulé du set de distinguer les détails, les finesses de la mise en place. Herbie Hancock laisse pourtant à Lionel Loueké, « le seul guitariste à être capable de jouer à un tel niveau » à son avis, beaucoup d’espace en matière de liens harmoniques ou de développements en tant que soliste. Le passage peut-être le plus remarquable justement, intervient pour le guitariste laissé seul, guitare et voix entrelacées sur des mélodies imprégnées d’Afrique (Phoelnix) Retour vers l’histoire, bref mais intense lorsque retentissent les mesures introductives cultes chez les jazz fan: Canteloupe Island, petites vagues d’accords souples, parfumés Herbie, mille fois jouées. Donc qui restent imprégnées dans le cerveau. Épisode, un peu nostalgique, de transition. Vient la conclusion sur Chameleon, autre hit funky Hancock en en diable. Occasion pour le pianiste de saisir un clavier, mobile celui là, synthé porte en bandoulière dont il fut dans années 80 déjà un des premiers protagonistes. L’après midi, à l’occasion de la balance cet instrument singulier avait donné l’occasion d’une conversation, d’échanges de propos et de souvenirs à lors de retrouvailles entre Herbie et Marcus Miller. Moments de plaisanteries, de rires francs entre les deux ex-compagnons de Miles concernant « le fun de pouvoir bouger sur scène avec son instrument ! » Bouger justement, faire danser et claquer des mains un public qui n’attendait que ça, tel fut avec son piano à bretelles du XXI e siècle l’intention, puis la réalisation immédiate en conclusion du concert monégasque. À 80 ans Herbie Hancock dansait sur scène à Monaco, volubile, rieur, ravi du climat produit avec son instrument entre les mains…
Robert Latxague